Journal de la Marine marchande: Vous avez exercé plusieurs métiers dans la filière maritime depuis armateur en passant par vice-président de l’Emsa, et la création du Cluster maritime français. Vous avez eu de nombreux mandats que vous avez aujourd’hui volontairement laissés. Vous avez été reconnu l’an passé comme une personnalité internationale du maritime par nos confrères du Lloyd’s List, est-ce que pour autant vous avez fait le choix de vous placer en retrait de cette industrie maritime?
Francis Vallat: Vous avez raison, j’ai eu l’occasion d’exercer plusieurs métiers dans la communauté maritime, dont je continue d’être un acteur, mais à une place plus distanciée qui est la mienne maintenant. Ce monde me passionne depuis maintenant 47 ans. Aujourd’hui, j’exerce mon action d’une manière différente. Après avoir créé le Cluster maritime français (CMF) et co-créé le Cluster maritime européen, j’en ai été président pendant environ 10 ans pour l’un et 13 ans pour l’autre. Puis j’ai dans les deux cas décidé de passer la main afin qu’il y ait du sang neuf. Dès lors que j’ai trouvé le successeur approprié pour le poste, j’ai laissé mes mandats.
Ce fut le cas pour le Cluster maritime français quand mon ami Frédéric Moncany de Saint-Aignan m’a succédé en 2015. C’est fut aussi le cas pour le Cluster maritime européen pour lequel j’ai trouvé un successeur efficace, et que j’ai quitté au mois d’octobre 2017.
J’y conserve seulement (et à titre amical) les activités que les présidents actuels m’ont demandé de suivre. Ainsi, pour le CMF, je suis toujours en charge des questions relatives aux grands fonds marins. De plus, je continue à être mobilisé ponctuellement sur certains dossiers à la demande soit du président soit d’acteurs divers, mais toujours en transparence et avec l’accord du président du CMF.
Mon engagement principal aujourd’hui porte sur SOS Méditerranée. J’ai commencé à apporter mon soutien à cette organisation en 2015 et j’en suis devenu président en mars 2016. En prenant ce mandat, je suis d’ailleurs un peu revenu à mon métier d’origine puisque cette association est « armateur disposant » d’un navire, l’Aquarius, qui a permis le sauvetage de 27 000 personnes depuis qu’il est sur zone.
JMM: Quels ont été les critères de recrutement dans le cadre de votre recherche pour de nouveaux présidents des clusters maritimes?
F.V: Je cherchais d’abord une personne issue du monde professionnel maritime. Il fallait aussi que cette personne, par ses qualités humaines et de dirigeant, puisse être rapidement appréciée par les secteurs maritimes où elle n’était pas vraiment connue. Je cherchais aussi une personne à l’esprit ouvert, convaincue de la nécessité du développement durable, et qui s’engage et s’investisse totalement dans sa mission.
Enfin, il fallait que cette personne soit convaincue qu’il n’y a pas de meilleur choix pour le monde maritime que de fédérer inlassablement les forces de cette filière en les faisant dialoguer en permanence.
JMM: Le monde maritime a beaucoup évolué au cours des dernières années. Vous avez suivi ces changements comme un acteur. Quelle est votre analyse aujourd’hui de l’état de la filière et de sa capacité à construire un avenir?
F.V.: Il existe un bel avenir pour le monde maritime. Aujourd’hui plus que jamais. Et cela s’applique aussi bien aux activités maritimes traditionnelles à savoir la pêche, ou encore tout ce qui gravite autour du navire, comme la construction navale, l’assurance maritime, la classification, la réparation, les formations d’officiers, etc. Car même si demain il se produit des restructurations de flotte et des changements de modèles économiques, la mondialisation est irréversible et l’outil en est le navire. Et à la tonne transportée, le maritime est le mode de transport le moins polluant, ce qui correspond aux exigences en matière de développement durable, même si naturellement il faut encore progresser.
Les métiers nouveaux et émergents ont aussi un avenir brillant dans notre pays. Ces métiers peuvent certes connaître des à-coups de hausse et de baisse mais, sur le long terme, ils ont un avenir indéniable. Je pense ici aux énergies marines renouvelables, à la désalinisation, aux biotechnologies, à l’aquaculture, aux richesses des grands fonds…
Pour les activités maritimes en général, un élément de contexte essentiel est que le couple maritimisation-mondialisation est lancé et ne s’arrêtera pas de sitôt. Nous constatons d’ailleurs que les enjeux du siècle portent principalement sur le maritime tant du point de vue du commerce que de la défense. Les océans sont l’avenir de la Terre et représentent un enjeu incroyable pour le futur, comme le confirme en fait la multiplicité des accords ou des tensions en cours, ou en train de se dessiner, les concernant.
En fait, je suis certain que le XXIe siècle sera le plus maritime de l’histoire de l’humanité, encore plus que le siècle des grandes découvertes.
JMM: Quel regard portez-vous sur l’état actuel de l’industrie maritime au niveau national?
F.V.: La crise de 2008 a été féroce. Nous avons constaté des contractions importantes dans de nombreux secteurs terrestres. Dans le maritime, nous avons vu le nombre d’emplois se réduire « seulement » de 320 000 à 300 000. Mais, dans le même temps, nous avons aussi vu la productivité progresser, comme en témoigne le passage (selon les chiffres du CMF) de 50 Md€ de valeur de production à largement plus de 70 Md€ aujourd’hui. La crise a de fait révélé la capacité de résilience et le dynamisme de l’économie maritime en France, d’autant plus remarquable que tout cela s’est fait sans subventions ou autres interventions. Si bien qu’aujourd’hui le « maritime français » est clairement dans le peloton de tête des secteurs maritimes mondiaux.
Quelque part le succès du Cluster maritime français, qui rassemble les professionnels et cherche à stimuler les synergies, illustre ce constat auquel il n’est probablement pas tout à fait étranger.
Enfin je crois pouvoir dire que le secteur maritime français est réellement convaincu que l’avenir passe par le développement durable. Il travaille effectivement en cherchant à coordonner les deux termes de développement et de durabilité. Il a définitivement pris conscience que la mer est un monde limité. Les armateurs français sont par exemple parmi les plus actifs au monde en matière de protection de l’environnement, et s’il n’y avait eu qu’eux, le transport maritime aurait été inscrit dans la COP21. C’est plus qu’un signe, que ne refusent d’ailleurs de voir que les écologistes extrémistes, les seuls que je redoute car ils voudraient sauver la planète contre l’homme, alors qu’il faut la sauver avec et pour lui!
JMM: Et au niveau international, pensez-vous que le maritime jouera encore un rôle prépondérant?
F.V.: La crise est en train de s’effacer même si elle ne l’est pas tout à fait ici ou là. Il existe aujourd’hui une conscience aiguë, au niveau mondial, de l’importance du maritime. Le fait que la mer est l’avenir de la Terre et de l’humanité est intégré, comme en témoignent par exemple les négociations qui démarrent à New York pour compléter la convention de Montego Bay sur le droit de la mer, en particulier en haute mer et pour que les océans soient à la fois exploités et protégés. Oui je suis optimiste. Le sens de l’Histoire souffle dans le sens d’un développement maritime à la fois fort et contrôlé.
JMM: Nous fêtons l’anniversaire des 40 ans du naufrage de l’Amoco-Cadiz. Pensez-vous qu’au cours de ces quatre décennies, la sécurité maritime ait fait des progrès?
F.V.: Je répondrais à votre question en tant qu’ancien armateur mais aussi comme représentant de la France à l’agence de sécurité maritime européenne (Emsa) dont j’ai été vice-président pendant six ans.
J’ai un regard particulier sur cette question de la sécurité maritime. Quand j’ai terminé ma carrière d’armateur, j’étais persuadé que la complaisance gagnerait le combat. Aujourd’hui, je suis convaincu que c’est la qualité qui va gagner finalement. Un des signes est que le terrorisme intellectuel a changé de camp. Autrefois, les opérateurs, sous la pression des « mauvais », ne parlaient dans tous les colloques que du défi de la nécessaire réduction des coûts. Actuellement, les premiers sujets abordés en général sont la qualité, la sécurité et l’environnement. Et tellement de choses ont progressé depuis deux décennies! Il existe de nombreux exemples. Lorsque j’étais président de l’Institut français de la mer, Corine Lepage disait partout que jamais les armateurs (hormis les bons, et encore!) ne cesseraient les dégazages. À l’époque, nous avions des dizaines de dégazages ou déballastages par semaine. Aujourd’hui, dans les eaux françaises, nous en avons trois ou quatre par an et ils font l’actualité.
La combinaison de l’augmentation des moyens de contrôle et de détection, la spécialisation de trois tribunaux (Brest, Le Havre, Marseille) et l’alourdissement des sanctions nous ont permis de gagner le combat en faveur de la sécurité maritime, par une vraie volonté politique et avec le soutien des armateurs de qualité. Et quid des Paquets Erika 1, Erika 2 et Erika 3, de l’amélioration de l’indemnisation des victimes (les fonds supplémentaires Fipol), des nouvelles règles en matière de contrôle des navires anciens, des évolutions technologiques comme les doubles-coques (même si on peut la contester), de la lutte contre les comportements de complaisance y compris à l’OMI, ou encore du renforcement des contrôles de l’État du port? Tous ces dispositifs – et bien d’autres – démontrent le travail que la Commission européenne, stimulée par Loyola de Palacio, et enfin soutenue par les gouvernements européens – avec bien souvent le soutien d’acteurs français (dont l’IFM) – a fait en faveur d’une plus grande sécurité maritime. En fait, moi qui suis ancien, je peux vous dire que nous avons changé d’ère par rapport à la situation désastreuse d’il y a quelques décennies.
JMM: Nous entendons beaucoup parler de sécurité maritime mais cela ne prend pas toujours en compte l’aspect social de cette industrie qui a parfois été mis à mal. Existe-t-il un corolaire entre amélioration de la sécurité maritime et des conditions sociales?
F.V.: Il n’existe de toutes façons pas de bons navires avec un mauvais équipage, et de bons équipages avec un mauvais armateur. La pression croissante de la qualité (visible évidemment dans l’évolution des conventions internationales), combinée avec l’augmentation de la taille et de la sophistication des navires (beaucoup plus chers et nécessitant un personnel fiable) a joué. En Europe, nous avons environ 500 000 marins dont 40 % européens. On peut dire qu’ils sont dans l’ensemble bien traités socialement même si, naturellement, il peut y avoir des bavures et des moutons noirs de plus en plus surveillés et sanctionnés.
Au sein de cette Europe, la France peut, elle, s’enorgueillir d’avoir un pavillon qui est, chaque année, classé parmi les tout meilleurs au monde. Cela ne s’acquiert pas sans une vraie qualité sociale, et c’est une fierté.
Au niveau mondial, il reste hélas des navires ventouses, des armateurs voyous, des poubelles, des équipages traités scandaleusement, en particulier dans les zones moins contrôlées que la nôtre, mais néanmoins la tendance vertueuse est globalement irréversible, même s’il y a toujours des accidents voire des scandales. Aussi parce qu’aujourd’hui, c’est devenu l’intérêt de beaucoup plus d’armateurs qu’autrefois, de veiller à ce que les mauvais opérateurs soient durement sanctionnés et cessent leur concurrence déloyale.
JMM: Vous êtes président de SOS Méditerranée. Craignez-vous de voir votre mission traîner en longueur dans le temps? Et comment travaillez-vous?
F.V.: SOS Méditerranée est exclusivement dans le sauvetage. Nous ne sommes pas une association légitime pour parler des solutions à la crise migratoire. Ça n’est pas de notre compétence. C’est, ou plutôt, ça devrait être celle des politiques, qui doivent affronter ce problème en face.
Notre organisation est très professionnelle. Nous avons, en France, 14 personnes travaillant en permanence à terre et de 150 à 200 bénévoles nous aidant à collecter des fonds (30 000 donateurs en deux ans). Mais « surtout » nous avons à bord de notre navire, l’Aquarius, un peu plus d’une trentaine de personnes en permanence (équipage, sauveteurs brevetés, personnel médical, logisticien et deux ou trois passagers presse/photo).
À titre personnel, je suis convaincu que ce problème des flux migratoires va durer, que la vraie solution est à trouver dans les pays sources et que cela prendra une génération au moins. En attendant, il faut obtenir la définition d’une stratégie globale européenne (l’Europe est naturellement le niveau pertinent) à tous les niveaux: à long terme, moyen terme et court terme. Or, jusqu’à ce jour, l’Europe a mis en place des mesures ponctuelles mais sans effort de recherche d’une vraie stratégie. Notre discours est simple. Il faut que les politiques se bougent plus sur ce sujet. Et si les solutions à trouver sont complexes et prendront du temps, ce que je ne contredis pas, c’est d’autant plus important de s’atteler à cette tâche dès aujourd’hui pour commencer à élaborer et appliquer des solutions.
Le sauvetage, lui, ne se discute pas. La solution ne peut pas être en effet de laisser mourir des milliers de personnes à notre porte parce que nous ne savons pas comment faire. Nous avons passé le cap des 50 000 morts à notre porte depuis le début de la crise. Et surtout, je pense que si nous laissons se noyer ces migrants, nous courons le risque de noyer nôtre âme avec! En perdant au passage notre crédibilité et notre identité fondées sur les valeurs humanistes que nous affichons (qu’on les appelle européennes, démocratiques, républicaines…).
Enfin, je souligne que c’est l’insuffisance de réponse institutionnelle de l’Europe, (manque de navires d’État), qui fait que nous sommes présents en mer, y assurant 40 % des sauvetages.
JMM: Pensez-vous que les différents gouvernements européens soient timorés face à ces flux migratoires?
F.V.: En effet! Ce problème est tellement énorme, pour les migrants mais aussi demain pour nos enfants si rien n’est fait, qu’il devrait être sur le haut des dossiers prioritaires européens, ce qui dépend pour beaucoup de la volonté des États. Et on peut aussi s’indigner de la façon dont l’Union européenne (la « Communauté » européenne) est scandaleusement lâche vis-à-vis de l’Italie, qu’elle laisse quasiment seule en première ligne. Nous manquons à la solidarité européenne, et on a bien vu que le résultat sorti des urnes en Italie est moins dû au problème des migrants lui-même qu’à l’anti-européanisme né l’absence de solidarité des 27 face au problème.
JMM: Vous avez connu plusieurs gouvernements. Depuis bientôt un an, Emmanuel Macron est arrivé à l’Élysée avec un premier ministre havrais. Pensez-vous que ce gouvernement va impulser un nouveau dynamisme politique à la filière?
F.V.: Ce gouvernement est relativement récent et donc la ligne politique maritime n’est pas encore très claire. Néanmoins, la présence au Havre lors des Assises de l’économie de la mer du Premier ministre montre un engagement important. Mais surtout le maintien et le soutien très fort de Matignon au Comité France Maritime sont gage d’espoir pour que de réelles améliorations se produisent et débouchent sur du concret. De fait, le travail commun entre Secrétariat général de la mer et Cluster maritime français est une novation vraiment intéressante et porteuse d’espoir qui vaut le coup d’être soutenue sans état d’âme, et qui suppose que chacun joue le jeu, y compris les administrations. D’ailleurs, des pays voisins, comme l’Espagne, souhaitent créer une « organisation » identique. Ce sont des signaux positifs.
En revanche, il y a des dossiers ou des secteurs où les atermoiements sont vraiment inquiétants. Les EMR, par exemple, où nous sommes dans une incertitude invraisemblable depuis des années, avec des comportements totalement destructeurs de lisibilité, de confiance, de dynamisme. Au niveau portuaire, les discours sont plutôt favorables, mais il faudra juger aux actes et voir les volumes d’investissement consacrés à ce secteur. En fait, c’est un peu comme sur les bulletins scolaires: « progression intéressante, demande confirmation! »
J’ajouterais que le domaine des richesses minérales des grands fonds marins n’est pas assez pris en compte par le gouvernement, même si le Premier ministre y a fait une forte référence aux Assises du Havre, et même si le SGMer s’implique fortement. Je trouve cela dommage parce que nous sommes le seul pays à avoir des champions mondiaux dans les dix phases de travaux à réaliser de l’exploration à la production (avec les compétences pour respecter l’environnement). Alors certes, ça n’est pas tout à fait pour aujourd’hui, mais il s’agit tout de même d’une filière industrielle qui sera demain aussi importante que l’aéronautique ou le nucléaire. Et d’autres pays l’ont compris… qui veulent dialoguer avec nous plus que le font nos propres autorités. Enfin, disons qu’au total je ne rougis pas de l’action maritime de mon pays.
Votre principale source d’inspiration
Victor Hugo « Une force qui va! »
Le métier que vous auriez aimé explorer
Médecin
Votre meilleur souvenir professionnel
Avoir été l’armateur-gestionnaire de la Calypso et être nommé Calypsien d’honneur par Jacques-Yves Cousteau.
Votre pire souvenir
L’incendie à bord d’un des navires de l’armement que je présidais (le Port-Blanc, chargé de super-carburant). Ce sinistre s’est heureusement bien terminé parce que nous l’avions fait équiper d’un système anti-incendie en avance sur les règlements de l’époque. Mais je me souviendrai toujours de l’angoisse pour « mes » marins et de la difficulté des décisions à prendre.
La qualité que vous appréciez le plus chez vos collaborateurs
L’esprit d’équipe et la franchise
Le défaut que vous ne tolérez pas
La petitesse et la suffisance
L’entreprise que vous auriez aimé inventer
La transat anglaise
La citation que vous vous répétez à vous-même
« L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu », La Rochefoucauld