Journal de la Marine marchande: L’Argentine est devenue au cours des années un acteur majeur mondial dans le domaine céréalier. Pourriez-vous nous expliquer en quelques chiffres le volume que représente ce pays et ses marchés de prédilection pour l’exportation de ces céréales?
Olivier Antoine: Le secteur agricole pèse environ 8 % du PIB argentin. Il s’agit d’une des principales ressources du pays. Sur la campagne 2016-2017 argentine, la récolte de grains et d’oléagineux s’est élevée à 123 Mt. Une production qui se réalise sur 33 M d’hectares.
En Argentine, les principales productions céréalières se composent de soja, maïs, blé, tournesol, orge et sorgho. Le soja totalise la plus grosse récolte avec 57 Mt collectées sur la campagne pour une surface arable de 19 M d’hectares. Les fèves sont exportées vers la Chine et l’Asie du Sud-Est quand les tourteaux partent principalement vers l’Europe et l’Asie du Sud-Est. Quant aux huiles tirées de la trituration du soja, elles sont expédiées surtout vers la Chine, l’Inde et l’Iran. Le maïs vient en seconde position en volume. Il a totalisé 38 Mt sur la campagne 2016-2017 sur 5,8 M d’hectares. Un produit qui est exporté principalement dans l’hémisphère Sud. Il est destiné aux marchés d’Amérique latine, du Sud-Est asiatique mais aussi vers les marchés africains. Quant au blé, qui a pesé 18 Mt pour une surface cultivable de 5,6 M d’hectares, il est destiné aux marchés d’Afrique et d’Amérique latine. Le tournesol a vu sa récolte 2016 atteindre 3,3 Mt pour une surface cultivée de 1,4 M d’hectares. Les exportations se font surtout sous la forme d’huile et partent sur les deux continents américains mais aussi en Égypte. Le sorgho est entré pour 3 Mt dans la récolte sur une surface de 850 000 hectares et les orges de brasserie ont représenté 5 Mt sur 1,4 M d’hectares.
Comme nous l’avons dit, les exportations sont une partie importante du secteur agricole argentin. Elles ont rapporté près de 30 Md$ par an sur les dernières années. Elles sont très concentrées et signifient une forte dépendance aux marchés internationaux et aux variations. Quand nous examinons plus en détail, nous constatons que, sur les dix dernières années, la Chine, le Chili, le Brésil, les États-Unis et les Pays-Bas représentent à eux seuls le tiers des exportations argentines en valeur.
JMM: Quelles sont les principales régions de production en Argentine et les principales portes de sortie de ces produits?
O.A: La principale zone de production de l’Argentine se situe dans la province de La Pampa. Une province située à l’Est de Bahia Blanca, au cœur de l’Argentine. C’est dans cette région formée de grandes plaines que se retrouve l’ensemble des productions céréalières, oléagineuses et les zones d’élevage. Les productions tendent maintenant à s’étendre vers le Nord et le Nord-Ouest du pays, comme les plaines du Chaco, en direction de Cordoba. Dans ces régions, nous sommes dans une zone extra-pampéenne avec d’autres conditions de sols et de climat.
Pour ces zones de production situées à l’intérieur des terres, les débouchés maritimes se font naturellement le long du fleuve du Paraná. C’est la zone du cluster portuaire de Rosario, appelé Ports Up River Paraná. Le Paraná transporte quasiment 80 % de la production céréalière argentine chaque année. Les ports qui se situent sur la côte Atlantique, Bahia Blanca et Quequen-Necochea, assurent les expéditions internationales. La viande, une production importante en Argentine, et les fruits sont généralement exportés par d’autres ports spécialisés voire par les terminaux conteneurs.
JMM: La logistique portuaire entre pour une grande part dans la capacité d’un marché à exporter ses produits. Les conditions logistiques du pays sont-elles satisfaisantes?
O.A: Dans la logistique, il faut distinguer entre l’amont et l’aval. À l’aval, les choses se déroulent bien. En Argentine, la logistique portuaire est très performante. Elle peut certes s’améliorer mais les ports argentins, notamment ceux de la zone de Rosario, sont parmi les meilleurs ports céréaliers au monde. Les capacités de stockage ont été améliorées, les unités de trituration agrandies et l’ensemble des installations a été modernisé depuis la privatisation dans les années 1990, les rendant parmi les plus efficientes et compétitives au monde.
En amont, concernant le reste de la chaîne logistique, c’est une autre question. La zone la plus productive se trouve dans un rayon d’environ 300 km du port de Rosario. Là, il n’y a pas ou peu de problèmes de transport et de logistique. Le seul inconvénient réside dans les cas d’engorgement pour accéder au port.
Au-delà de ce rayon de 300 km, les choses commencent à se compliquer. Les frais d’approche commencent à s’élever et plus la zone de production s’éloigne, plus le coût du transport s’élève et fait perdre en rentabilité.
Le ferroviaire est très peu utilisé. Soit il a été privatisé, soit il a été abandonné et il n’est plus en état d’usage. En Argentine, le ferroviaire ne représente que 15 % du transport des céréales. Les projets abondent pour rénover le réseau et offrir au secteur une solution efficace et rentable. Le souci, ici, réside dans les inerties politiques argentines. La volonté présidentielle existe sur le papier, la réalité est plus complexe. Entre luttes de pouvoir entre provinces (l’Argentine est un pays fédéral), manque de fonds et priorités électorales, la concrétisation des projets s’éternise parfois un peu.
Quant au transport fluvial, il est vital en Argentine et, de plus, il est performant. La zone portuaire de Rosario, par laquelle sont exportées près de 50 Mt de céréales, se situe sur le fleuve Paraná à quelque 300 km en amont. Les opérations de dragage y sont importantes pour permettre le passage des navires. Depuis 1995, la société Jan de Nul assure le dragage de ce chenal d’accès. Le gouvernement argentin travaille sur une amélioration des chenaux de navigation et un possible approfondissement de ceux-ci pour atteindre 38 à 40 pieds de tirant d’eau (de 11,6 à 12,2 m).
Au-delà de la zone de Rosario, en remontant le Paraná, les profondeurs ne permettent pas le passage de navires. Par conséquent, ce sont des barges, environ 4 000 par an, qui descendent depuis le haut Paraná et le Paraguay pour alimenter les ports de Rosario. Cet axe fluvio-maritime Paraguay-Paraná est la colonne vertébrale du commerce de céréales pour les bassins de production agricole du Nord de la Pampa argentine et des plaines paraguayennes.
JMM: La mise en silo des céréales dans les ports semble faire parfois défaut. Quelles sont les alternatives que les producteurs céréaliers ont prévues?
O.A: Les céréaliers ont recours, lorsque c’est nécessaire, à des silos sacs. Ce sont des boudins de plastique qui permettent de garder près de 200 t de grains dans de bonnes conditions. À l’origine, cet usage s’était répandu chez les producteurs dans les régions éloignées des zones à forte densité d’infrastructures. La frontière agricole a beaucoup bougé ces 20 dernières années vers le Nord du pays où le niveau de développement est moindre.
Dans les ports, cette solution reste néanmoins complémentaire au silo en dur. De manière générale, on peut constater que les infrastructures portuaires sont très développées et performantes.
Maintenant, que ce soit en dur ou en sac, la question de la fluidité du réseau de transport fait débat en Argentine. Lors des récoltes, il n’est pas rare d’assister à des engorgements monstres pour accéder à la zone portuaire. Les grains restent dans les camions jusqu’à réception par l’opérateur au risque de souffrir des pertes de qualité. Un nouveau système a été mis en place cette année pour pallier le problème. Nous attendons les résultats.
JMM: La Chine a souhaité investir dans la logistique céréalière en Argentine. Pensez-vous que cela va donner un nouveau dynamisme aux produits locaux ou est-ce une façon pour les Chinois de s’approprier la majeure partie de la production locale?
O.A: La présence de la Chine dans la logistique céréalière est relativement récente. D’un côté, via Cofco, elle a acheté des gros négociants internationaux historiquement implantés en Argentine et d’un autre côté, elle propose des financements à l’État argentin pour créer et/ou rénover des infrastructures de transport, comme par exemple pour le ferroviaire.
À ce jour, nous ne pouvons pas dire que la présence chinoise a dynamisé les produits locaux. La demande chinoise était soutenue. Elle le demeure. Il faut plutôt voir la présence de la Chine comme un positionnement sur l’un des marchés dont elle dépend. La Chine a besoin d’importer massivement des produits agricoles et alimentaires. Elle tente donc de réduire sa dépendance en déployant une stratégie active chez ses fournisseurs afin de mieux contrôler sa chaîne d’approvisionnement.
Concernant les investissements de la Chine dans les infrastructures, il y a une vraie opportunité pour l’Argentine de rattraper le retard accumulé en la matière depuis quelques décennies. Les effets ne se feront pas sentir immédiatement.
JMM: Lors de votre intervention à l’assemblée générale de Senalia, vous parliez du cartel ABCCD qui règne en maître sur les ports argentins. Quels sont les organismes et les sociétés qui sont derrière ce cartel et quel rôle joue-t-il dans la manutention et la gestion logistique des céréales?
O.A: Ce sont les grandes entreprises de négoce de céréales dans le monde. Elles opèrent directement ou bien par le biais de sociétés locales dont elles ont pris le contrôle. Ce ne sont pas les seules mais elles se taillent la part du lion. Sur la seule zone des ports du Grand Rosario, elles réalisent plus de la moitié des exportations argentines de grains et de sous-produits.
JMM: Au cours des années, le marché européen a subi une concurrence de plus en plus forte du marché ukrainien. L’Europe et, plus particulièrement, la France doivent-elles se méfier du marché argentin et pourquoi?
O.A: La France considère déjà le marché argentin comme un concurrent sérieux. Le récent échec des négociations autour d’un accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur a mis en lumière le poids de la question agricole pour la France face à ses deux concurrents sud-américains, le Brésil et l’Argentine, et notamment sur des produits comme la viande, le sucre et l’éthanol.
L’Argentine a une capacité productive phénoménale et un petit marché (44 millions d’habitants). Elle nécessite donc de trouver des débouchés car ses exportations pèsent très lourd dans sa balance commerciale. L’Argentine déploie depuis quelques années une stratégie plus offensive sur les marchés. La concurrence avec les blés français, notamment, sur les marchés d’Afrique du Nord est d’ores et déjà d’actualité. L’Argentine convoite aussi des marchés nouveaux pour elle comme les pays d’Afrique sub-saharienne. La France peut donc s’attendre à croiser de plus en plus fréquemment le chemin des Argentins dans les années à venir.
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