Pour Rome, l’intervention de l’Union européenne (UE) dans la gestion de la crise migratoire veut dire déblocage d’aides économiques, bien sûr, mais également une prise en charge des migrants selon le principe de la répartition admis par l’UE. Le gouvernement italien réclame aussi l’ouverture des autres ports des partenaires comme ceux de Marseille et Barcelone aux navires des ONG qui repêchent les migrants en mer et les débarquent systématiquement en Italie. Cette demande a déjà été refusée par la France et l’Espagne. Afin d’obliger ses partenaires à céder, l’Italie a haussé le ton et menacé de fermer ses ports. « La Convention du droit de la mer de 1982 autorise l’entrée des navires étrangers dans les eaux territoriales à condition que cette opération ne mette pas la sécurité des côtes de l’État en question en danger, mais la violation des normes en vigueur sur l’immigration peut être interprétée comme une remise en question de la sécurité », explique l’amiral Fabio Caffio, expert en droit international maritime. Il cite à titre de précédent l’affaire du navire Cap-Anamur, appartenant à une ONG allemande. En 2004, le ministre de l’Intérieur du gouvernement de Silvio Berlusconi avait interdit à ce navire, qui transportait 37 migrants sauvés en mer, de jeter l’ancre dans le port sicilien de Porto Empedocle. « Pour arriver à une solution, l’Europe devrait faire marche arrière et établir de nouveaux critères en ce qui concerne le débarquement des migrants sauvés en mer », ajoute l’amiral Caffio. Selon un haut magistrat spécialisé dans la défense de l’État devant les tribunaux italiens, « l’Italie doit respecter les conventions internationales. La fermeture unilatérale de ses ports lui poserait un problème juridico-politique avec ses partenaires car elle dérogerait à ses obligations et ses devoirs ». Soit, mais pour Rome, qui accuse l’Europe de passivité dans la question migratoire, menacer est devenue une nécessité.
Une « goutte d’eau » de 35 M€
Pour calmer les Italiens, l’UE vient de signer un chèque de 35 M€. Une « goutte d’eau », estime Rome, l’addition de la gestion des migrants étant lourde, notamment en période de crise. Autre geste important: Bruxelles a approuvé le nouveau code de comportement des ONG présenté par le gouvernement italien début juillet à l’occasion de la réunion informelle des ministres de l’Intérieur qui s’est tenue en Estonie. Le point le plus important concerne l’interdiction pour les navires des ONG d’entrer dans les eaux libyennes, ce qu’elles faisaient en revanche ponctuellement selon deux parquets siciliens (Trapani et Catane) qui ont ouvert une enquête sur huit organisations non gouvernementales. Les navires des ONG ne pourront plus éteindre leurs transpondeurs et ne pourront plus signaler leur présence en mer avec des fusées lumineuses aux embarcations remplies de migrants par les passeurs. Elles devront fournir une liste détaillée de leurs équipages composés en partie, estiment les Italiens, de ressortissants des pays de l’Est et du Moyen-Orient qui ne sont jamais enregistrés dans les annuaires des organisations. Enfin, les ONG devront publier la liste des financements obtenus. L’Italie demande aussi à ce que toutes les opérations de sauvetage soient coordonnées par les gardes-côtes, et que de nouvelles limites maritimes soient fixées, que les opérateurs des ONG ne devront pas dépasser. Enfin, que des officiers de la police judiciaire puissent monter à bord des navires des ONG à n’importe quel moment afin de contrôler la situation. Ce point précis, en revanche, est encore au cœur des discussions entre Rome et Bruxelles. Le dispositif préparé par les Italiens propose aussi de leur interdire de transférer les migrants à bord des navires de Frontex, l’agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union engagés dans les opérations de secours en Méditerranée. Cette mesure pourrait être également appliquée aux navires de la mission européenne Sophia.
Pendant que les technocrates italiens et ceux de l’UE tentent de trouver une solution convenable pour tout le monde, les débarquements continuent au large de la Sicile. Les Italiens sont à bout de nerfs, population comme gouvernement, et la situation devient explosive. D’autant que Rome, pour faire plier ses partenaires, vient de brandir une nouvelle menace: celle des visas temporaires qui permettraient aux migrants de parcourir légalement mais provisoirement toute l’Europe.
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C’est le nombre de migrants qui ont traversé la Méditerranée durant le premier semestre pour rejoindre l’Italie, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), soit 16 % de plus qu’en 2016 à la même période.
« Option nucléaire »
Selon Mario Giro, sous-ministre des Affaires étrangères italien, et Luigi Manconi, sénateur du parti Démocrate au pouvoir, le gouvernement italien discute actuellement de la possibilité de délivrer à environ 20 000 migrants des visas temporaires leur permettant de circuler librement dans l’espace Schengen, et ainsi de quitter le territoire italien. Il s’agirait d’appliquer une directive peu connue de la législation européenne, la directive 2001/55/EC entrée en vigueur après la guerre des Balkans. Mattia Toaldo, analyste au Conseil européen pour les relations internationales, qualifie cette mesure d’« option nucléaire ». Selon lui, les Italiens n’espèrent plus aucune aide de l’UE et pourraient se dire: « Si vous ne voulez pas voir [ce problème] comme une question qui nous concerne tous, nous, nous le ferons. » Pour le sous-ministre des Affaires étrangères, faire planer le risque de l’octroi de ces visas aux migrants séjournant en Italie permettrait de faire réagir l’Union européenne, dont il estime qu’elle « délaisse » l’Italie. Il concède néanmoins que cette ruse juridique de dernier recours revêt avant tout un caractère provocateur, puisque la délivrance de ces visas nécessiterait l’accord des autres États membres.