Le marché mondial de la croisière décolle littéralement depuis maintenant près de deux décennies. En 1995, à peine cinq millions de passagers (essentiellement américains) sillonnaient les eaux turquoise de l’espace caribéen. Vingt-cinq ans plus tard, 30 millions de passagers pourraient incarner un marché qui se globalise et se teinte d’intéressantes nuances stratégiques face au modèle intégré et massifié promu par les armements leaders des États-Unis.
Le triptyque Caraïbe-Bahamas-Bermudes garde son hégémonie avec 40 % de parts de marché. Mais l’Europe, qu’elle soit méditerranéenne, nordique ou atlantique, représente plus d’un quart des passagers. Troisième zone déjà remarquable, l’espace Asie-Pacifique, avec 13,5 % du total et des perspectives de croissance exceptionnelles puisqu’un potentiel de 10 millions de touristes-croisiéristes, majoritairement chinois, pourrait s’ajouter d’ici à 2030.
La globalisation de la croisière génère des pratiques et des usages différenciés. Croisières polaires, low-cost, d’aventure, de grand luxe ou de grand public: chaque catégorie trouve en quelque sorte navire à son goût. Des segmentations s’observent avec un gigantisme naval qui s’impose pour rencontrer toujours plus d’économie d’échelles. Pour l’armateur, la rémunération nette par passager transporté s’optimise par la provision de toujours plus de loisirs et de dépenses au sein même du navire. Il faut dire que ces villes flottantes présentent des aménagements dignes de parcs d’attractions où le croisiériste vit à la carte et sur mesure sa propre expérience. La rue centrale de 100 m de long du dernier-né de la flotte MSC, surmonté d’un plafond en LED, ajoute de nouvelles perspectives avec de nouveaux codes stimulant de nouvelles pratiques. Le paquebot géant devient une expérience à part entière.
Les navires de plus de 150 000 tjb exigent des installations exceptionnelles comme celles rencontrées à Saint-Nazaire avec STX France. Ils supposent aussi de nouvelles formes de partenariats stratégiques, industriels et financiers entre l’armateur et le chantier naval. Une forme originale de coproduction technique et technologique associe bien souvent le client et le fournisseur.
Réalités portuaires
Cinq mille passagers aujourd’hui, 7 500 demain, 10 000 peut-être après-demain? Une escale devient un défi qui commence par la prise du navire sur l’eau avec des unités qui pourraient approcher voire dépasser les 400 m de long. Une fois le navire amarré à des quais d’un demi-kilomètre financés par l’autorité portuaire, le défi obsessionnel relève de la sûreté/sécurité. De l’intégrité physique du navire aux mouvements de masse de milliers de passagers qui débarquent et « rembarquent » sur une amplitude horaire souvent comprise entre 24 et 48 heures, les aménagements et prestations de services doivent sans cesse se « recalibrer ».
Dans ce sens, les autorités portuaires constatent que les retombées commerciales des activités de croisières se diluent sur tout le territoire, et pas nécessairement dans ses caisses d’aménageur régalien. La rentabilité économique et le modèle financier de l’escale exigent de l’audace et des innovations. La présence du navire à quai doit devenir une attraction, un centre d’intérêt rare et éphémère pour des habitants de villes portuaires souvent frustrés de se voir éloigner des paquebots pour raisons de sécurité.
L’organisation de conférences ou de représentations de spectacles dans les complexes du navire, ou la promotion de journées découvertes « tout inclus » doivent recréer du lien entre l’unité flottante et les hôtes portuaires. Un modèle économique à « vocation portuaire » peut devenir une vraie source de revenus à partager entre l’armement, l’autorité régalienne et le tissu entrepreneurial local. La rareté créant de la valeur, ces opportunités d’accéder aux navires seront cependant limitées, essentiellement pour des problématiques compréhensibles de sécurité.
Bruno Delsalle, directeur adjoint de l’Association internationale ville et port du Havre, a évoqué la possibilité d’innovation technologique à caractère sociétal. Pourquoi ne pas créer une application sur smartphone où le croisiériste trouve son « terrien » pour co-construire ensemble une expérience d’escale unique? La gestion des relations entre l’unité flottante et la cité visitée dépasse alors la dimension commerciale pour remettre l’expérience humaine au cœur d’un temps privilégié.
Le navire, attraction flottante, relie des villes sélectionnées pour leur fort potentiel d’attractivité. Et pourquoi alors ne pas faire que 1 + 1 = 3 en inventant de nouvelles formes d’amusement? Un navire-galerie avec expositions itinérantes? Un navire-scène où des artistes locaux pourraient égayer l’escale de l’expression artistique du territoire? Un navire-laboratoire où l’interactivité entre croisiéristes et habitants serait stimulée par des activités ludiques et intelligentes à quai… et à bord?