« Nous souhaiterions que soit mise en place une instance supraportuaire

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Journal de la Marine Marchande (JMM): Le booking crunch a perturbé le marché du fret conteneurisé entre l’Europe et l’Asie depuis le mois de mars. L’augmentation rapide et importante des taux de fret a alerté les chargeurs. Selon les analystes, cette absence d’espace dans les navires au départ d’Europe a surtout été due à la réorganisation des services en vue de l’entrée en vigueur des nouvelles alliances. Désormais, les alliances ont mis en place leurs services. Cette situation tend-elle à se résorber?

Denis Choumert (D.C.): Nous avons connu des mois de mars et d’avril compliqués. Nous avons mis en place un observatoire qui nous permet d’analyser la situation. Aujourd’hui, selon nos dernières informations, la situation serait en voie de résorption. Nous avons noté uniquement des retards après la réservation. Une fois celle-ci faite, le temps réel d’embarquement du conteneur semble respecté. Au cours des mois précédents, nous étions sur un temps d’embarquement de la boîte de deux semaines à plus de deux semaines. Aujourd’hui, en Europe, les chargeurs n’attendent pas plus de deux semaines, et de moins en moins d’entre eux nous indiquent qu’ils doivent attendre jusque-là. Nous avons constaté une augmentation des conteneurs qui embarquent à la date prévue en sortie d’Europe.

JMM: Pourquoi la situation s’est-elle améliorée? Certes, une fois les services maritimes des armateurs en place, il a fallu aussi absorber l’augmentation du trafic en sortie d’Europe vers l’Asie?

D.C.: Le facteur principal de ce booking crunch tient à la réorganisation des alliances maritimes. Peu d’armateurs ont mis en place une anticipation. Mais, dès lors que les services se sont organisés et que les conditions météorologiques se sont améliorées, ces deux facteurs étant à l’origine des désorganisations, les armateurs ont pu prendre les conteneurs et assurer les rotations en temps et en heure. Quant à l’augmentation de trafic en sortie d’Europe vers l’Asie, elle est contrastée. Ils sont peu nombreux à avoir constaté une hausse. Dès lors que tous ces facteurs se lissent, la situation revient à la normale. Il reste que malgré ce retour vers une situation plus en adéquation avec ce que nous avons connu, de nombreux chargeurs ont été invités par les compagnies maritimes à faire du surbooking. Cette pratique est à proscrire car elle tend à faire perdurer la situation de crise. Et le résultat à imaginer est le maintien de l’augmentation des taux de fret. Tous les chargeurs nous ont indiqué qu’il y avait eu une forte hausse. Certains ont parlé de taux multipliés par dix. En proportion, cela signifie une élévation conséquente. En chiffre réel, tout dépend du taux de fret de départ. L’important est qu’une partie des frets qui sortent d’Europe pour l’Asie sont des marchandises à faible valeur ajoutée. Or, avec l’augmentation considérable des taux, certains chargeurs ont perdu des marchés parce que leurs produits, une fois arrivés, ont vu leur prix augmenter. C’est le cas pour des produits de recyclage dont le fret pèse jusqu’à 90 % du prix rendu. Dès lors qu’il double, la vente à l’export n’est plus possible.

JMM: Vous aviez annoncé devoir rencontrer prochainement la Commission européenne sur ce sujet pour trouver des solutions. Où en êtes-vous?

D.C.: Notre réunion avec l’Union européenne s’est déroulée normalement. Nous avons décidé de maintenir notre observatoire encore quelques semaines. Des chargeurs nous ont affirmé que la situation s’était améliorée. Notre principale tâche est désormais d’éviter qu’une telle situation se reproduise dans l’avenir. Après cette « crise », les donneurs d’ordre s’attendent à voir revenir vers eux les armateurs avec des propositions de tarifs revus à la baisse. Ce booking crunch n’a pas résorbé la principale cause du mal-être du shipping, à savoir la surcapacité. Et les livraisons attendues de navires toujours plus grands ne vont pas aller dans le sens d’une amélioration de la situation. Les armateurs chercheront à remplir leurs cales et ils devront offrir des prix attractifs. Il n’est pas exclu, alors, de voir une baisse des taux de fret survenir dans les prochaines semaines.

JMM: Après avoir vu la création des alliances 2M et de Ocean Alliance, c’est désormais One (regroupant Mitsui OSK Lines, NYK Line et K Line) qui va entrer en service. Quelles sont les réactions des chargeurs face à ces ensembles armatoriaux?

D.C.: Les chargeurs sont inquiets à plus d’un titre. D’abord, d’un point de vue opérationnel, la mise en place de ces alliances complique les choses car au sein d’une même alliance, les différents opérateurs ne proposent pas les mêmes services. Un conteneur dangereux peut être pris en charge par un armateur mais pas par l’autre d’une même alliance. Le chargeur doit être attentif à ce que le conteneur embarque bien avec le bon armateur. De plus, lors de la disparition d’Hanjin, chacun s’est aperçu de la nécessité de répartir au mieux ses trafics entre différents opérateurs pour ne pas être handicapé par les premières difficultés de l’un d’entre eux.

Le second aspect se place sur un plan concurrentiel. Ces alliances entre l’Asie et l’Europe réduisent le nombre des opérateurs sur ce segment maritime. Pour donner un exemple, entre Rotterdam et Shanghai, nous avons les trois alliances dont l’une détient 42 % de parts de marché. Cela signifie que presqu’un conteneur sur deux charge sur ces navires. Et avec la création de ces alliances entre les principaux opérateurs, les conditions d’entrée sur le marché se compliquent pour un opérateur seul. Il faut pouvoir proposer un départ par semaine avec des navires de 20 000 EVP et assurer des escales dans les principaux ports. Dans l’état actuel du marché des compagnies maritimes conteneurisées, peu, voire aucune, sont capables de se positionner en concurrent des alliances maritimes.

JMM: La situation que vous décrivez ne viendrait-elle pas de la fin des conférences maritimes voulues par les chargeurs?

D.C.: La fin des conférences n’est pas la cause de la situation que nous connaissons depuis quelques années. La crise de 2008 a mis un terme au taux de croissance à deux chiffres de pays comme la Chine. Elle a entraîné une baisse durable des échanges mondiaux. Il y a eu une augmentation de l’offre avec l’entrée en service de navires de plus en plus grands. La situation de surcapacité que nous connaissons actuellement est avant tout liée à ces facteurs. Plus que la conséquence de la fin des conférences, il faut y voir la fin de l’âge d’or des compagnies maritimes.

En outre, les conférences maritimes n’ont pas totalement disparu. Elles demeurent sur des liaisons comme Asie-Amérique du Nord et Amérique latine.

JMM: Depuis la réforme de 2008 des ports français, les trafics semblent revenir. Les chargeurs jouent un rôle. Depuis quelque temps, ils ont cessé de perdre des trafics. Quel constat dressez-vous de l’état actuel des ports français?

D.C.: Le premier bilan que nous pouvons faire porte sur la compétitivité des ports français. Quand tout se passe bien, leur compétitivité est là. Après la réforme de 2008, dans les années 2011 à 2013, nous avons vu le trafic portuaire se redresser. Nous avons assisté à des performances, à la réalisation d’objectifs et à la mise en place des plans directeurs des ports. Il reste que certains aspects nous paraissent moins enthousiasmants, à l’image de la plate-forme logistique du Havre ou encore du transport combiné, notamment du terminal rail-route à Marseille. Puis, il y a eu surtout les mouvements sociaux en 2016 liés au vote de la loi El Khomri. Certains ports comme Le Havre ou Marseille, mais aussi sur la côte atlantique, ont été touchés. Nous avons compris, dans ces moments, la fragilité des ports. Et cela est d’autant plus alarmant que le régime des dockers n’était pas touché par cette réforme. Les projections futures ne sont pas bonnes pour les ports français. Quand nous voyons ce qu’il se passe dans les ports espagnols actuellement, l’impact sur le futur est moindre que ce qu’il pourrait se passer chez nous. Nous sommes inquiets au sujet de la problématique du corps social dans les ports français. Nous voudrions qu’un accord soit passé entre l’État et les autorités portuaires avec les partenaires sociaux pour que la gestion des accords soit respectée. Nous ne sommes pas pour brider le droit de grève, mais nous voudrions une action responsable des partenaires sociaux. Il faudrait signer un accord multi-entreprises, et chaque entreprise aurait son propre accord. Et chacun parmi les manutentionnaires, les transitaires et les opérateurs de terminaux doit travailler dans le même sens. Tout le monde dit qu’il faut faire quelque chose. La seconde réforme a eu beaucoup d’ambitions. Mais les organisations syndicales ont dévoyé la façon de travailler ou les accords. Nous nous attendons, avec la réforme du code de travail telle que le nouveau gouvernement l’envisage, à de nouveaux mouvements sociaux à la rentrée.

JMM: Sur les premiers mois de 2017, il y a eu davantage de mouvements sociaux dans les ports des pays voisins qu’en France. À Anvers, les pilotes ont manifesté en février. En Espagne, les organisations syndicales appellent à des arrêts de travail. En Italie, les ports et les transports ont été bloqués. Or, à chaque fois, les navires patientent sur rade alors qu’au premier mouvement de grève, en France, les navires sont détournés. Comment expliquez-vous ce phénomène?

D.C.: Il faut reprendre les ambitions des deux principaux ports français. Le Havre avait affiché, pendant la réforme de 2008 un objectif de trafic de 4 MEVP. Marseille annonçait un trafic de 2 MEVP à 3 MEVP. Aujourd’hui, Le Havre est à 2,5 MEVP et Marseille à 1,5 MEVP. Il n’est pas certain qu’ils aillent au-delà si tous les deux ou trois ans les ports subissent des mouvements sociaux. La vraie question, c’est la stagnation des parts de marché des ports français qui freine les investissements. Les chargeurs se voient imposer les sauts d’escale par les armateurs. Dès lors que la compagnie maritime décide de ne pas assurer une escale pour des raisons indépendantes de sa volonté, comme par exemple un mouvement social, les chargeurs sont mis devant le fait accompli. Il existe aussi un aspect de massification. À Anvers, le nombre moyen de mouvements par escale est le double de celui du Havre. Les armateurs préfèrent attendre devant Anvers en sachant qu’ils réaliseront malgré tout, même avec une attente sur rade, une escale plus grande.

JMM: Au cours du quinquennat de François Hollande, quelques éléments ont été apportés en matière portuaire. Quel bilan en faites-vous et quelles sont vos attentes vis-à-vis nouveau gouvernement?

D.C.: En effet, au cours du quinquennat de François Hollande, nous avons vu le renforcement d’Haropa dans l’intégration de l’axe Seine. De plus, la création du conseil d’investissement dans les Grands ports maritimes, au sein du conseil de développement, permet d’avoir un regard sur les investissements. Nous souhaiterions que soit mise en place une instance supraportuaire. Elle aurait pour objectif d’aider les directeurs des ports en les conseillant avec un plan global dans le cadre d’une coordination nationale.

À titre d’exemple, nous devons nous rendre dans les prochains jours à Dunkerque afin de comprendre les raisons qui poussent l’autorité portuaire à créer un nouveau terminal. Cela représente une somme importante. Calais a déjà beaucoup investi sur le roulier. Nous voulons comprendre ce que Dunkerque veut faire avec un nouveau terminal entre Le Havre et Anvers. Ne faudrait-il pas mieux faire un corridor avec Dourges? Les présidents de région n’ont pas toujours les connaissances suffisantes pour juger du bon intérêt de réaliser tel ou tel investissement. Nous l’avons vu dans le cadre des missions parlementaires. Aucun expert n’a été contacté dans le cadre de ces missions. Nous y constatons une faiblesse au niveau national.

JMM: Est-ce à dire qu’il faille spécialiser les ports?

D.C.: Il faut avoir une approche globale sur les investissements. Les chargeurs recherchent d’abord de la régularité. Peut-être faut-il regarder à positionner le port sur du feedering. Nous voudrions qu’une autorité soit créée qui regroupe les armateurs, les chargeurs, les manutentionnaires sous la tutelle d’entreprises. Et tout cela avec la constitution d’un cadre social pour assurer la continuité du travail dans les ports.

JMM: Dans ce contexte portuaire, vers quels projets vont vos priorités en matière d’infrastructures terrestres?

D.C.: Nous militons pour un accès direct à Port 2000 au Havre. Pour déterminer quelle solution préférer entre l’écluse ou la chatière, il faut réaliser une étude pour savoir laquelle serait la meilleure.

Le principal enjeu pour Le Havre et Seine Nord est de disposer de plates-formes logistiques dans le nord de Paris avec des infrastructures d’accès. Le problème du Havre est de ne pas disposer de flux suffisants. Avec la plate-forme, le surcoût de THC est de 115 € par rapport à un camion. Alors, les chargeurs font le minimum en fluvial. La plate-forme du Havre devrait accueillir 100 000 EVP pour atteindre l’équilibre financier.

D’une manière plus globale, il faut analyser les critères intermédiaires pour franchir une marche et regarder ensuite les infrastructures qu’il faut réaliser. Ce serait le rôle de ce conseil supra portuaire de regarder et d’analyser les conditions de la réalisation de ces infrastructures.

JMM: S’agissant des Cargo Community Systems, des avancées sont prévues en faveur des chargeurs. Pensez-vous que ces évolutions vont dans le bon sens?

D.C.: En matière d’informatique portuaire, nous constatons des avancées. Les nouveaux outils sont faits avec un renversement intellectuel. La clé principale est donnée aux chargeurs qui distribuent les cartes entre les prestataires. Ce qui représente une avancée pour nous. Les accès des chargeurs se sont davantage fait sentir au sud qu’au nord. Certains ont accès à des outils, mais nous n’avons pas encore des chargeurs qui entrent directement dans S)One. Pour AP +, des chargeurs ont commencé à entrer leurs données.

Votre principale source d’inspiration?

Le sommeil paradoxal.

Si vous deviez découvrir un nouveau métier?

Candidat à la représentation nationale.

Votre meilleur souvenir professionnel?

Le jour du pot de départ d’une société de transport routier, quand j’ai quitté mes fonctions de directeur général, pour la satisfaction de ce que nous avions réalisé.

Et le pire?

Lorsque j’ai travaillé avec un client iranien en 1992.

Ce que vous appréciez le plus chez vos collaborateurs?

La franchise.

Le défaut que vous ne tolérez pas?

La réserve au sens de l’absence de transparence.

L’entreprise que vous auriez aimé inventer?

Une société de conseil en stratégie d’investissements industriels.

Une citation que vous aimez répéter?

Celle de John F. Kennedy: « Ne pensez pas à ce que le système peut faire pour vous, mais à ce que vous pouvez faire pour le système. »

Votre premier contact avec la mer?

J’ai servi dans la Marine comme officier de quart sur un navire de commerce. J’ai beaucoup aimé cette ambiance, le contact humain. Ensuite, c’est en tant que chargeur, quand le groupe avait une société d’affrètement, de transport routier et de wagons.

Et après?

Nous ne voulons pas être dans un lobbying de type de défense pour bloquer les coups avant qu’ils ne partent. Nous voulons plutôt construire. Nous avons lancé le programme Fret 21 avec l’Ademe. Nous voudrions changer de modèle. Nous voudrions qu’il y ait une prise en compte meilleure des besoins en écoutant les acteurs plutôt que les administrations ou des universitaires. Nous voudrions davantage d’échanges au niveau européen et français sur la logistique et les transports. Il y a une non-compétence dans les milieux politiques. Nous sommes conscients que la logistique et les transports ne sont pas des sujets aussi importants que les retraites. France Logistique a été un grand rassemblement, mais sans qu’il y ait de grands changements. Il faut changer la méthode.

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