Journal de la Marine Marchande (JMM): Le nouveau jeu d’écluses du canal de Panama a été inauguré le 26 juin. Après presqu’un an de fonction, quel est le premier bilan que le gouvernement tire de cette nouvelle voie maritime?
Pilar Arosemena de Aleman (P.A.d.A.): Le nouveau jeu d’écluses du canal de Panama a été inauguré le 26 juin. Nous avons eu 154 navires néo-Panamax qui ont emprunté cette nouvelle route entre les mois de juin et de septembre. Nous pensons que c’est une réussite d’avoir eu autant de navires de cette catégorie qui ont emprunté notre route maritime. Sur l’année, et notamment les six mois d’opération avec le nouveau jeu d’écluses, nous avons enregistré 600 transits. Plus de 50 % des passages ont été réalisés par des navires de type porte-conteneurs, suivis par des méthaniers. Nous attendons pour 2017 les premiers navires de croisière de type néo-Panamax. Au final, nous pouvons dire que le nouveau jeu d’écluses et son impact mondial ont été une évidence dans le commerce maritime. De plus, nous avons constaté qu’une dizaine de services opérant avec des navires pour ce nouveau jeu d’écluses ont été refondus pour emprunter le canal.
JMM: L’agrandissement du canal a nécessité de nombreux travaux. Quel a été le modèle de financement de cet ouvrage?
P.A.d.A.: Avant de répondre à votre question, il faut expliquer la façon dont sont gérées les finances du canal et les finances du gouvernement. Dès lors que la propriété du canal est revenue dans le giron de la république du Panama le 1er janvier 2000, nous avons séparé les finances du canal et celles du gouvernement. L’autorité du canal est gérée comme « un État dans l’État ». Dans ce contexte, il est arrivé, certaines années, que la notation attribuée par les agences soit meilleure que celle du gouvernement. Aujourd’hui, le canal et le gouvernement ont des notations similaires.
En disposant d’une autonomie de gestion, l’autorité du canal doit avant tout budgéter ses coûts. Les bénéfices sont ensuite reversés au gouvernement. Or, depuis plusieurs années, l’autorité a créé des réserves financières pour ces travaux. Quand les travaux ont démarré, le canal s’est tourné vers les institutions bancaires privées mais aussi les bailleurs de fonds internationaux comme la Banque mondiale, la Banque pour le développement américain mais aussi des institutions financières nippones qui ont largement participé à ce projet. Avec leurs réserves et la notation intéressante, les taux d’intérêt ont été faibles.
Dès lors que les travaux se sont avérés nécessaires, les premières estimations de coûts se sont élevées à 5,2 Md$, soit, à l’époque, environ 10 % du PIB. Pour engager ces travaux, le gouvernement a demandé au peuple de se prononcer sur cet ouvrage. Il a organisé un référendum en 2008. La réponse a été largement pour le oui à 60 %.
Après ce vote, il a fallu se préparer aux travaux et l’autorité du canal a donc géré son budget en conséquence. Avant même le vote de 2008, le canal a commencé à constituer des réserves financières pour se préparer aux travaux. Or, si pendant la gouvernance américaine, de 1914 à 2000, le gestionnaire du canal reversait 5 M$ par an, depuis 2000, l’autorité du canal rétribue le gouvernement à hauteur de 100 M$ dès les trois premières années. Cela démontre que nous avons su constituer les fonds nécessaires pour nous préparer aux travaux, mais aussi faire en sorte que le canal participe au développement économique et social de notre pays.
Nous avons voulu nous garantir contre la corruption. Que se passera-t-il si jamais un président du Panama tente de dépenser à titre individuel plutôt que pour la collectivité le surplus du canal? Nous avons voté une loi. Dès lors que ce que l’autorité du canal verse représente plus de 3 % du PIB, ce supplément est versé dans un fonds spécial souverain, géré par des personnes de la société civile. Ces sommes sont destinées à financer des infrastructures du pays et offrent une garantie d’investir dans des infrastructures collectives.
JMM: Quels ont été les bénéfices que le peuple panaméen a pu tirer de ces travaux?
P.A.d.A.: Ces travaux ont généré des emplois directs et indirects pour le Panama. Avec cet élargissement, de nombreux salariés sont venus au Panama qui ont consommé localement. Et cela sans compter sur le nombre de Panaméens qui ont participé à la construction de cet ouvrage tout au long des six années.
J’ajouterais aussi que pendant la construction de ce jeu d’écluses, le consortium en charge des travaux, le GUPC (Grupo unido por el Canal, dirigé par le groupe Sacyr mais composé de partenaires belges, italiens et panaméens) a permis d’opérer un transfert de technologies. Les ingénieurs venus de ces pays ont pu former des Panaméens à de nouveaux métiers.
La construction de ce canal a été une réussite pour notre économie mais aussi pour la formation de notre peuple. En outre, les entreprises du consortium ont fait appel à de nombreux sous-traitants locaux qui ont profité de cet élan économique. Cet ouvrage a été un bénéfice considérable à de nombreux points de vue pour notre pays.
JMM: Le projet d’un canal au Nicaragua est dans les cartons. Pensez-vous qu’il puisse nuire au canal de Panama?
P.A.d.A.: Le Nicaragua est un pays souverain. Notre inquiétude ne porte pas sur ce projet. Il faut ramener les choses dans leur contexte. Le projet du canal du Nicaragua est estimé à 45 Md$ quand le Nicaragua réalise un PIB de 20 Md$. En outre, ce projet aura des incidences pour les populations locales concernées par le canal.
Nous regardons plus attentivement ce qu’il se passe en Colombie ou au Costa Rica. Chacun de ces pays consolide ses infrastructures pour offrir un canal par voie ferroviaire. Ainsi, en Colombie, en disposant d’un marché intérieur important, ils peuvent proposer des tarifs portuaires intéressants et nous faire concurrence. Quant au Costa Rica, il réfléchit actuellement à proposer des services de liaison entre les ports de la côte atlantique vers le Pacifique par voie ferroviaire.
JMM: Après la construction du canal, le gouvernement prévoit désormais de consolider la position de la logistique dans l’économie panaméenne. Aujourd’hui, cinq terminaux travaillent sur le canal. Quels sont les projets d’extension portuaires?
P.A.d.A.: Nous disposons en effet de cinq terminaux dont trois sur l’Atlantique, gérés par Evergreen, Hutchison Ports et Stevedore Services of America. Sur le Pacifique, deux terminaux ont d’ores et déjà ouvert dont l’un est géré par Hutchison Ports et l’autre par Port of Singapore Authority. Notre gouvernement envisage de créer un troisième terminal sur le Pacifique qui serait attribué à un nouveau concessionnaire. L’idée n’est pas de l’attribuer à une société panaméenne, mais plutôt de confier la concession à un consortium intégrant une société panaméenne. Il n’est pas grave de voir les ports gérés par des sociétés étrangères. Ils ne sont pas gestionnaires du pays mais seulement d’un terminal, il faut relativiser les choses. Nous devons continuer à offrir des services et il est important que nous disposions d’un nouveau terminal. Cela crée de la concurrence entre les ports et permet d’avoir des tarifs intéressants. C’est notre avenir économique. Nous avons eu un appel d’offres qui n’a pas abouti. Nous essayons d’avoir de meilleures conditions. Nous sommes dans une phase d’étude. L’appel d’offres a été reporté. Il sera de nouveau proposé en 2018, selon le calendrier actuel.
JMM: Le canal de Panama pèse dans le PIB du pays. Il entre pour environ 25 % de la création de la richesse nationale. Quelles sont les politiques menées par le gouvernement pour consolider et diversifier le poids de cette filière?
P.A.d.A.: Vous avez raison. La logistique et tous les transports pèsent 25 % du PIB. Parallèlement à la logistique, le tourisme, le commerce, le BTP et les mines participent aussi à l’économie nationale. Le gouvernement a toujours souhaité diversifier son économie pour ne pas être trop dépendant d’une seule filière. Cette diversification doit se faire sur d’autres filières mais aussi au niveau spatial en développant de nouveaux pôles économiques dans d’autres villes.
Dans le cadre de la consolidation, le gouvernement mène une politique pour la formation en logistique. Nous avons ouvert de nouveaux instituts depuis plusieurs années pour former des techniciens spécialisés dans la logistique, la filière portuaire et tous les autres modes de transport. Nous avons conclu un accord avec deux sociétés, Alstom et Schneider, qui interviennent dans les instituts pour former des jeunes vers de nouveaux métiers.
JMM: Le second jeu d’écluses a démontré sa pertinence économique pour le commerce maritime mondial. Existe-t-il un projet d’un troisième jeu qui répondrait au besoins de passage des navires post-Panamax qui sortent actuellement des chantiers navals?
P.A.d.A.: Nous y réfléchissons, nous l’anticipons. L’autorité du canal a déjà repéré le site de ce futur jeu d’écluses. Le défi de ce projet dépend maintenant de la gestion de l’eau. Nous devons penser à créer un nouveau réservoir et avoir une gestion fine de l’approvisionnement de la ville de Panama qui utilise le fleuve Chegares. Nous devons envisager toutes les alternatives par rapport à la création d’un nouveau réservoir d’eau douce pour faire fonctionner ce nouveau jeu d’écluses. L’autre facteur essentiel est surtout la bonne santé économique des deux jeux d’écluses actuels.
Votre meilleur souvenir professionnel?
La création et la présidence de la fondation pour le Bio Museo de Panama.
Et le plus mauvais?
Le jour de la sortie des Panama Papers. Cela a été difficile à gérer en tant que représentante de la république du Panama à Paris.
Ce que vous appréciez le plus chez vos collaborateurs.
La disposition à servir le gouvernement de notre république et son peuple.
Et le défaut que vous ne tolérez pas.
Le manque de courage en rejetant leurs fautes sur leurs collègues.
L’entreprise que vous auriez aimé inventer.
Une entreprise dans l’innovation pour améliorer l’éducation des femmes et les aider à participer à la fonction publique à égalité avec les hommes.
Une citation que vous aimez vous répéter.
La meilleure façon de reconnaître les travaux des autres est d’avoir accompli cette tâche auparavant.
Votre plus beau souvenir à la mer.
La vue depuis ma maison au Panama, avec ma fille, lorsqu’on voit passer les navires sur le canal.