Journal de la marine marchande (JMM): vous êtes à l’origine de l’étude publiée le 6 octobre par le bimco. quelles ont été les raisons qui vous ont poussé à la réalisation de ce rapport?
PHILIPPE LOUIS-DREYFUS (PLD): Deux raisons m’ont amené à demander la réalisation de ce rapport. La première est conjoncturelle. Nous n’avons jamais connu une crise aussi grave, dure et longue depuis des décennies. Le transport maritime a subi des années difficiles mais jamais avec une telle intensité ni sur une période aussi longue. De plus, cette crise concerne l’ensemble des secteurs de l’économie maritime. Elle n’est pas seulement quantitative, à savoir avec des taux de fret bas, mais elle a une dimension qualitative avec des effets sur le monde maritime dans sa globalité.
La seconde raison qui nous a poussés à réaliser ce document tient à des aspects structurels. Nous le constatons dans la majorité des associations d’armateurs. Qu’elles soient à un niveau national, européen ou international, les associations professionnelles se cantonnent à constater la baisse des taux de fret sans aller plus loin. Cela a toujours été le cas, tant à l’Ecsa (European Community of Shipowner Association) qu’à l’ICS (International Chamber of Shipowners) ou au Bimco. Je regrette que dans ces différentes organisations, peu de réflexion sociétale du transport maritime ne soit entreprise.
La situation qui découle de la crise doit amener le transport maritime à se pencher sur son avenir dans une approche de long terme. Il faut avoir une approche sur la sociologie des métiers. C’est ce que j’ai souhaité faire avec cette étude du Bimco.
JMM: cette approche du monde maritime vous est propre. êtes-vous le seul dans ce secteur à avoir eu cette approche ou l’avez vous partagé avec d’autres confrères?
P.L.-D.: Il serait vaniteux de ma part de dire que je suis le seul à avoir eu cette idée. Néanmoins, ce raisonnement je ne l’ai pas souvent entendu chez mes confrères. Je pense qu’une certaine ouverture d’esprit à des réflexions sociétales m’a peut-être permis d’avancer plus rapidement. Je suis ouvert à ces idées. De fait, j’ai été un catalyseur pour le Bimco dans la réalisation de cette étude.
JMM: cette approche l’avez vous appliquée dans l’entreprise que vous dirigez?
P.L.-D.: Quand je suis entré chez Louis Dreyfus Armateurs en 1996, nous étions presqu’uniquement dans le transport de vrac sec. J’ai rapidement pris la mesure de cette dangereuse exposition à un seul marché. Nous avons alors diversifié nos activités vers d’autres filières du secteur maritime. C’est alors que nous avons investi dans les navires high-tech, les services portuaires et le roulier. Aujourd’hui, cette activité de vrac sec demeure dans notre société mais nous avons aussi d’autres secteurs sur lesquels s’appuyer.
JMM: dans l’étude publiée par le bimco le 6 octobre, les analystes ne prévoient pas d’amélioration du secteur maritime avant 2019. D’autres analystes sont plus optimistes et pensent que le secteur pourrait s’améliorer dès 2018 voire en fin 2017. Quels sont les éléments qui vous permettent de dire que la crise ne sera pas résolue avant 2019?
P.L.-D.: L’analyse menée par le Bimco l’a été avec des personnes dont la compétence n’est pas du tout à remettre en question. Les analystes du Bimco suivent de près les évolutions du secteur maritime quotidiennement en fonction de l’offre et de la demande. Nous devions apporter au travers de cette étude une réponse réaliste mais pas forcément pessimiste. En menant l’analyse du marché nous avons établi que la reprise probable se ferait en 2019 avec néanmoins des conditions. Il ne faut pas que les armateurs au vrac sec passent de nouvelles commandes et, d’autre part, il faut qu’ils sachent prendre le chemin des chantiers navals pour démolir leurs navires les plus anciens.
Les armateurs sont souvent trop optimistes. Nous l’avons constaté au mois de juin. Dès qu’une lueur apparaît avec un léger frémissement des taux de fret, c’est la course aux chantiers pour commander de nouveaux navires. Il faut mettre un terme à cet optimisme ambiant. Cela fait six ans que je plaide pour que les navires les plus anciens soient envoyés à la démolition. Il faut le faire pour des raisons écologiques et de sécurité des navigants, et parce que les navires les plus anciens ne sont plus adaptés aux conventions internationales parfois. Nous devons le faire pour des raisons économiques parce que leurs coûts d’exploitation sont élevés. Mais nous devons aussi le faire pour le marché et rééquilibrer l’offre et la demande.
La raison pour laquelle certains armateurs utilisent leurs navires jusqu’à la corde est somme toute déraisonnable. Est-ce trop cher? Je n’ai pas la réponse mais nous devons aborder la question pour trouver une solution.
JMM: dans cette étude, vous abordez la question de la sociologie des métiers du maritime. Pensez-vous que le monde maritime, d’un point de vue global mais aussi le monde des vracs secs, soit face à une véritable révolution culturelle?
P.L.-D.: Parce que la crise implique une nouvelle approche du métier, il est certain que des sociétés devront réfléchir à leur place dans le système de demain. Regardons ce qu’il doit se passer dans les compagnies maritimes. Aujourd’hui ce monde maritime est fortement atomisé avec des flottes de quelques navires de taille modeste. Demain, il faudra que les flottes des compagnies maritimes soient capables d’aligner entre 25 et 100 unités. Les grandes flottes de vraquiers seront détenues par des chargeurs comme les sociétés minières, les électriciens ou encore les sidérurgistes. Les flottes de navire de petites tailles auront de moins en moins de place sauf sur certains marchés de niche. Le transport représente une fraction infinitésimale du prix final d’un bien. Il faut donc trouver des solutions pour réaliser des économies d’échelle.
Dans le même ordre d’idée, les intermédiaires vont devoir aussi changer leur façon de faire s’ils ne veulent pas disparaître. Il faut qu’ils entrent dans une réflexion globale. Le monde d’hier s’éteint et celui de demain sera différent. Il faut anticiper ce mouvement.
JMM: ces changements vous les avez entrepris dans votre société. Pensez-vous que ceux qui n’ont pas entamé cette évolution, sont d’ores et déjà condamnés?
P.L.-D.: Nous avons tenu notre route au cours des 165 dernières années. Nous n’avons jamais navigué auprès des côtes en attendant une quelconque protection. Bien avant la crise, nous avons su donner à Louis Dreyfus Armateurs une autre dimension en s’ouvrant à la logistique, aux navires high-tech ou encore au roulier. Rester dans le vrac seulement est difficile. Évoluer aujourd’hui ne se fera pas sans dommages pour les armateurs qui se sont cantonnés dans le vrac. Je pense qu’ils auraient dû anticiper, mais je ne saurais dire s’il est trop tard.
JMM: dans une précédente vie, vous avez été banquier. Aujourd’hui le monde de la banque tourne le dos au maritime. Comment bâtir de nouvelles relations solides entre le monde de la finance et celui des armateurs?
P.L.-D.: En effet, j’ai travaillé dans des institutions financières pendant près de 15 ans. Aujourd’hui, étant passé sur l’autre rive, je vois les choses différemment. Les banquiers sont souvent à contre cycle. Ils devraient prêter plus facilement dans les périodes de crise puisque les valeurs des biens sont moindres. Un Capesize coûte moins cher aujourd’hui qu’il y a 10 ans. Or avec la crise, les banquiers ont souffert avec le monde maritime. Ils ont heureusement souvent conservé leur confiance aux armateurs qui sont restés fidèles et avec une gestion raisonnable de leur société.
Il reste que les banques sont aussi l’objet de nouvelles conventions internationales. Ainsi les évolutions des accords de Bâle sont pour les banquiers une nouvelle donne qu’il faut intégrer. Gildas Maire chez Armateurs de France et moi-même en tant que Président du Bimco avons alerté sur les conséquences pour le monde maritime du durcissement des conditions financières pour l’obtention d’un prêt. La révision actuelle des accords de Bâle 3 va entraîner une hausse importante du coût du crédit, sinon sa raréfaction. Cette révision passe à côté du problème. Cela me fait peur notamment dans ses conséquences sur le crédit.
Parmi les solutions, je préconise le recours au Private Equity. C’est ce que nous avons fait. Il s’agit d’une alternative qui permet à la banque d’être moins sollicitée. Elle ne prête que 40 % du montant du bien. Cette réduction d’exposition la rassure. Quant aux 60 % restants, nous faisons appel au marché des investisseurs privés que nous connaissons. Ce système, nous l’avons déjà mis en place dans notre société et il fonctionne.
JMM: vous êtes en train de faire le procès des investisseurs spéculateurs qui ont souvent considéré le maritime comme une industrie à profit immédiat. Pensez-vous qu’il faille faire bloc contre ce type d’investisseur?
P.L.-D.: Il faut se méfier de certains fonds d’investissement. Ils ont participé à la hausse des commandes dans les années de croissance. Aujourd’hui la situation du marché est telle que ces fonds ne peuvent et ne veulent pas jouer le jeu du long terme. Les partenariats que nous recherchons doivent s’établir sur le long terme. Il faut comprendre qu’entrer dans le monde maritime ne se fait pas pour réaliser des profits rapidement. Le but de notre métier d’armateur est une passion pour une activité industrielle. Nous devons réaliser du profit comme toute entreprise mais nous devons d’abord assouvir une passion, celle d’offrir des services dans un environnement à priori hostile, la mer. Le métier d’armateurs change: nous serons demain de plus en plus un métier de services en mer.
JMM: nous constatons que vous avez diversifié les activités de LDA. Vous êtes entrés sur le métier du portuaire et celui des ferries. Demain dans quels secteurs pensez-vous vous diversifier?
P.L.-D.: Nous avons essayé de faire des choses nouvelles au cours de ces dernières années. Ainsi, à Cherbourg, nous avions tenté de créer un hub portuaire qui n’a pas été soutenu par l’administration à l’époque. Dommage pour la France et l’emploi. Par contre, nous avons réalisé ce type d’opérations en Indonésie, où cela marche très bien, en Colombie, et aujourd’hui nous sommes opérateur portuaire en Inde. Je suis persuadé que les pays qui ont des besoins d’importation et d’exportation sont des marchés à découvrir.
J’ai aussi cru dans les Autoroutes de la Mer en ouvrant une ligne de Toulon à Rome, puis au départ de Nantes Saint-Nazaire. Mais nous avons été présents sur cette filière trop tôt. Quant au ferry, convaincus que l’avenir appartenait à de grands réseaux, nous avons cédé notre activité au danois DFDS.
Depuis plusieurs années, je suis certain qu’un marché existe sur les EMR (énergies marines renouvelables). Je pense que la création d’un partenariat entre fabricants de turbines, électriciens et armateurs, serait une solution. Nous attendons d’avoir une véritable demande dans cette filière. Nous disposons, avec Louis Dreyfus TravOcéan d’une structure adaptée pour répondre à ce marché. Cela se met en place aujourd’hui, moins vite que je ne le pensais il y a quatre ans, mais cela avance.