Peut-on imaginer demain charger un navire sans qu’aucun équipage ne soit présent à bord? L’idée relève plus de la science-fiction que de la réalité. Le sujet taraude les esprits des Géo Trouvetou navals qui planchent sur leur table à dessin depuis plusieurs années pour trouver une solution. Le 11 avril, à Portland dans l’Oregon, la directrice de Darpa (Defense Advanced Project Research Agency), Arati Pabhakar, a participé à la cérémonie de baptême du premier navire militaire autonome. Le Sea-Hunter est capable d’évoluer en toute autonomie pendant plusieurs mois en haute mer sans qu’aucun équipage ne soit à bord ni qu’il soit télécommandé par une personne depuis un bureau. « La Google Car des mers », indique la revue Technologies pour parler de ce navire. Peut-on imaginer décliner ce type de navire à des unités commerciales? L’armée américaine assure que le navire respecte scrupuleusement les règles de navigation internationales. Cette intelligence artificielle permet aussi de faire baisser le coût de fonctionnement des unités. Fini les équipages qui tombent malades, les demandes de jours de congé, les jours fériés à récupérer ou les problèmes de fatigue et de baisse de vigilance pendant les heures de quart. A priori tout est au point pour que ce type de nouveauté se décline dans la navigation commerciale.
Plusieurs intervenants
Le motoriste marin Rolls-Royce s’est penché sur le sujet depuis plusieurs années. Dans un document publié en juillet, Rolls-Royce souligne l’importance de l’intelligence artificielle dans notre vie quotidienne. « Il y a dix ans, personne ne pouvait imaginer que nous gérerions notre vie au travers d’un simple téléphone. Aujourd’hui, peu d’entre nous peuvent s’en passer. Il y a deux ans, les navires autonomes relevaient de la science-fiction. Aujourd’hui ils peuvent devenir une réalité », note en introduction le document du motoriste. Le projet a été développé entre plusieurs intervenants. Outre Rolls-Royce, on compte DNV GL, Inmarsat, Deltamarin, Brighthouse Intelligence (un cabinet finlandais spécialisé sur les réseaux informatiques), Finferries et ESL Shipping, un armement finlandais. Le projet de navire autonome a été piloté par l’Agence finlandaise pour l’innovation et la technologie et a pris le nom de AAWA (Advanced Autonomous Waterborne Application Initiative). Il est prévu que le projet s’étende jusqu’en décembre 2017.
Pour arriver à imaginer un navire commercial autonome, le groupe des industriels s’est penché sur les principaux points à élucider. En premier lieu, il a fallu chercher la technologie la mieux adaptée pour diriger un navire de façon autonome loin d’un port. Ensuite, les ingénieurs se sont penchés sur la manière de disposer d’un navire qui soit aussi sécurisé qu’un navire avec équipage, de rechercher les risques inhérents à ce type de navires et comment les atténuer. De plus, la question de l’intérêt pour les armateurs et les opérateurs d’investir dans un navire autonome se pose. Enfin, les questions de responsabilité en cas d’incident et de la légalité de ces navires doivent trouver une réponse.
L’échelle de Thomas Sheridan
Le projet entre dans une phase concrète de l’autonomie des navires. À prendre l’échelle de l’autonomie selon Thomas Sheridan – qui varie d’une autonomie dirigée par la main de l’homme jusqu’à la complète autonomie –, les différents acteurs de l’étude ont abouti à une conclusion: il ne faut pas considérer le navire comme un tout pour appliquer les règles de Thomas Sheridan, mais plutôt décliner les tâches à effectuer les unes après les autres sur un navire pour considérer son degré d’autonomie. Dans son rapport de juillet, les intervenants considèrent que le navire pourrait être entièrement automatisé en pleine mer. À l’approche des côtes, il devra être surveillé voire télé-opéré par un navigant.
Solution hybride
Dans sa première phase, le projet AAWA a exploré différents aspects. Les conclusions nuancent les différentes options. En premier lieu, il ne peut exister une solution unique. Il faut trouver une solution hybride selon le type de navire entre l’autonomie complète et la télé-opération du navire depuis un poste. Ensuite, les technologies pour créer un navire autonome ou sous contrôle existent. Le défi à relever consiste à trouver la voie optimale pour combiner l’autonomie afin d’atteindre une efficacité et une réduction de coût. Le développement des supports à la décision pour les navires autonomes se feront graduellement dans le temps. Il sera nécessaire de mener des tests et des simulations au fur et à mesure de l’intégration de l’autonomie. Troisième point, il est apparu au gré des différentes phases testées aujourd’hui que les opérations pour les navires autonomes devraient être aussi sûres que les navires actuels. Ce système peut permettre de réduire les risques d’erreur humaine, mais dans le même temps de nouveaux risques peuvent survenir. Ils devront être identifiés et résolus. Le quatrième point de ces conclusions a trait à la règlementation. Le changement de législation avec l’entrée en service de ces navires dépend principalement, selon les auteurs du rapport, de la volonté politique. L’aboutissement de ce projet nécessite de revoir l’ensemble de la législation internationale et nationale. L’intervention de l’OMI deviendra nécessaire. La question de la responsabilité peut évoluer, à la marge, selon les États. Il est apparu que les besoins de modifications des règles sur ce sujet ne sont pas importants pour les rapporteurs. Ce qu’il convient d’étudier est avant tout l’extension d’autres responsabilités qui auront des impacts sur les règles de responsabilité et d’assurance. Enfin, les navires autonomes vont révolutionner l’industrie du transport maritime et le rôle des acteurs. Les armateurs, les chantiers navals, les sociétés fournisseurs de logiciels et de systèmes informatiques devront revoir leur copie.
Cette première phase d’étude menée, plusieurs défis restent à relever. D’abord, le développement et le test de technologies spécifiques pour les opérations des navires autonomes qui utilisent des simulateurs. Mais aussi des exercices dans des situations réelles et face à des conditions météo différentes. La meilleure façon de combiner la technologie des capteurs dans des conditions météorologiques et de mer différentes va être testée sur un navire de FinFerries, le Stella, qui réalise des traversées entre Korpo et Houtskär. Ensuite, des recherches pour comprendre les changements et les nouveaux risques (une pluralité de « hasards » connus et à découvrir, comme le souligne le rapport) sont nécessaires. L’émergence de ces nouvelles technologies doit mener à une nouvelle approche pour construire l’industrie maritime de demain et prévoir la gestion des risques. Ensuite, les défis à relever pour construire et opérer un navire prototype au niveau national tout en considérant l’aspect légal au niveau international. Enfin, le point de vue des opérateurs de ces navires autonomes pour appréhender le coût et le modèle économique des opérations selon le type de navire.
« La révolution a commencé », continue le rapport qui prévoit que les différentes phases et tests à prévoir devraient être réalisés d’ici à la fin 2017.
Les auteurs du rapport ont ensuite détaillé l’état d’avancement de leurs recherches par thème: la technologie, les implications légales, la sécurité et la sûreté du navire, la nouvelle définition du marché maritime.
Règles nationales et internationales
Nous avons choisi de nous pencher sur l’aspect légal, la sécurité et la sûreté du navire et l’avenir du marché. Concernant l’aspect légal, les études menées montrent que le navire autonome n’a pas été prévu dans les règles nationales et internationales. Il apparaît alors nécessaire que l’OMI s’empare de ce sujet. Dès lors que l’organisation internationale aura pu reconnaître ce type de navire, la déclinaison dans les règles nationales sera plus aisée. Il convient aussi de prendre en compte l’État du pavillon. « Il est nécessaire que les administrations maritimes soient autour de la table », recommande le rapport. Quant aux responsabilités découlant des opérations de transport, elles doivent être revues. Les règles existantes devront continuer à être appliquées, mais il est certain que de nouvelles responsabilités sont à prévoir. « Les défis à relever ne sont pas insurmontables. Les lois peuvent toujours être modifiées. La question majeure est de faire accepter ce navire d’un point de vue sociétal. » Il reste que l’entrée de ces règles dans le cadre juridique peut prendre plusieurs années. Pour la période intérimaire, les rapporteurs préconisent des recommandations par l’OMI.
L’aspect de la sécurité et de la sûreté à bord de ces navires reste un point délicat à aborder. Pour les syndicats de marins, il est nécessaire de se pencher sur cette question. Pour les rapporteurs, le navire autonome doit être aussi sûr que les navires actuels. Il faut évoluer par touche et selon le principe du « step by step ». Ils recommandent l’application du principe de précaution avant de passer à la phase ultérieure. Dans le cadre de ce chapitre, la coopération internationale est primordiale. Le rapport a essayé de brosser un tableau large des différents aspects de la sécurité et de la sûreté du point de vue du navire, de la cargaison, des règles de navigation, de l’environnement. « Elles sont présentées sur une base générale et ne peuvent être encore considérées comme un catalogue de ce que nous pouvons considérer aujourd’hui compte tenu de l’évolution rapide du marché », indique le rapport.
Modèle économique
Enfin, s’agissant du marché, le rapport met en évidence la véritable révolution de ces navires. « La transition vers le navire autonome signifie l’entrée dans une nouvelle ère plus complexe qu’une simple révolution technologique. » Les opérateurs impliqués dans la construction et l’exploitation de ce navire autonome doivent bâtir dès aujourd’hui le modèle économique. « Les bénéfices à tirer de ces navires autonomes doivent intervenir avant que le navire autonome ne devienne la norme ». D’ores et déjà, le rapport préconise la mise en place des premiers systèmes tendant vers l’automatisation à bord des navires avant d’arriver à la phase finale. Alors, la viabilité de ce projet implique que les acteurs coopèrent. « Ce nouveau modèle économique requiert que certaines règles établies soient cassées, et notamment que le conservatisme des armements maritimes cesse pour bénéficier des nouvelles technologies. L’industrie maritime doit accepter des solutions digitales pour améliorer la qualité de la vie au lieu d’y voir une menace. » Pour conclure, le rapport explique que le navire autonome deviendra une réalité du point de vue technologique. Il faut simplement que les différents acteurs de la chaîne de construction et d’exploitation du navire s’impliquent et coopèrent pour faire de ce projet une réalité.
Passer du concept de navire autonome à la réalité ne se fera pas en un jour, reconnaît le rapport de l’AAWA. Le navire autonome doit être reconnu culturellement par l’ensemble de l’industrie.
Si le rapport de l’AAWA aborde le sujet d’un point de vue technique, réglementaire ou sociétal, il a laissé dans les tiroirs l’aspect social. Entre le navire autonome et le navire télé-opéré, quelle sera la place des marins de demain? Certes, si le navire doit être parfois pris en main dans des conditions météorologiques sévères ou si une panne intervient en pleine mer, quelles sont les mesures prévues? Pour Jean-Philippe Chateil, de l’Ugict-CGT, de nombreuses questions restent en suspens. Il faut étudier le système sur une plus grande échelle. Il reste sceptique quant au devenir des marins. À ignorer l’aspect social, les rapporteurs oublient aussi, pour le syndicaliste, la connaissance pratique du navire et de la mer. Tout ne peut se régler par ordinateur et l’intelligence artificielle reste artificielle. La mer demeure un domaine particulier.
Enfin, la digitalisation de la conduite des navires doit aussi intégrer une dimension de sûreté importante. Comment se protéger face à la cyberattaque d’un navire transportant des matières dangereuses?
Autant de questions qui restent à résoudre et qui permettent à certains de dire que la réalité n’est pas pour demain.