Si la Chine n’hésite pas à expliquer qu’elle connaît l’archipel des Paracels et celui des Spratleys depuis le IIe siècle avant J.-C., la grande marche chinoise vers le sud de la mer de Chine est bien plus récente.
Historique
En 1974, la Chine chasse l’armée sud-vietnamienne des Paracels; le Nord Vietnam, soutenu par la Chine, proteste avec retenue. Coup d’accélérateur en mai 2014 quand la Chine installe une plate-forme d’exploitation pétrolière dans une zone de Paracels que le Vietnam considère comme faisant partie de sa ZEE. Cette fois, la réaction est vive et la Chine retire sa plate-forme.
Depuis, elle « poldérise », selon le terme diplomatique, de nombreux îlots et hauts-fonds, histoire d’en faire des îles habitables, et donc susceptibles de prétendre au bénéfice d’une ZEE. En couvrant les deux archipels de ZEE « insulaires », la Chine peut espérer s’approprier les ressources halieutiques et minérales de toute une zone dont le Vietnam, les Philippines, la Malaisie et Brunéi sont riverains. Sans oublier la dimension militaire. La Chine a besoin de faire savoir que ses sous-marins lanceurs de missiles nucléaires peuvent facilement rallier.
De gesticulations de navires de garde-côte en mesures d’intimidation, la pression monte, les dépenses d’armements lourds augmentant dans la région. Les bâtiments de guerre américains circulent au plus près des Spratleys, provoquant l’ire chinoise alors que les États-Unis invoquent le droit de passage inoffensif, d’autant qu’il s’agit de la haute mer au sens de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer. Ayant ratifié cette convention en 1984, les Philippines ont fini par porter le dossier devant le tribunal en janvier 2013. La Chine réagit immédiatement en expliquant qu’elle ne reconnaîtra aucune décision arbitrale et ne participera pas au débat. Elle a ratifié la convention sur le droit de la mer en 1996.
Le 12 juillet 2016: la Chine perd la face
Après avoir bien préparé le terrain avec la diffusion le 29 juin d’un communiqué d’alerte en français et en anglais, le tribunal a donc poursuivi le 12 juillet avec une note de 12 pages accompagnant son jugement, adopté à l’unanimité, de 501 pages rédigées en anglais.
Après avoir jugé qu’il était compétent pour traiter l’affaire, le tribunal estime que, dans la mesure où la Chine avait des droits historiques sur des ressources dans les eaux de la mer de Chine méridionale, ces droits « ont été éteints étant donné qu’ils étaient incompatibles avec les ZEE prévues par la convention » (sur le droit de la mer). Il note également que, bien que les navigateurs et pêcheurs chinois, ainsi que ceux d’autres États, ont « historiquement fait usage des îles de la mer de Chine méridionale, il n’existe aucune preuve que la Chine a, historiquement, exercé un contrôle exclusif sur les eaux et leurs ressources ». Le tribunal juge « qu’il n’y a aucun fondement juridique pour que la Chine revendique des droits historiques » sur des ressources dans les zones maritimes à l’intérieur de la « ligne en neuf traits ». Cette ligne, vaguement dessinée sans coordonnées géographiques, sert à la Chine pour justifier sa position.
Par la suite, le tribunal a examiné les droits à des zones maritimes et le statut de certains hauts fonds et îlots. Tout d’abord, il a procédé à une évaluation afin de déterminer si certains récifs revendiqués par la Chine sont découverts à marée haute. Les îlots qui sont découverts à marée haute génèrent un droit à une mer territoriale d’au moins 12 milles, contrairement aux hauts fonds recouverts à marée haute. Le tribunal a constaté que les récifs ont été modifiés de manière « considérable » par les activités de réclamation de terre et de construction. Il a rappelé que la convention catégorise les hauts fonds et îlots en fonction de leur état naturel, et s’appuie sur des documents historiques afin d’évaluer les éléments.
Le tribunal étudie ensuite la question de savoir si les îlots revendiqués par la Chine peuvent générer des zones maritimes au-delà des 12 milles. En vertu de la convention, une île génère une ZEE de 200 milles et un plateau continental, mais les « rochers qui ne se prêtent pas à l’habitation humaine ou à une vie économique propre, n’ont pas de ZEE ni de plateau continental ». Le tribunal considère que cette disposition dépend de la capacité objective d’un îlot ou d’une île, dans son état naturel, à soutenir soit une communauté stable de personnes soit une activité économique qui ne dépend pas des ressources extérieures ou qui n’est pas de nature uniquement extractive. Il note que la présence actuelle de personnel officiel sur de nombreuses îles dépend d’un soutien extérieur et ne reflète pas la capacité de ces îles. Il estime que les éléments de preuve historiques sont plus pertinents et constate que les îles Spratleys ont été utilisées historiquement par des petits groupes de pêcheurs et que plusieurs entreprises japonaises ont tenté d’y exercer des activités de pêche et d’extraction minière du guano.
Le tribunal conclut que cette utilisation temporaire « ne constitue pas l’habitation par une communauté stable et que toutes les activités économiques historiques ont été extractives ». Ainsi, il estime « qu’aucune des îles Spratleys n’est capable de générer une zone maritime étendue ». Il soutient également que les îles Spratleys « ne peuvent pas générer de zones maritimes collectivement, en tant qu’élément ».
Ayant constaté « qu’aucun des éléments revendiqués par la Chine n’était capable de générer une ZEE », le tribunal juge qu’il peut, sans délimiter de frontière, déclarer que « certaines zones maritimes » sont comprises dans la ZEE des Philippines, parce que ces zones ne sont chevauchées par « aucun » droit de la Chine.
Concernant la légalité des actions menées par la Chine en mer de Chine méridionale, en particulier dans « certaines » zones appartenant de plein droit à la ZEE philippine, le tribunal a estimé que la Chine a « violé les droits souverains des Philippines dans sa ZEE:
– en entravant les activités liées à la pêche et l’exploration pétrolière menées par les Philippines;
– en construisant des îles artificielles,
– et en n’empêchant pas les pêcheurs chinois de pêcher dans la zone ».
Il considère également que les pêcheurs des Philippines (au même titre que les pêcheurs chinois) possèdent des droits de pêche « traditionnels à proximité du récif de Scarborough et que la Chine a porté atteinte à ces droits en y limitant l’accès ». Il déclare en outre que les navires de la force publique chinoise ont commis des actes « illicites et ont provoqué des risques sérieux d’abordage lorsqu’ils ont bloqué physiquement les navires philippins ».
La sentence
Pour faire bonne mesure, le tribunal a conclu que la Chine a causé des dommages « graves » aux récifs coralliens en construisant des îles artificielles et a « manqué à ses obligations » de préserver et protéger les écosystèmes délicats ainsi que l’habitat des espèces en « régression, menacées ou en voie d’extinction ». Il a également conclu que les autorités chinoises étaient au courant du fait que les pêcheurs chinois exploitaient, « à grande échelle », des tortues de mer, des coraux et des palourdes géantes « menacés d’extinction » dans la mer de Chine méridionale, en utilisant des méthodes causant des dommages « importants » à l’environnement des récifs coralliens. Elles ont donc manqué aux obligations qui leur incombent de mettre fin à ces activités.
À la question de savoir si la Chine a aggravé son différend avec les Philippines durant l’examen de l’affaire par le tribunal, ce dernier répond qu’elle a « infligé des dommages irréversibles » au milieu marin; qu’elle a construit une « grande île artificielle dans la zone économique exclusive » des Philippines, et « a détruit des preuves relatives » à l’état naturel de certains hauts fonds ou îlots en mer de Chine méridionale qui faisaient partie du différend.
Sans surprise la Chine a rejeté cette sentence en bloc et réaffirmé sa souveraineté sur une grande partie de la zone. Même le parlement de Taïwan qui n’était pas partie à l’arbitrage s’en est ému en apprenant que l’île de Taiping (ou Itu Aba) « contrôlée par Taïwan », la plus grande des îles Spratleys, était considérée par le tribunal comme un rocher et non pas comme une île, ce qui prive la République de Chine d’une ZEE. Cette sentence est une décision « unilatérale qui est inacceptable ».
La seule vraie question maintenant est de savoir qui va faire en sorte que la Chine respecte cette sentence internationale.
Dissuasion nucléaire chinoise
Si, au fil des colloques qui ont été organisés ces dernières années en France sur l’expansionnisme maritime chinois, on a beaucoup insisté sur les ressources halieutiques et les probables ressources minérales, la dimension militaire a été plus rarement soulignée. En mars dernier, à l’invitation de l’association Océanides, le capitaine de vaisseau Marc Merveilleux du Vignaux, attaché naval à Pékin durant quatre ans, a rappelé la doctrine nucléaire chinoise: pas d’emploi en premier de l’arme nucléaire. En conséquence, la Chine doit être capable de réagir, et pas uniquement avec ses missiles terrestres qui pourraient être partiellement détruits. Il lui faut donc des sous-marins porteurs d’armes nucléaires et de voies d’accès à la haute mer. Or, la mer de Chine méridionale est un espace semi-fermé dont les accès au Pacifique sont probablement très surveillés par les États-Unis. La Chine doit donc trouver un moyen de limiter la portée de la surveillance étrangère. Annexer la mer de Chine méridionale en est un, même s’il n’est pas juridiquement irréprochable.
Même le Parlement européen s’est ému de la situation dans une résolution non contraignante adoptée fin mai (JMM du 3/6; p. 7). Il « s’inquiète particulièrement de l’ampleur des activités actuelles de la Chine dans cette zone, avec, notamment, la construction d’installations militaires, de ports et d’au moins une piste d’atterrissage ». Il « presse toutes les parties au litige de s’abstenir d’actes unilatéraux de provocation et de résoudre ce litige pacifiquement ».