Journal de la marine marchande (JMM): pouvez-vous rappeler le contexte diplomatique qui a conduit à la signature de l’accord entre l’iran et les pays du groupe 5 + 1 14 juillet?
François Nicoullaud (F.N.): L’accord du 14 juillet est le résultat d’une très longue négociation, sans doute l’une des plus longues et difficiles de l’histoire contemporaine des 15 ou 20 dernières années. Il y a plusieurs raisons à cela. Le nucléaire est en soi un domaine hautement complexe, l’Iran est aussi un pays complexe et situé dans une région tourmentée. Il faut ajouter l’existence d’une méfiance toujours forte vis-à-vis de l’Iran de la part des États-Unis depuis la prise d’otages de l’ambassade américaine à Téhéran le 4 novembre 1979, qui a duré 444 jours (les otages ont été libérés le 20 janvier 1981). La méfiance règne aussi du côté des pays de l’Union européenne et aboutit à soutenir plutôt les pays voisins de l’Iran, et notamment l’Irak, au cours des années suivant la révolution de 1979. Les interrogations sur les objectifs du programme nucléaire iranien sont nées en 2002 avec la découverte d’installations inquiétantes, possiblement à finalité militaire. Peu après, la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne sont entrées en contact avec l’Iran pour tenter de trouver une solution négociée. La négociation s’est embourbée pour des raisons techniques et politiques. Les discussions sont devenues encore plus difficiles avec Mahmoud Ahmadinejad, président de la république islamique d’Iran de 2005 à 2013, qui a privilégié une attitude provocatrice à l’égard de l’Occident. Une nouvelle étape s’est ouverte en juin 2013 avec l’élection de Hassan Rohani comme président. Les États-Unis et l’Union européenne ont enfin eu un interlocuteur avec lequel il était possible d’échanger et de construire quelque chose. En juillet 2015, c’est l’aboutissement de la négociation avec la signature du Plan d’action global conjoint (Joint Comprehensive Plan of Action, JCPOA) par lequel l’Iran accepte des contraintes et des contrôles sur son programme nucléaire. En échange, les États-Unis et l’Union européenne doivent lever toutes les sanctions mises en place au fil des années pour faire céder l’Iran. L’accord est entré en vigueur le 16 janvier (Implementation Day) après que l’Agence internationale de l’énergie nucléaire a rendu un avis positif sur le respect par l’Iran des mesures prévues par le JCPOA. Aujourd’hui, nous sommes dans la phase d’application de l’accord et dans une période qui peut être intéressante dans le contexte de levée des sanctions économiques qui pesaient sur la société iranienne.
JMM: quelle est la situation concernant les sanctions?
F.N.: Il y a eu différents niveaux de sanctions au fil des années. Il y a eu des sanctions sur l’ensemble des activités économiques, sauf sur les produits agroalimentaires et médicaux pour des raisons humanitaires. Ces sanctions ont eu pour conséquence l’instauration d’un embargo quasi généralisé des produits exportés vers l’Iran. Il y a eu aussi un embargo sur les mouvements financiers, toujours avec l’objectif d’isoler le pays du monde extérieur. À partir de 2012, de nouvelles sanctions ont été mises en place pour empêcher l’export de pétrole brut et l’import d’essence, l’Iran disposant de capacités de raffinage inférieures à sa consommation intérieure.
Toutes ces sanctions doivent disparaître. Toutefois, la situation n’est pas aussi simple, car en réalité toutes n’ont pas disparu.
Les sanctions qui ont été levées sont celles visant à punir l’Iran de ses activités nucléaires car le JCPOA porte sur cette question. En conséquence, la levée des autres sanctions échappe à l’accord. Il s’agit pour l’essentiel de sanctions imposées par les États-Unis à l’encontre de tout pays (dont l’Iran) favorisant le terrorisme et enfreignant les droits de l’homme. En conséquence, pour les entreprises américaines, la plupart des sanctions demeurent concernant l’Iran et il leur est encore impossible de nouer des relations économiques avec ce pays.
La situation peut sembler plus privilégiée pour les entreprises européennes, tout au moins en apparence. En effet, le maintien des sanctions des États-Unis contre l’Iran signifie que tout ce qui passe par le sol américain ou par une entreprise américaine (ou même par un seul citoyen américain) à destination de l’Iran est soumis aux sanctions américaines sur le soutien au terrorisme et la violation des droits de l’homme. C’est la raison pour laquelle il n’est pas possible actuellement d’utiliser le dollar américain pour commercer avec l’Iran. Les États-Unis ont également établi des listes noires de personnes ou de partenaires avec lesquels toute relation est prohibée. Sur ces listes figurent notamment de nombreux membres des Pasdaran (gardiens de la révolution) qui sont au cœur du régime iranien et contrôlent des pans entiers de l’économie du pays. Ces règles américaines signifient que même si des entreprises européennes ou françaises entrent en contact avec des homologues iraniennes, elles sont largement paralysées par ces sanctions, notamment dans leur dimension financière et monétaire. Les banques européennes et françaises gardent encore en mémoire la condamnation de BNP Paribas en 2014 à verser plus de 8 Md$ d’amendes pour avoir réalisé des transactions avec des pays sous embargo comme l’Iran et le Soudan. Actuellement, aucune banque française ne veut s’engager dans le financement d’un projet ou d’une opération d’import-export avec l’Iran. Le gouvernement de ce pays a protesté avec raison contre le maintien par les États-Unis de telles sanctions. Les Iraniens ont respecté leur part de l’accord sur le nucléaire et considèrent que les États-Unis ne sont pas de bonne foi. Le volet économique apparaît ainsi largement paralysé tant que des assouplissements significatifs ne seront pas apportés à ces règles américaines. Il faut espérer que les États-Unis vont accomplir ce qu’il faut pour aller dans le sens de l’accord.
JMM: quelles peuvent être les conséquences des élections au parlement de février 2016 pour l’avenir?
F.N.: Le résultat des élections est positif pour Hassan Rohani. Il va pouvoir disposer d’un Parlement plus favorable car comprenant moins de conservateurs « durs » qui lui sont hostiles. En juin 2013, Hassan Rohani a été élu sur la promesse d’un accord sur le nucléaire signifiant la levée des sanctions et l’ouverture de l’économie et de la société. La première partie de son mandat s’est concentrée sur l’obtention d’un accord. Hassan Rohani a bénéficié du soutien du Guide suprême Ali Khamenei au cours des négociations sur le nucléaire. La deuxième partie de son mandat va porter sur l’économie. Aujourd’hui, il y a un espoir de libération de l’économie chez les Iraniens. L’ouverture se fait toutefois lentement et les Iraniens le sentent. Tout cela va prendre du temps. Hassan Rohani veut donner aux Iraniens des signes de progrès économiques avant l’élection présidentielle de 2017 au cours de laquelle il briguera un deuxième mandat. Aussi, il lui reste un an pour donner aux Iraniens de premières preuves d’ouverture et de prospérité économique. Un an, c’est un délai très court. Il est douteux que la population ait le sentiment de changer d’époque d’ici un an. Toutefois, il est certain que Hassan Rohani va obtenir les moyens d’agir de la part du Parlement sur les plans budgétaire et financier pour lancer la réforme de l’économie. Par exemple, le système bancaire, actuellement défaillant, sclérosé, doit être modernisé pour favoriser le développement économique. Il y a aussi un espoir d’obtenir davantage de libertés publiques et politiques au sein de la population. Sur l’ouverture de la société, le desserrement de l’ordre moral, l’évolution des mœurs, Hassan Rohani n’aura pas de majorité pour faire voter des lois significatives. Concernant l’ouverture vers l’extérieur, le Guide suprême et la nébuleuse des conservateurs n’en veulent pas. Pour ces derniers, les États-Unis demeurent un ennemi irréconciliable. L’année à venir va être compliquée pour Hassan Rohani, avec des avancées possibles mais aussi des obstacles redoutables. Pour lui, rien n’est gagné, rien n’est perdu à ce stade. Il est certainement l’homme de la situation. Il est issu de la Révolution, il connaît les rouages de l’État. Il est très énergique, doté d’un caractère affirmé et d’une forte personnalité. Il sait tout mettre en œuvre pour faire avancer ses objectifs, en s’entourant de bonnes équipes aussi bien politiques qu’économiques.
JMM: dans ce contexte, comment se présentent les opportunités d’affaires?
F.N.: En Iran, la conclusion d’affaires prend du temps même si elle n’est pas plus compliquée qu’ailleurs. Les prises de décision sont lentes et susceptibles d’évoluer du jour au lendemain. Il faut savoir construire la confiance, accepter de passer du temps pour développer des relations interpersonnelles. Une fois la confiance acquise, les entreprises françaises peuvent réussir; les efforts sont récompensés. L’ambassade de France a renforcé son service économique afin d’être en mesure d’agir aux côtés des entreprises à Téhéran. En début de séjour, il est recommandé de faire une visite à l’ambassade qui peut exposer le contexte général, politique et diplomatique, au-delà des raisons purement économiques du déplacement. L’ambassade peut aider, conseiller, diriger vers les bons interlocuteurs. Les entreprises européennes ont un champ de possibilités assez vaste de retour en Iran. Les entreprises françaises présentes dans les secteurs automobile, pétrolier ou d’infrastructures ont dû partir en 2009, laissant le champ libre à la Chine, à l’Inde, à la Russie. Toutefois, il est certain que les Iraniens reviendront volontiers aux produits européens. L’Iran compte 80 millions d’habitants. C’est un marché avec des habitudes de consommation de type occidental. La population attend des produits de haute technologie, de qualité. Dans le domaine du pétrole, l’expertise des compagnies françaises et européennes est également attendue. Il y a sans doute une occasion unique à ne pas manquer pour les entreprises européennes à retourner en Iran. C’est maintenant qu’il faut y aller, nouer les contacts, monter les projets. C’est maintenant qu’il faut faire sentir aux Iraniens que la volonté existe chez les entrepreneurs européens de venir.
JMM: quels sont les freins à une reprise des échanges avec l’iran?
F.N.: Le résultat de l’élection présidentielle aux États-Unis constitue une épée de Damoclès. Comment va tourner la vie politique américaine si un candidat républicain est élu? Le risque serait alors de voir renaître une ambiance de crise politique qui ne favoriserait pas le développement des échanges ou des affaires avec l’Iran. Si un candidat démocrate est élu, peut-être Hillary Clinton, l’inquiétude peut être moins forte mais demeure néanmoins. Hillary Clinton apparaît assez peu ouverte vis-à-vis de l’Iran, en tout cas dans ses positions de campagne. L’accord du 14 juillet doit être appliqué avec bonne foi et bonne volonté, des deux côtés. Il faut espérer que le bon sens l’emportera et permettra une application loyale de l’accord au cours des années à venir.
Données générales sur l’Iran
• Superficie: 1,648 Mkm2. Le pays compte 30 provinces.
• Population: 78,3 millions d’habitants en juin 2015 dont 55 % de moins de 30 ans.
• Villes principales: Téhéran (capitale), Machhad, Ispahan, Karaj, Tabriz, Chiraz, Ahvaz.
• Monnaie: le rial. Pour les données suivantes, les références correspondent à l’année iranienne, qui s’étend du 21 mars de l’année « n » au 20 mars de l’année « n + 1 ».
• PIB: 406,3 Md$ en 2014/2015, contre 366,1 Md$ en 2013/2014.
• Évolution du PIB: + 3 % en 2014/2015.
• Taux de chômage: 11,6 % en 2014/2015, selon les sources iraniennes, mais estimé à près de 30 % par le FMI.
• Principaux partenaires commerciaux: Chine, Inde, Émirats arabes unis, Turquie, Irak, Corée du Sud, Japon, Union européenne.
• Part des principaux secteurs d’activités dans le PIB: agriculture 11,3 %, industrie 37,6 %, services 51 %.
Source: rapport d’information du Sénat d’octobre 2015 et ministère des Affaires étrangères.