Décembre 1989. L’exécution du dictateur Nicolae Ceausescu signe la fin du régime communiste en Roumanie. Elle laisse place à une démocratie parlementaire mais également au libéralisme. Tourné jusqu’alors vers les pays du bloc soviétique, le trafic maritime roumain, désorganisé, subit un premier revers: la baisse de ses tonnages. Constituée de 350 navires, la flotte roumaine, propriété d’une compagnie nationale gérée par l’État, est peu à peu démantelée. « La flotte a été décomposée en trois sociétés privées, qui dans la décennie suivante ont périclité par manque de trésorerie et d’investissements. Peu à peu, tous les navires ont été vendus à des armateurs étrangers. Le tout sur fond de scandale politique avec le dossier Flota, mettant en cause des dirigeants politiques soupçonnés de corruption pour avoir favorisé la vente de navires à des conditions très favorables », décrit Antoine Roger, chercheur à Sciences Po à Bordeaux, spécialiste de la sociologie des marchés. « Le fait que le pays perde toute sa flotte, c’est un cas unique », ajoute ce sociologue, qui depuis 2010 mène une étude sur le sort et le statut des marins roumains, s’attachant à identifier comment un marché se structure, en période d’incertitudes, en fonction de paramètres locaux et internationaux.
Un marché de l’emploi déstabilisé
Suite à ce démantèlement de la flotte, les 40 000 officiers roumains ont cumulé les difficultés pour trouver un emploi. « La réputation des marins roumains n’était pas connue, les armateurs étrangers craignant leur manque de compétence en langues étrangères ainsi que des connaissances techniques trop spécifiques aux navires et au matériel roumain. »
En parallèle, les deux institutions de formation d’officiers roumains (UMC, Université maritime de Constanta) et l’Académie Navale Mircea cel Batrin (ANMB) ont continué, au cœur de ces années 1990, à produire le même nombre de diplômés. « L’effectif est resté à 40 000. Or, pour valider leur brevet d’officier, les cadets ont obligation de réaliser un stage d’embarquement de 12 mois pour les officiers de pont et de six mois pour les mécaniciens. Avec la disparition de la flotte sous pavillon roumain, ces cadets ne trouvaient plus de stages », ajoute Antoine Roger.
Dans ce contexte tendu, les agences de crewing se sont dès lors multipliées. Certaines étaient conventionnées avec l’autorité maritime roumaine. D’autres non. « De nombreuses agences de placement – près d’une centaine – sont apparues sur le marché noir, non respectueuses des normes internationales et aux pratiques plus sauvages, demandant par exemple de l’argent aux marins contre un emploi, proposant des embarquements fictifs ou douteux. »
Des tentatives de régulation
Pour prendre le contre-pied de cette dérégulation, dès la fin des années 1990, des formations à destination des officiers ont été proposées pour une mise à jour des connaissances et des compétences en langues étrangères, et ce afin de « reconstruire l’image du marin roumain ».
En outre, depuis 2010, des armateurs ont ouvert leurs propres agences de recrutement d’équipage, tels que CMA CGM, Peter Döhle, V.Ships… « En travaillant avec les écoles de formation, ces agences assurent ainsi aux cadets des stages d’embarquement, apportent de la visibilité sur les emplois et s’inscrivent ainsi contre la logique de jungle des agences de recrutement du marché noir qui emploient une main-d’œuvre au coup par coup. »
En parallèle, une association rassemblant les agences d’équipage a vu le jour pour assainir les pratiques et développer des contrats d’embarquement sur la durée. Jusqu’alors peu développé, le syndicalisme a pris le taureau par les cornes en jouant un rôle structurant sur les contrats de travail et l’aide juridique aux marins. « On a assisté ainsi à une vraie mutualisation des informations sur les agences du marché noir, avec la circulation notamment de “black lists”. Même si ces agences douteuses continuent d’exister, leur pratique est désormais moins développée que pendant la période de chaos », constate Antoine Roger.
L’image des marins en jeu
Pour autant, rien n’est encore joué. L’implantation d’un nouvel établissement de formation (le Collège nautique roumain de Mogosoaia) a créé une levée de bouclier en proposant des diplômes en deux ans au lieu de quatre. Peu après, l’Université maritime de Constanta a emboîté le pas de formations plus courtes tout en maintenant celles sur quatre ans. Selon Antoine Roger, « on est actuellement dans une situation intermédiaire. On ne sait laquelle de ces formations, en deux ou quatre ans, va s’imposer. C’est l’image des marins roumains qui est en jeu et leur mise en concurrence, soit avec des officiers européens soit avec ceux les moins chers tels que les Philippins ».
Tout va dépendre aussi de l’implication des armateurs japonais ou français déjà présents en Roumanie. Certains, au sein d’une compagnie, pratiquent encore une mise en concurrence de marins les moins chers. « La situation là non plus n’est pas stabilisée, et pour les marins roumains tout peut basculer d’un côté ou d’un autre ».