L’Europe a depuis longtemps perdu sa place de leader dans le secteur de la construction navale et se débat désormais pour conserver les parts de marché où elle excelle encore (notamment les navires de croisière). En effet, le rapport de l’année 2014 de la Cnuced montre que 93 % des navires sont construits par la Chine, la Corée du Sud et le Japon. C’est à partir des années 1960 que l’Extrême-Orient a commencé son règne sans partage (ou presque) sur l’économie de construction. Cette première période a vu l’émergence de la redoutable concurrence japonaise appuyée sur son système industriel dont les « keiretsu »(conglomérats) sont les figures de proue, et son énorme marché domestique.
La crise des années 1970-1980, qui a plombé les ailes des pays industrialisés pour quelque vingt ans, a enclenché un processus de sélection naturelle qui a eu raison de nombreux chantiers en Europe et au Japon. Ce qui a vu, dans les 1990, la Corée du Sud s’imposer comme le nouveau champion. Tous les acteurs du pays ont participé à ce miracle. Le volontarisme des « chaebols » (conglomérats) de l’État, et la main-d’œuvre travailleuse, bon marché, couplés à un taux de change favorable ont propulsé la Corée du Sud à la tête du monde de la construction navale (elle a remporté 44,8 % des commandes du carnet mondial en 2003, contre 28,2 % pour son concurrent nippon).
S’appuyant sur l’extraordinaire croissance des échanges dans les années 2000, la Chine a inondé les marchés mondiaux de ses nombreux produits bon marché. Pour soutenir cette hausse impressionnante des besoins aussi bien en importations qu’en exportations, la Chine a choisi « l’économie socialiste de marché ». Ce système très particulier est caractérisé par une ouverture progressive des entreprises privées et publiques aux investissements étrangers et aux financements via la levée de fonds boursiers, le tout sous un fort contrôle politique et administratif de l’État sur les activités économiques du pays. Petit à petit, la Chine a grignoté les parts de marché dans le domaine de la construction navale, remportant de plus en plus de commandes (pour des navires à faible technologie surtout), prenant la tête de la course aux commandes en 2009, avec 37 % du carnet mondial contre « seulement » 34,3 % pour la Corée du Sud. Cette tendance se poursuit aujourd’hui encore (40,8 % contre 30,9 %), faisant sans doute de l’industrie navale chinoise la première au monde.
Diversification dans un contexte favorable
Un élément incontournable explique la réussite des chantiers navals asiatiques par rapport à leurs concurrents européens: des institutions financières, dont un pan de l’activité est entièrement dévoué à la réussite et la survie de ces compagnies. Les « agences crédit-export » (ACE) ont pris une part de plus en plus importante dans le financement des industries maritimes depuis la crise de 2008 alors que les capacités de prêts des banques ont rétréci. Dans le shipbuilding ou l’offshore, la proportion de financement de dettes impliquant des ACE est passée de 10 % avant la crise à 33 % environ.
Ce sont des institutions gouvernementales ou quasi gouvernementales qui agissent comme des intermédiaires entre les gouvernements et les entreprises exportatrices pour financer les exports de leurs pays. L’Asie étant le plus grand marché d’exportations de la planète, il n’est pas étonnant de voir que les deux plus gros consommateurs de financements liés à ces agences sont la Corée du Sud et le Japon.
Deux secteurs d’activité sont particulièrement dépendants du financement extérieur, car ils sont extrêmement coûteux et nouveaux: en premier lieu, l’exploitation du gaz de schiste. La façon la plus simple de le transporter d’un point A à un point B est de le transformer en gaz naturel liquéfié et de le stocker dans des unités spécialisées, les LNG carriers. Les Japonais, les Sud-Coréens et les Chinois, dans une moindre mesure, ont une avance considérable en la matière: des 134 navires capables de transporter du GNL, 133 ont été construits en Asie (depuis 2009). De même, l’année 2014 a été particulièrement fructueuse dans ce secteur pour les chantiers navals extrême-orientaux, avec un carnet de commandes en contenant 36. C’est donc une industrie porteuse pour les chantiers asiatiques depuis quelques années.
Or, ce sont des navires qui coûtent cher et requièrent un grand savoir-faire pour être construits. Les constructeurs ont massivement eu recours aux ACE pour financer leurs projets dans le domaine. Par exemple, un accord de financement de 1,12 Md$ pour la compagnie britannique Golar LNG incluait une tranche de 449,2 M$ couverte à 95 % par K-Sure, ainsi qu’une autre de 450 M$ financée par Kexim. Cet accord a permis à la société d’acheter six LNG carriers à Samsung, en Corée du Sud.
En deuxième lieu, aux côtés de la construction navale, l’offshore est également en plein développement en Extrême-Orient. Selon Macquarie, 57 % des derricks existants auraient besoin d’être remplacés, ou en auront bientôt besoin, et 71 % des semi-submersibles. La Corée du Sud et Singapour sont normalement leaders, mais la perspective de hausse des commandes, qui devrait durer encore au moins un an, a laissé de la place pour la Chine et le Japon ces dernières années. Ainsi, CSSC Holdings a plus que doublé ses profits sur la première moitié de l’année 2014 – on passe de 49,2 millions de yuans, soit 8 M$ sur les six premiers mois de l’année 2013, à 119,7 millions de yuans, soit 19,4 M$ – grâce, en partie, à de bonnes performances dans le secteur de la construction navale offshore. Comme pour le GNL, le développement des activités offshore est très coûteux et les chantiers navals asiatiques se sont massivement appuyés sur leurs ACE pour financer leur entrée et leur maintien sur ce marché.
La Corée démontre une place sur le marché mondial du ferry, mais les tentatives asiatiques d’insertion sur le marché de la croisière sont moins fructueuses. Le marché entre Aida et le chantier Mitsubishi pour deux navires bat sérieusement de l’aile, et le MOU passé en novembre 2014 entre Carnival et Ficantieri pour le développement de l’industrie de la croisière en Chine ne donne, pour l’instant, pas de suite convaincante.
Par ailleurs, des taux de change extrêmement profitables pour le Japon, la Chine et, dans une moindre mesure, la Corée du Sud, leur ont permis de conserver des positions concurrentielles très puissantes.
Le pays qui a le plus profité de taux de change extrêmement avantageux est sans aucun doute le Japon. Le yen faible a sauvé la construction navale japonaise. Avec 1 $ = 79,7 yen en 2011, la compétitivité n’était pas au rendez-vous, mais les politiques monétaires lancées par Shinzô Abe afin de relancer l’exportation ont permis aux chantiers navals nippons d’accepter des commandes qui, normalement, auraient dû revenir à la Corée. De plus, avec cette baisse de prix, les navires japonais ne coûtaient plus que 10 % plus chers que les navires chinois en 2014, pour une valeur ajoutée bien supérieure, d’autant plus que le yuan s’est apprécié de 32,2 % entre 2005 et 2015.
Cela étant, la politique chinoise de stabilisation du taux de change par rapport au dollar a permis aux constructeurs chinois de se projeter dans l’avenir et de rester compétitifs.
La Corée du Sud peut être considérée comme la perdante de cette danse des monnaies, puisqu’elle y a laissé des commandes. En effet, ses parts de marché dans le carnet de commandes mondial n’ont cessé d’être grignotées par ses voisins, et c’est en partie dû à la faiblesse des monnaies chinoise et japonaise. D’autant plus que le yen s’est encore déprécié lors du premier semestre 2015, passant à 120,6 pour 1 $, ce qui confirmera probablement cette tendance.
Hyperspécialisation et gigantisme
Dans cette période de chute des commandes mondiales, et malgré le fait que les chantiers navals d’Extrême-Orient se partageaient la quasi-totalité de ces commandes en 2014, certains constructeurs se retrouvent en situation très précaire.
De plus, la concurrence chinoise sur les navires à faible valeur ajoutée se trouve être difficilement tenable pour ses voisins japonais et coréen. Ainsi, certains constructeurs du Big Three coréen eux-mêmes montrent des signes de faiblesse. HHI, par exemple, a enregistré une perte nette pour le premier semestre de 2015 de 138,8 milliards de wons (129 M$).
Ces derniers se voient donc dans l’obligation de procéder à des changements structurels importants afin de diversifier leurs activités. Le plus souvent sous forme de fusions, ils mettent en commun le savoir-faire de deux ou trois constructeurs afin de créer des économies d’échelle, de diminuer les coûts fixes et de jouir d’avantages technologiques. En effet, c’est l’hyperspécialisation des chantiers navals japonais et coréens qui leur permet de rester compétitifs.
Namura Shipbuilding a accepté d’acquérir Sasebo Heavy Industries afin de créer le troisième plus grand conglomérat de construction navale japonaise. L’entreprise a suivi la logique lancée par IHI Marine United et Universal Shipbuilding, qui ont formé Japan United Marine en 2013, afin de profiter d’économies d’échelle et d’avantages technologiques.
Pour les constructeurs japonais, ces fusions sont une question de survie. Dans un contexte national de vieillissement de la main-d’œuvre et de coûts de travail bien supérieurs à ce qu’ils sont en Corée ou en Chine, elles ont notamment permis aux chantiers navals japonais de bien résister à la concurrence et à la crise, et d’éviter la banqueroute.
Beaucoup de chantiers navals chinois ont, quant à eux, périclité. La surcapacité touche tous les secteurs de l’économie maritime, mais les constructeurs chinois la subissent de plein fouet. S’ils continuaient à recevoir beaucoup de commandes dans les secteurs de navires sans grande valeur ajoutée, les chantiers navals chinois ont subi une contraction de 70 % des commandes pour les navires neufs sur le premier semestre de l’année 2015, par rapport à la même période en 2014. Pour contrer cet effet, depuis peu, les acteurs chinois se tournent vers l’offshore afin d’obtenir des parts sur des marchés plus technologiques. Ainsi, CSSC Holdings double ses profits sur la première moitié de l’année 2014 grâce à la fois à plus de livraisons de nouveaux navires et de bonnes performances dans le secteur de la construction offshore. Par ailleurs, les récentes meilleures performances des chantiers navals chinois (les 10 premiers ont raflé 75,4 % des nouvelles commandes sur le premier semestre 2015, ce qui représente une hausse de 20 % par rapport à l’année précédente) s’expliquent également par le développement de l’automatisation, une meilleure capacité à gérer leurs relations avec les armateurs, à livrer les commandes à temps, et à développer de nouveaux types de navires.
En Corée du Sud, ce sont les restructurations (volonté de HHI de se rapprocher d’usines locales pour réduire les coûts et améliorer le flux de travail) et des sauvetages financiers lancés par l’État qui ont évité la catastrophe. Ainsi, le cas de HHI semble assez symptomatique. Ce chaebol est primordial pour l’État coréen, qui ne le laissera jamais couler.
La tendance au gigantisme qui s’empare du transport maritime en général joue aussi un rôle primordial dans les stratégies des chantiers navals en Extrême-Orient. Ainsi, DSME est entré en mai 2015 en discussion avec Mærsk pour un marché concernant dix porte-conteneurs géants pour 1,7 Md$ (20 000 EVP). La compagnie a d’ailleurs déjà construit, entre 2011 et 2015, 20 Triple-E pour Mærsk. Malgré tout, elle n’a remporté aucun contrat sur ce type de navires cette année (au profit d’Imabari Shipbuilding, par exemple, qui en a gagné 11). Par ailleurs, à l’heure actuelle, 68 navires de plus de 18 000 EVP sont en commande dans les chantiers navals d’Extrême-Orient. Sur ceux-ci, on compte 45 nouvelles commandes de décembre 2014 à juin 2015, dont 13 aux chantiers navals japonais, 29 aux chantiers coréens, et cinq aux chantiers chinois (les premiers de l’industrie).
Évidemment, seuls quelques chantiers gigantesques, et technologiquement avancés, sont en mesure de proposer ce genre d’unités. Ainsi, les phénomènes de concentration – et de fusion – des chantiers navals et des activités s’en trouvent intensifiés, ce qui, dans le même temps, renforce la dépendance des petits constructeurs et les dangers auxquels ils font face, comme en Chine.