Le « cadeau de l’Égypte au monde »

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Un an jour pour jour après avoir demandé au vice-amiral Mohab Mamich, président de l’Autorité du canal de Suez (ACS), de réduire à un an, au lieu de trois, le délai pour doubler la capacité de traitement du canal, le président al-Sissi a inauguré en grande pompe « l’exploit égyptien », selon les éléments de langage du gouvernement. En pratique, un canal de 37 km a été creusé dans les terres. Un deuxième chenal a été également creusé dans le Grand lac Amer, d’une longueur de 35 km avec une hauteur d’eau de 24 m. Les accès au lac ont également été élargis à 140 m. Ainsi les convois de navires montant et descendant peuvent-ils transiter sur une certaine distance le long des deux voies distinctes sans avoir à s’arrêter. Au total, cela doit permettre de réduire de douze à quinze heures le temps nécessaire pour passer de le mer Rouge à la Méditerranée et vice versa (le parcours complet fait toujours environ 193 km). Il fallait de huit à onze heures pour former un convoi. Désormais trois heures suffisent. Le temps de transit passe de 18 heures à 11 heures. Pour apprécier à sa juste valeur ce gain de temps, il faut se rappeler que depuis la crise de l’automne 2008 qui a entraîné le recours au slow (voire super) slow steaming pour les porte-conteneurs, ces derniers mettent 35 à 38 jours pour revenir en Europe du Nord depuis l’Extrême-Orient. Ce gain va dans le bon sens mais ne devrait pas révolutionner l’exploitation des grands porte-conteneurs affectés aux dessertes Est-Ouest, laisse entendre un cadre dirigeant d’une grande compagnie conteneurisée. Même prudence dans les commentaires de Mohammed Chéhab, d.g. de Mærsk Line pour l’Égypte, le Liban, la Libye et la Syrie interviewé par l’Hebdo Al-Ahram version française: « L’efficacité d’un tel projet ne peut pas être calculée sur deux, cinq ou même dix ans. (…) Mais il reste tout de même difficile d’évaluer les revenus immédiats d’un tel projet. »

L’ACS est plus téméraire, estimant que le doublement de la capacité du canal (97 navires/jour en 2023 contre 49 actuellement) devrait générer un chiffre d’affaires de 13,2 Md$ en 2023, contre 5,3 Md$ en 2014. « Parmi les plus importants facteurs qui affectent les projets (de ce type) demeure le volume du commerce international qui a connu un recul évident pendant les trois dernières années à cause des conjonctures mondiales », rappelle le représentant de Mærsk Line. Plus technique, avant la nouvelle voie, le convoi descendant vers la mer Rouge devait mouiller dans le Grand lac Amer le temps nécessaire pour laisser passer le convoi Northbound. La zone de mouillage étant limitée, il pouvait arriver de temps à autre qu’un grand porte-conteneurs n’ait pas l’espace suffisant pour mouiller. Il devait donc prendre le convoi Southbound suivant et ainsi perdre 24 heures difficilement rattrapables avant de faire escale à Djeddah, par exemple, ajoute le cadre dirigeant d’une grande compagnie conteneurisée. Selon ses informations, les tarifs de transit restent les mêmes, et heureusement pour les Égyptiens, car « avec la baisse continue du prix des soutes, nous sommes proches de l’équilibre économique entre une desserte par l’Afrique du Sud et un passage par Suez ». Cette solution ne serait retenue que dans le sens Europe/Extrême-Orient pour lequel le volume de chargement est le plus faible. Et tant pis pour le délai de transport qui ne pourra que s’allonger de près de neuf jours, selon CMA CGM.

L’ACS prévoit ce cas de figure. Son site internet permet de télécharger un formulaire de demande de réduction de tarif. Le transporteur y mentionne ses différents coûts d’exploitation de son navire, selon la route suivie. L’ACS accepte ou non de réduire le prix du transit pour que le canal reste compétitif. Pour fixer les idées, le transit d’un porte-conteneurs de Mærsk coûte en moyenne 500 000 $, a précisé le d.g. en charge de la région. La compagnie danoise a versé en 2014 près de 730 M$ à l’ACS. CMA CGM précise que ses navires ont effectué, durant la même année, 637 transits.

Un projet bien plus ambitieux mais aussi plus incertain

Outre l’augmentation de la capacité de traitement du canal, le gouvernement souhaite développer la « zone du canal » en favorisant l’installation d’usines pétrochimiques, d’usines agroalimentaires, de zones logistiques, de piscicultures et autres services au navire autour des trois principales villes de Port-Saïd (au nord), Ismaïliya et Suez (au sud). Six ports doivent également être modernisés (Port-Saïd Est et Ouest et Sokhna, par exemple). L’idée est d’arriver à mobiliser entre 120 Md$ et 150 Md$ dans les dix ans à venir, a expliqué le ministre de l’Investissement, Ashraf Salman, dans The Egyptian Gazette du 7 août. Trente pourcents environ de ces montants doivent venir de l’étranger, a-t-il ajouté. Une seule entité sera chargée de gérer les dossiers proposés par les investisseurs, l’autorité économique du projet de développement du canal de Suez. Elle devrait être en mesure d’instruire les dossiers très rapidement, affirme le ministre. À la même page, le président de l’ACS annonçe, lui, le lancement d’un projet de pisciculture portant sur la construction de 460 bacs à poissons. l’Égypte importe chaque année environ 193000 t de poissons. Pas d’indication sur la date de mise en œuvre.

Investisseur traditionnel en Égypte, l’Arabie Saoudite devait à l’occasion de l’inauguration du canal examiner près de 45 projets économiques « d’envergure », a ajouté le ministre des Investissements selon Le Progrès égyptien du 7 août.

L’Égypte moderne a pour habitude d’annoncer de grands projets dignes de sa longue histoire. Certains aboutissent, d’autres non. On se souvient encore du projet Tochka lancé par Hosni Moubarak, qui consistait à irriguer, dans un premier temps, plus de 220 000 ha de désert. Des canaux à ciel ouvert devaient amener l’eau pompée dans le lac Nasser sur quelques dizaines de kilomètres. En 2017, plusieurs millions d’emplois devaient être ainsi créés. Sur le papier.

Drewry doute des calculs égyptiens

Expliquant qu’il n’a pas été en mesure de prendre connaissance de la méthode utilisée par l’ACS pour arriver à plus du doublement de son chiffre d’affaires vers 2023, le consultant britannique Drewry indique qu’il ne voit pas bien comment tenir cette prévision. Il fait le raisonnement suivant: les porte-conteneurs représentent 36 % du nombre total de transits mais presque 55 % de la jauge nette taxable. Les échanges conteneurisés constituent donc le moteur principal de la croissance du chiffre d’affaires du canal. Et plus particulièrement les flux Asie/Europe qui représentent environ les deux tiers du trafic exprimé en EVP. Les porte-conteneurs affectés à cette desserte sont de plus en plus grands mais de moins en moins nombreux du fait de la croissance de leur taille et de la concentration des offres au sein des alliances. Autant de facteurs sur lesquels l’Égypte a très peu d’influence. Depuis 2010, le nombre de conteneurs chargés ayant transité par Suez a augmenté de 4,3 % par an, alors que les flux Europe/Asie dans les deux sens ont chuté de 3,3 % par an. Ils devraient augmenter de 8 % par an pour que le chiffre d’affaires du canal arrive aux 13,3 Md$ espérés. Drewry ne voit pas comment cela pourrait se réaliser, soulignant que durant les cinq premiers mois de 2015, les flux Asie-Europe (dans les deux sens) ont baissé de 2,8 % par rapport à la même période de 2014.

Le retard des travaux de l’agrandissement du canal de Panama pourrait momentanément bénéficier à Suez pour les liaisons Asie/côte Est des États-Unis, mais cela sera de courte durée. Drewry conclut que la croissance du chiffre d’affaires du canal de Suez sera une affaire de « longue durée ». Le représentant de Mærsk Line pour la région ne dit pas autre chose.

Le savoir-faire belge

Selon les éléments de langage officiels, le « nouveau » canal de Suez est une affaire totalement égyptienne: le peuple égyptien s’est levé et en moins de huit jours a souscrit aux certificats d’investissement émis par le gouvernement pour l’équivalent de 8,5 Md$ et une rémunération de 12 %. Les Forces armées égyptiennes ont assuré la coordination des travaux. « Le nouveau canal de Suez a été creusé avec de l’argent et l’effort des Égyptiens, c’est donc un projet à 100 % égyptien », écrit Imane Ahmed dans l’Hebdo Al-Ahram du 5-11 août. Quelques pages plus loin, le président de l’Autorité du canal de Suez, le vice-amiral Mohab Mamich, explique que son organisation a bien commencé les travaux avant l’arrivée, trois mois plus tard, de 70 dragues étrangères dont les quatre plus grandes au monde. Le nom des exploitants de ces dragues n’est pas mentionné.

La filiale historique du groupe belge DEME (Dredging, Environnental & Marine Engineering), Dredging International (75 %), et l’Américaine Great Lakes Dredge & Dock Company (25 %), ont formé un consortium à qui a été attribué en octobre 2014, le lot 6 d’un montant de 421,3 M€ (540 M$). Il s’agissait de creuser un chenal supplémentaire dans le Grand lac Amer de 29,5 km sur 250 m de large et 24 m de hauteur d’eau. Par ailleurs, les accès au lac ont été élargis à 140 m, 40 Mm3 ont ainsi été dragués en quelques mois. Quatre dragues désagrégatrices, six aspiratrices en marche et 42 bateaux auxiliaires ont été acheminés en Égypte. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est la quatrième fois que DEME participe à l’agrandissement de la capacité du canal de Suez.

En octobre 2014, le groupe belge Jan De Nul a annonçé que le consortium formé par NMDC, Boskalis, Van Oord et lui-même s’était vu octroyer quatre lots pour la construction d’un nouveau canal de 240 m de large représentant un total de 180 Mm3 à draguer entre novembre 2014 et août 2015, soit 80 % du total.

Le 7 août, le site internet IHS Maritime laissait comprendre qu’il manquait encore 9,5 km de chenal dans l’accès Nord de Port-Saïd pour permettre un passage simultané dans les deux sens. Les travaux devraient commencer rapidement.

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