Le sinistre est intervenu le 15 janvier 2012 un peu avant 22h45. Le navire allemand Deutschland, en croisière dans les eaux chiliennes, s’engageait dans le bras nord du canal du Beagle. Le commandant, l’officier de quart, un pilote et l’homme de barre étaient à la passerelle. Quelques minutes avant d’atteindre la zone du glacier Italia, le commandant demande au pilote si, quittant la route programmée, il pouvait se rapprocher du glacier pour offrir aux passagers une vue de près. Le pilote répondit sans délai positivement à cette demande en commençant par ordonner la réduction de la vitesse (à dead slow). Après s’être nettement rapproché du glacier, le paquebot a talonné sur tribord, moins de 6 minutes après la demande du commandant, alors qu’il manœuvrait pour revenir à la route programmée. Le navire a réussi à se dégager et est revenu à la route grâce à ses moyens de propulsion et une commande de barre toujours intacts. Le navire s’en est tiré pratiquement indemne. Après avoir notifié l’accident aux autorités chiliennes, le Deutschland a poursuivi son voyage, comme prévu, vers Punta Arenas.
Cet accident montre que le commandant d’un paquebot doit résister à la tentation de satisfaire le souhait des passagers de voir la côte de très près. La priorité doit être donnée à la sécurité des passagers et de l’équipage ainsi qu’à l’intégrité du navire. Le commandant et le pilote doivent agir dans cet état d’esprit.
Enquêter pour tirer les leçons
Le 19 janvier 2012 l’armateur a saisi le bureau fédéral allemand chargé des enquêtes sur les accidents maritimes (die Bundesstelle für Seeunfalluntersuchung, BSU). Bien que l’accident n’entrait pas dans la catégorie « accident maritime sérieux », il a été décidé d’enquêter sur les circonstances du talonnage afin d’en tirer des leçons pour améliorer la sécurité de la navigation. Le rapport comporte des informations très complètes sur l’hydrographie et la cartographie de la zone concernée, fournies par le Servicio Hidrográfico y Oceanográfico de la Armada de Chile (Shoa).
Le paquebot disposait de la carte marine de référence pour la zone concernée. Il s’agit de la carte Shoa 12 700 intitulée « Canal O’Brien a Punta Yamana », à l’échelle 1: 100 000e. Basée sur des levés effectués en 1973, cette carte est établie dans un système géodésique local, nettement distinct du WGS 84 auquel se rapportent les positions données par le GPS.
Les images de la côte fournies par le radar permettent de comparer les positions du navire rapportées à la carte 12 700 aux positions GPS correspondantes figurant en marge de chaque image du radar. On constate que les positions GPS (rapportées au WGS 84) doivent être approximativement corrigées de 1o vers le sud et 0,4o vers l’ouest pour être en accord avec la carte, soit une translation de 2 000 m dans la direction 193o environ.
Mais en se servant de l’Arpa, le navire connaissait à tout moment sa position relativement à la côte, donc sur la carte 12 700. Les positions GPS n’ont pas été utilisées par le bord pour se positionner. Le fait que la carte se réfère à un système géodésique local nettement distinct du WGS 84 n’a donc pas eu d’influence sur la conduite du navire. Il n’y a donc pas de rapport entre l’accident et cette particularité de la carte 12 700.
La carte 12 700, seul moyen de navigation
Pour cette zone, il n’existe pas de données ENC (Electronic Navigation Chart) susceptibles d’alimenter un ECDIS. La carte 12 700 est donc le seul moyen reconnu par l’OMI pour la navigation dans cette zone. Cette carte contient les informations hydrographiques nécessaires pour le transit en sécurité au milieu du canal et au milieu du canal seulement. Elle ne permet en aucun cas la navigation à proximité de la côte, tant par son échelle que par les données hydrographiques qu’elle contient. Le paquebot possédait les instructions nautiques britanniques couvrant notamment les eaux chiliennes. Ce document avertit le navigateur des dangers spécifiques à la navigation dans les parages des glaciers.
Le paquebot est équipé de deux radars, dont un Arpa relié à un récepteur GPS. Le navire dispose d’un sondeur Elac-LAZ 500 très performant. Un répétiteur donnant la valeur instantanée de la profondeur est installé à la passerelle, à gauche de l’homme de barre. Mais l’unité principale, dont l’enregistreur visualise le profil du fond, est située dans la chambre des cartes. Le transducteur du sondeur se trouve au milieu du navire. L’alarme sonore était réglée pour une profondeur de sécurité de 10 m, c’est-à-dire de façon à avoir au moins 4 m d’eau sous la quille, compte tenu du tirant d’eau du paquebot (6 m).
La préparation de traversée (passage planning) a été faite en définissant sur la carte 12 700 des points tournants (way points) situés au milieu du canal. Les coordonnées de ces points, pris sur la carte, ont été introduites directement (sans correction) dans le système Arpa. Comme l’Arpa reçoit les positions GPS du navire, les points tournants de la « route programmée GPS » figurant sur l’écran Arpa sont décalés par rapport à leur position carte d’un vecteur de 2 000 m dans la direction 013o. Sur cet écran, la route programmée GPS figure en rouge. Elle se situe très généralement sur la partie terre des images Arpa. Mais le navire, positionné grâce au radar, a évidemment suivi la route programmée sur la carte. Ainsi, s’il pouvait être un peu gênant pour l’officier de quart de voir sur l’écran Arpa la route programmée GPS en rouge passant sur la terre, et la mention Off Track, cette situation n’a pas empêché de suivre convenablement la route réellement programmée, jusqu’au moment où il a été décidé de se rapprocher du glacier Italia.
Consulter tous les documents nautiques
À la lecture de ce rapport, plusieurs analyses de comportement sont rapportées par le BEA allemand. En premier lieu, la préparation de toute traversée (passage planning) nécessite non seulement l’examen des cartes, mais aussi la consultation de tous les autres documents nautiques (instructions nautiques, livre des feux, etc.), que ces documents soient sur papier ou sur d’autres supports. Les navigateurs fréquentant les eaux étrangères consultent généralement les instructions nautiques britanniques qui assurent une couverture mondiale dans la langue connue de tous les navigateurs internationaux. S’agissant du Deutschland, le commandant n’a pas apporté toute l’attention nécessaire aux Admiralty Sailing Directions qui avertissaient des dangers existant à proximité des glaciers.
Ensuite, le commandant a pu supposer que le pilote disposait, pour le voisinage du glacier Italia, de données hydrographiques non portées sur la carte. Tel n’était pas le cas. Le Shoa avait fait figurer sur la carte 12 700 toute l’information de profondeur qu’il détenait. Bien entendu, le pilote ne disposait pas de données hydrographiques inconnues du Shoa. Les pilotes disposent exceptionnellement d’informations hydrographiques non publiées par le service hydrographique national responsable. Les exceptions concernent généralement les zones où les fonds évoluent rapidement et fréquemment. Des avertissements figurent alors sur la carte et/ou les instructions nautiques. Lorsque les cartes n’existaient que sur support papier, les moyens des services hydrographiques ne permettaient pas toujours de rééditer les cartes à la fréquence des levés effectués par les services portuaires. En pareil cas, les services portuaires mettaient, et mettent encore, des documents internes provisoires à la disposition des pilotes. Ainsi, le rapport préconise que les commandants de navire ne doivent pas supposer a priori que les pilotes peuvent avoir une connaissance des fonds marins plus complète que les informations figurant sur les cartes originales aux diverses échelles.
De plus, l’échelle d’une carte, la densité et la disposition des sondes donnent des indications sur ses limites d’utilisation et son emploi optimal. L’aspect de la carte Shoa 12 700 montre clairement qu’il convient de naviguer exclusivement au milieu du canal. Les « zones blanches » de part et d’autre des sondes figurant dans la portion centrale du canal doivent être évitées. Ces zones ne sont pas hydrographiées et on doit donc considérer qu’elles sont interdites.
Le Shoa a publié deux cartes côtières à grande échelle pour deux zones de glacier qui satisfont un besoin particulier et correspondent à une réelle demande. Tel n’est vraisemblablement pas le cas pour la zone du glacier Italia. Alors que le commandant du Deutschland connaissait l’existence des deux cartes précitées, l’absence d’une carte de ce type pour les parages du glacier Italia aurait dû amener ce navigateur à supposer que ces parages n’avaient pas été levés. De ce fait, l’approche du glacier ne devait pas être envisagée.
Par ailleurs, lorsqu’un commandant décide de s’écarter significativement de la route initialement programmée il faut, avant toute manœuvre, préparer et tracer une route sûre de remplacement. L’improvisation est souvent le premier élément de la chaîne causale aboutissant à un accident.
Le rapport met en lumière une volonté des organisateurs ou des commandants de croisières de vouloir « faire plaisir » aux passagers en leur donnant l’occasion de voir de près des paysages grandioses ou exotiques, comme a aussi pu le faire celui du Costa-Concordia à l’approche de l’île du Giglio. De plus, beaucoup de croisières passent dans des eaux où l’hydrographie est ancienne ou sommaire, car il n’y a pas dans ces zones de trafic marchand suffisamment dense qui justifierait l’emploi des moyens des services hydrographiques, en priorité. Il faut tenir compte de cette réalité pour ne pas prendre des risques inutiles. La priorité absolue doit être donnée à la sécurité du navire, même si, de ce fait, on peut parfois décevoir certains passagers.
Navigation en « relatif »
Enfin, lors de navigation à proximité de la côte ou dans des chenaux étroits, il faut toujours déterminer sa position par rapport à la côte et aux amers (par distances radar, relèvement au compas). La navigation se fait alors en « relatif » sans devoir se préoccuper du système géodésique auquel se réfère la carte. C’est d’ailleurs ce qu’a fait le Deutschland, tout en connaissant par ailleurs sa position GPS, dont il ne pouvait faire usage.
Le décalage entre le système géodésique de la carte 12 700 et le WGS84 mérite aussi de mettre en exergue ce point. Des accidents peuvent résulter d’un décalage inconnu ou mal déterminé entre la référence de la carte et le WGS84, si le navigateur se sert exclusivement des positions GPS. Les données ENC (Electronic Navigation Chart) élaborées par les services hydrographiques sont exclusivement rapportées au WGS84. Même si on navigue au large d’une côte au moyen d’un ECDIS, donc dans une zone couverte par des ENC, il reste indispensable de contrôler très régulièrement la position du navire avec les moyens conventionnels indépendants.
Selon le rapport de la BSU, le commandant du paquebot n’a pas su interpréter convenablement le fait que, sur la carte 12 700, les sondes n’apparaissaient que dans la partie centrale du canal. Il n’a pas non plus pensé que, compte tenu de son échelle, cette carte n’était pas adaptée à la navigation à proximité de la côte ou du front du glacier. Par ailleurs, ce navigateur ne semble pas avoir pris connaissance avec attention des instructions nautiques qui avertissent des dangers de la navigation au voisinage d’un glacier. Son souhait – exprimé très tardivement – de quitter le milieu du canal pour passer à proximité du glacier Italia reflète d’une part l’appréciation insuffisante des limites d’utilisation de la carte, et d’autre part une probable surestimation de la connaissance que pouvait avoir le pilote des abords du glacier. Si le pilote ignorait évidemment les profondeurs que le navire rencontrerait dans les parages du glacier Italia, il devait connaître les dangers spécifiques que comportent les abords des glaciers en général. La prudence élémentaire aurait dû l’amener à déconseiller catégoriquement au commandant cette dangereuse improvisation qui consistait à entrer dans une zone inexplorée. Le pilote ne semble pas non plus avoir évalué convenablement les limites d’utilisation d’une carte au 1: 100 000e.