Pour ce film qui est presque un huis clos à bord d’un vraquier essoufflé, la jeune réalisatrice Lucie Borleteau a collé à la vie de sa meilleure amie, entrée dans la marine marchande au moment où elle-même embarquait dans un sillage d’études de cinéma. Elle a vu ce cargo comme un des premiers lieux de travail de la mondialisation. Un premier long-métrage très réussi. Au coeur du film, le navire est un vrai personnage, vibrant, attachant, bien plus qu’un décor. Alice y deviendra chef mécanicien. On devrait dire « cheffe mécanicienne », mais le cas est trop rare dans la « mar mar », surtout pour les officiers machine. Elle mène avec détermination sa vie, ses amours, ses désirs. Ni exclusive, ni insensible, elle assume les amours perdues et retrouvées, et le fait d’aimer plusieurs hommes en même temps. C’est un peu l’inversion du stéréotype masculin du marin mythique aux amours passagères, une fille dans chaque port, sans attaches. En salopette de mécano ou vêtue plus féminine, Alice veut tout. C’est même sa définition de l’amour. Immédiate, entière, elle vit ses passions avec intensité et sincérité, comme des faims dévorantes à assouvir.
Un très beau portrait de femme libre et moderne, engagée à plein dans sa vie professionnelle, mais qui doute et n’évacue pas les interrogations sur la fidélité, le sens de la vie, la parenthèse du sillage en mer. Fragile et forte à la fois, rayonnante et juste, l’actrice Ariane Labed (prix d’interprétation pour ce film au festival de Locarno) illumine l’image.
On pourrait s’interroger sur la vraisemblance de cette évocation du milieu maritime, sur cette évocation sans complaisance de la vie à bord et à l’escale. La véracité des scènes au chevet du moteur, avec les marins philippins du bord, doit pas mal aux conseils avisés de son amie marin, assistante à l’écriture du projet de film et lors du tournage. Le scénario a aussi été relu par des marins. Lucie Borleteau a aussi fait une traversée de repérage, sur un porte-conteneurs à travers l’Atlantique: « Comme l’héroïne que j’imaginais, je devenais d’un coup une femme seule dans un univers masculin. »
Un mort à bord dans le compartiment frigo, finalement inhumé en mer, aurait pu entraîner le film vers l’intrigue policière. La réalisatrice ne cède pas à la tentation, évitant le sillage tout tracé et c’est tant mieux. Le carnet de bord du marin décédé n’en livre pas moins des fragments de la vie au large, avec et loin des siens.
« Fidelio, l’Odyssée d’Alice », de Lucie Borleteau, avec Ariane Lebed, Melvil Poupaud, Anders Danielsen Lie, 1 h 37.