Si l’on se réfère à la loi actuellement en vigueur
La réforme du statut des dockers en 1992 a opéré certaines transformations qui ne se limitent pas à la mensualisation des ouvriers dockers. L’une de celles-ci se trouve à l’article 511-2 du décret du 12 octobre 1992. Il y est rappelé le principe de la priorité d’embauche (qu’il ne faut pas confondre avec un monopole légal, ce n’est qu’une priorité): « Les opérations de chargement et de déchargement des navires […] aux postes publics sont […] effectuées par des ouvriers dockers appartenant à l’une des catégories définies à […]. » Il faut d’abord souligner les mots « sont effectuées », qui n’édictent pas une interdiction comme le ferait l’expression « ne peuvent être effectuées que par ».
Mais si au port en question il n’y a pas ou plus de dockers ayant une carte professionnelle, il est possible d’avoir recours à une autre main-d’œuvre puisque la loi n’a pas institué d’interdiction. L’autorité ne peut en effet fixer une liste des travailleurs susceptibles d’effectuer ce travail que s’il subsiste des cartes dans le port en question. Car une liste, ce n’est somme toute qu’un « numerus clausus ».
Ensuite, toute une série de tempéraments et de dérogations sont prévus par l’article 511-2: « Sous les réserves indiquées à l’alinéa ci-après », est-il précisé dès le début. Plus loin sont énumérées les dérogations: « Peuvent être effectuées sans avoir recours à la main-d’œuvre des ouvriers dockers, les opérations suivantes: déchargement ou chargement du matériel de bord des navires et avitaillement de ceux-ci, déchargement ou chargement des bateaux fluviaux, manutentions liées à un chantier de travaux publics sur le port considéré, reprise sur terre-pleins ou sous hangars de chargement et sur wagons ou camions par le personnel du propriétaire de la marchandise, déchargement du poisson des navires […] de pêche, par l’équipage. »
En d’autres termes, la priorité d’embauche cesse dès que l’opération est spécifique: avitaillement, bateaux fluviaux, chantier de travaux publics, déchargement du poisson et surtout reprise sur terre-pleins pour charger sur un autre moyen de transport. Certes, il existe une restriction à cette dernière dérogation: s’il s’agit d’une reprise de la marchandise dans un lieu situé à l’intérieur du domaine public maritime (terre-pleins, hangars ou entrepôts), la règle de la priorité pourrait retrouver son application.
Interpétation restrictive
Que se passe-t-il s’il s’agit de charger une marchandise sur wagons à partir d’un lieu situé dans la zone publique? Le 2e alinéa de l’article 511-2, qui institue les dérogations, conserve-t-il son empire ou le 1er alinéa (sa deuxième phrase) doit-il prévaloir? Il y a tension entre les deux règles et la Cour de cassation a eu à se prononcer sur cette tension le 26 janvier 2010 par un arrêt de principe. Je le qualifie comme tel car c’est un arrêt de cassation qui rejette tous autres moyens sauf un, lequel, seul, justifie la cassation. Voici la phrase à retenir: « Le chargement des wagons depuis l’aire de stockage du port ne constitue pas la suite nécessaire du déchargement du navire, de sorte qu’il n’est pas soumis au régime de la manutention maritime. » Quel enseignement tirer de cette décision? Il s’agit clairement d’une interprétation restrictive de la priorité d’embauche, puisqu’entre la règle du maintien de ce régime, si l’on est dans la zone publique, et la règle de dérogation pour le chargement sur wagon, la Cour opte pour cette dernière. Or il s’agit d’une dérogation, mais comme cette dérogation fait exception à une règle qui est elle-même exceptionnelle (la priorité d’embauche), puisqu’elle déroge au droit commun, il vaut mieux lui donner une application stricte. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois que nos tribunaux adoptent une telle interprétation. Même avant la réforme de 1992, plusieurs décisions sont allées dans ce sens, par exemple dans l’affaire du Rossela-Ara au sujet des postes privés: « Le fait, pour des membres du syndicat des dockers, d’empêcher le personnel d’une société concessionnaire d’un appontement situé face à ces entrepôts de procéder aux opérations de chargement du navire qui y était accosté, constitue un trouble manifestement illicite qu’il convient de faire cesser (TGI Tarascon, 18 septembre 1991, Soter c/Syndicat des dockers). » D’autres décisions en ce sens sont intervenues au sujet d’un chargement de maïs à un silo de Bayonne.
Des restrictions dans l’« espace » et le temps
De telles restrictions n’ont pas été seulement appliquées dans l’espace, mais aussi dans le temps. C’est ainsi qu’une mise de marchandise sous hangar et sur terre-plein, donc postérieurement aux opérations sur quai, a été jugée comme n’entrant pas dans le champ d’application de la loi accordant la priorité d’embauche. Cette interprétation a été constamment maintenue après la réforme de 1992. Les juges sont même allés jusqu’à prendre en considération la nature de l’opération, et dire que le recours à du personnel non-docker pour l’ensachage et le conditionnement des marchandises ne pouvait être retenu comme un trouble illicite à la priorité légale d’embauche, et encore lorsqu’il s’agit de manipuler des produits liquides dangereux, il a été admis que l’utilisation d’un personnel qualifié et spécialisé se justifiait. Une telle solution a été retenue également pour les opérations de pointage effectuées par les sociétés de surveillance (Rennes 27 février 1986, DMF 86, p. 239, note Tinayre, pourvoi rejeté par Cass. Com. 21 juin 1988): « Les sociétés de surveillance échappent nécessairement au principe de la priorité […]. Des pratiques se sont instaurées […] tendant à confier aux ouvriers dockers les opérations. […] Ces pratiques ne répondent […] pas au critère de généralité, de constance et d’ancienneté nécessaires à la qualification de l’usage. »
À chaque fois, les juridictions se sont prononcées contre une extension du régime. Il en résulte qu’en pratique, seule la manutention depuis le bord du navire jusqu’au quai doit connaître ce régime particulier. Ceci vient d’être encore une fois rappelé par un arrêt plus récent.
C’est d’autant plus le cas que, depuis la réforme portuaire de 2008, la zone publique s’est réduite car un certain nombre de lieux ont été privatisés, concédés ou amodiés.
Le régime qui subsiste établit une sorte de restriction à l’embauche en empêchant la concurrence de jouer son rôle. Dans une circulaire du 20 janvier 1993, le secrétaire d’État à la Mer, Charles Josselin, précise que c’est une « disposition exorbitante du droit commun, qui limite la liberté du commerce et de l’industrie, et comme telle, elle doit être interprétée restrictivement. »
Une telle position est conforme aussi à la jurisprudence européenne de la CJUE, et notamment au célèbre arrêt « Merci ».
Si l’on se réfère à la loi telle que l’on souhaiterait qu’elle soit faite
Cet arrêt a déclaré contraire au traité de Rome la réglementation nationale « qui confère à une entreprise le droit exclusif d’organiser les opérations portuaires et oblige celle-ci de recourir, pour l’exécution de ces opérations, à une compagnie portuaire composée exclusivement de travailleurs nationaux ».
En réalité, l’arrêt « Merci » a implicitement condamné toute réglementation instituant la priorité d’embauche, et c’est depuis longtemps qu’il aurait dû être mis un terme définitif à cette pratique nocive, notamment lorsque l’armateur ou le propriétaire de la cargaison peuvent faire l’opération de manutention avec leur propre personnel, c’est-à-dire faire de l’auto-assistance. La jurisprudence constamment restrictive citée plus haut nous y invite et révèle une chose assez claire: dès qu’ils peuvent éviter la priorité d’embauche, les juges le font. Il est donc temps de poser la vraie question: cette pratique anormale doit-elle subsister?
De nombreux auteurs ou parlementaires ont souligné la réduction des parts de marché subies par les ports français
Des raisons que l’on n’ose pas dire tout haut
Pour préciser ce constat, il me faut ajouter plusieurs autres raisons que l’on n’ose pas dire tout haut même si tout le monde le pense:
a) Les contrats réglementés ou contingentés comme ceux des dockers sont un frein à l’embauche et donc un frein à la croissance car ils représentent une captation du marché par une catégorie de travailleurs. Ce « numerus clausus » leur a permis d’exclure toute concurrence possible de la part d’autres sources dès l’instant où ces derniers n’ont pas été cooptés par eux. Il en résulte une rigidité des prix et une impossibilité pour la concurrence de jouer son rôle de processus de découverte et d’innovation qui permet le progrès humain.
b) Ce n’est pas seulement le coût de ce travail qui pénalise les ports français, mais les pratiques et notamment l’absence de régularité et de fiabilité du service en raison de la culture de grève qui affecte cette profession. Cent jours de grève par an (en moyenne) dans certains ports rendent impossible le service sûr, permanent et régulier, en particulier pour les heures supplémentaires en cas d’urgence, dont les opérateurs ont besoin.
c) La manutention maritime est un travail très relativement spécialisé, accessible à grand nombre de gens et qu’il n’y a aucune raison de contingenter au profit d’une petite minorité privilégiée.
Or la Fédération nationale des Ports et Docks (CGT) défend depuis quelques mois un projet visant à clarifier certaines ambiguïtés et cherchant à instaurer, par le biais de la formation professionnelle qui inclurait des certificats dits « de qualification », un nouveau numerus clausus. Cette note prétend « moderniser, pérenniser et actualiser le statut de docker » et défend en réalité l’interprétation extensive de la priorité d’embauche, celle qui a toujours été refusée comme on l’a exposé. Les arguments avancés au soutien de ce projet de modification de l’article R. 511-2 concernent le travail de manutention. Il obéirait à des « contraintes et à des exigences spécifiques », aurait des « rythmes particulièrement irréguliers » pour des « trafics à flux tendus » exigeant une grande « flexibilité », une « disponibilité et une réactivité », la qualité de service, la recherche d’efficacité et d’amélioration. Mais de telles observations peuvent s’appliquer à tous les métiers. Dans tous les métiers, en effet, on trouve de telles exigences car elles s’adressent à tous les hommes de bonne volonté. Ces motifs ne sauraient justifier qu’on réserve l’activité en question à une catégorie particulière de travailleurs au préjudice de tous les autres.
Pas de restriction à l’accès au marché
Adopter de tels principes en en étendant au surplus le domaine, constituerait un funeste retour en arrière sur le chemin qui, depuis une vingtaine d’années, est suivi en France, d’ailleurs bien timidement. Ce chemin doit aboutir au respect de la règle dégagée par l’arrêt « Merci »: pas de restriction à l’accès au marché, pas de captation au profit d’une catégorie particulière de travailleurs qui disposeraient d’une exclusivité. Le plus sûr moyen d’accentuer encore le déclin des ports français serait, à n’en pas douter, de prendre le chemin inverse. Car il faut se résoudre à accepter une évidence: le monopole, la priorité d’embauche et l’exclusivité sont des pratiques incompatibles avec la libre concurrence. Il faut y mettre fin.
Cf. débats parlementaires publiés au JO, séance du 13 mai 1992, intervention de M. Charles Josselin p. 1177, de M. Roland Blum p. 1201, de M. Antoine Rufenacht p. 1207, au Sénat intervention de M. J. de Rohan p. 1378.