Il existe au moins un point d’accord entre le Comité des armateurs fluviaux (CAF), l’Union des ports de France (UPF) et le Groupement employeur de main-d’œuvre (Gemo): l’évolution positive du trafic de conteneurs sur la Seine et le Rhône et des parts de marché du transport fluvial depuis le début des années 2000. Pour l’UPF, « la situation du transport fluvial dans les ports français a évolué favorablement au cours des dernières années avec une progression continue des conteneurs pour atteindre près de 700 000 EVP. La part de marché du conteneur dans le transport fluvial approche les 10 % ». En 10 ans, le trafic fluvial de conteneurs a plus que doublé en France. Pour l’UPF, cette augmentation « traduit à la fois la demande accrue des armateurs et des chargeurs pour le recours au mode fluvial et les conditions de traitement satisfaisantes que leur offre le mode fluvial ». La tendance du trafic fluvial de conteneurs devrait rester favorable à l’avenir avec toutefois « une légère crainte d’un essoufflement, détectable sur les chiffres de 2013 », avance Didier Léandri, président délégué général du CAF. Pour ce dernier, la progression du transport fluvial de conteneurs tient beaucoup plus aux investissements des opérateurs fluviaux et à une capacité à attirer de nouveaux clients et des volumes, qu’à une organisation optimisée du transbordement dans les ports maritimes. Il s’inquiète par ailleurs de la fragilité du modèle économique des opérateurs fluviaux de conteneurs dans un contexte de réduction du montant de l’aide à la pince versée par les pouvoirs publics.
Des relations commerciales déséquilibrées
« Nous souffrons d’un dérapage des coûts de transbordement dans les ports maritimes en France, si l’on regarde la situation avant et après la réforme portuaire », déclare Didier Léandri. Pour donner des ordres de grandeur, les coûts de transbordement se sont situés au Havre autour de 15 € en 2011 et atteignent aujourd’hui 35 €; à Marseille, autour de 13 € en 2011 et 50 € en 2013. Le CAF estime que globalement, la réforme portuaire, si elle a permis le retour à la fiabilité des ports français, s’est traduite par une revalorisation des tarifs des sociétés de manutention appliqués au fluvial. Pour les professionnels de ce secteur, la raison tient au déséquilibre de la relation commerciale et à la position acquise des manutentionnaires. « Si les relations commerciales étaient plus équilibrées, les tarifs de manutention fluviale pourraient être négociés entre les deux parties plutôt qu’imposés par l’une d’entre elles. Le poids relatif des compagnies fluviales est encore trop limité, et si les manutentionnaires avaient en face d’eux les compagnies maritimes, la donne serait modifiée », insiste Didier Léandri.
Un surcoût de manutention du fluvial dans les ports
Du côté du Gemo, Christian de Tinguy admet: « Les coûts de manutention plus élevés, c’est lié à la réforme portuaire. » Il rappelle qu’avant la mise en œuvre de la réforme portuaire de 2008, les autorités portuaires géraient les outillages et prévoyaient, dans le cadre de leur tarif public d’outillage, des prix spéciaux pour le fluvial. « Quelque part, ces prix étaient des prix d’aide au fluvial. Même là où il y avait déjà des portiques privés, au Havre, il avait été demandé aux opérateurs de s’aligner sur le prix du port », explique Christian de Tinguy. Mais ils ne reflétaient pas les coûts réels d’utilisation des portiques à conteneurs pour la manutention des unités fluviales. En mai 2011, la réforme portuaire, avec le transfert de l’outillage public et des personnels de conduite aux opérateurs privés, est entrée en application. Les opérateurs privés se sont retrouvés maîtres de leurs outillages et confrontés à la réalité des prix. Ils doivent faire face aux coûts des portiques, de la main-d’œuvre, etc. Quand des barges se présentent aux quais de leur terminal, ils facturent la réalité du coût d’utilisation du portique pour la réalisation de la manutention à l’opérateur fluvial. Le CAF ne dénie pas l’existence d’un surcoût de manutention du mode fluvial. Deux coups de portique sont nécessaires au fluvial, contre un seul si le conteneur part par train ou par camion. « Notre demande est que le prix de ces prestations soit facturé directement par la société de manutention à la compagnie maritime. Charge à elle, si elle le souhaite, de l’inclure dans ses coûts de passage portuaire refacturés au chargeur en le mutualisant avec l’ensemble des coûts de manutention qui lui sont facturés. » L’objectif est de lisser l’effet de la manutention fluviale, peu importe le moyen. Didier Léandri souligne que les deux autres modes de transport opérant en pré et post-acheminement, le routier et le ferroviaire, ne sont pas soumis aux mêmes conditions techniques difficiles que le fluvial (voir encadré page suivante) et accèdent directement aux terminaux. Ils ne sont pas soumis non plus aux mêmes contraintes économiques car les coûts de manutention et de transbordement sont facturés directement à la compagnie maritime. Celle-ci règle les coûts de manutention et de transbordement des opérateurs routiers et ferroviaires, puis l’intègre au coût du passage portuaire aux chargeurs. « Les THC comprennent donc la manutention sur camion ou sur train. Pour les opérateurs routiers et ferroviaires, le sujet des prix de manutention est rendu ainsi complètement transparent. C’est l’exact opposé de la situation des opérateurs fluviaux qui sont facturés directement des coûts de manutention et de transbordement », indique Didier Léandri.
Une pratique appliquée de longue date
Sur la demande par rapport aux THC de la part des armateurs, l’UPF affiche une position nuancée. « Les transporteurs fluviaux font valoir des questions d’harmonisation des modes dans l’application des THC, mais les pratiques diffèrent en Europe en fonction des volumes traités et des pratiques de la communauté portuaire. Il n’appartient pas aux autorités portuaires de favoriser tel ou tel acteur de la place portuaire ou de perturber le fonctionnement du marché. Cela dit, les ports sont favorables dans l’ensemble à une harmonisation des THC entre les différents modes et à une forme de mutualisation qu’ils sont prêts à accompagner dans une phase transitoire. » De son côté, Christian de Tinguy met en avant l’historique de la situation: « Depuis 1994, le coût du portique a été facturé par le port via l’opérateur de manutention à l’opérateur fluvial. Il n’a pas été facturé à l’armateur, car le coût de portique venait du port duquel relevaient la conduite et l’entretien de cet outillage. ». L’opérateur de manutention facture l’armateur pour une entrée/ sortie de terminal avec un prix unique, que ce soit un conteneur arrivant par la route, le ferroviaire ou le fluvial. En cas d’utilisation d’un portique à conteneurs, donc d’un outil coûteux, l’opération est facturée à l’opérateur fluvial et non pas à l’armateur. « C’est comme cela depuis 1994 et rien n’a changé, ni avec la réforme portuaire en 2008 ni avec son application à partir de 2011. Depuis toujours, l’opérateur fluvial supporte son coût spécifique d’utilisation de portique, une manutention supplémentaire avec un outillage spécifique, sa main-d’œuvre, etc. », note le président du Gemo. Et cette spécificité-là est refacturée en termes de coûts, non pas à l’armateur mais à l’opérateur fluvial qui l’intègre dans ses coûts de transport.
L’exemple des ports du Range Nord
« Le traitement économique différencié de la manutention fluviale est typiquement français. Les ports du nord de l’Europe ne le connaissent pas. Nous considérons qu’il s’agit là d’une perte d’opportunité de développement pour le fluvial vis-à-vis des chargeurs et, de facto, d’une discrimination », déplore Didier Léandri. De leur côté, pour les entreprises de manutention, cette différence est liée au fait que les ports du nord de l’Europe font du fluvial depuis beaucoup longtemps et à une échelle beaucoup plus importante que leurs homologues français. « De ce fait, le fluvial est un mode normal d’évacuation avec des outillages dédiés dont ils disposent depuis de longues années. Les coûts de manutention sont alors plus réduits aux Pays-Bas ou en Belgique qu’en France », analyse Christian de Tinguy. Celui-ci précise aussi que dans ces deux nations d’Europe du Nord, les opérateurs de manutention facturent le coût spécifique du mode à l’armateur en l’incluant directement dans le prix de l’entrée/sortie du terminal. « Mais ils ne facturent pas la même chose: une entrée/sortie route n’est pas facturée comme une entrée/sortie fluviale. Donc la spécificité du coût est répercutée à l’armateur. » Les entreprises de manutention ont aussi la conviction qu’une mutualisation des THC reviendrait à tordre la réalité des coûts: « Elle cache le surcoût lié au fluvial, c’est-à-dire à un seul mode, en le reportant sur tous les autres modes. » Les opérateurs de manutention relèvent également qu’ils sont dépendants des décisions des armateurs qui possèdent une force de négociation très forte, sans rapport avec celle des opérateurs fluviaux. À cette observation des manutentionnaires, les armateurs fluviaux objectent que la mutualisation relèverait de la décision des compagnies maritimes, libres à elles de le faire ou pas. « L’essentiel étant bien un changement de portage de ces coûts de manutention et une neutralité parfaite des trois modes vis-à-vis du chargeur », selon Didier Léandri, qui ajoute sans illusion: « Je peux comprendre que les manutentionnaires n’aient pas envie d’avoir en face d’eux les compagnies maritimes au lieu des opérateurs fluviaux. Ils devraient en revanche travailler leur base de coût et utiliser du matériel adapté aux besoins du fluvial. » Concernant les armateurs maritimes, le CAF comprend bien que ces derniers doivent certes faire face à une concurrence internationale importante et à des baisses de volumes. Tout élément de coûts supplémentaire est perçu comme une atteinte à leur position concurrentielle et à celle des escales françaises. « Cette position doit être relativisée, assure Didier Léandri. La facturation directe de la manutention fluviale à la compagnie maritime n’aurait qu’une incidence très marginale sur les coûts de passages portuaires en France: peut-être quelques euros de plus à la boîte pour les compagnies maritimes. Il faut comparer cela avec les variations de plusieurs dizaines d’euros des THC sur plusieurs années et la baisse des droits de port. Le dispositif peut d’ailleurs faire l’objet d’un accompagnement. »
Enfin, selon le CAF, il reste un autre acteur important, c’est le chargeur. Ce dernier réserve en général un accueil plutôt favorable à la demande des opérateurs fluviaux malgré le risque de surcoût, car il cherche toujours à diversifier le plus possible son portefeuille de solutions de transport. Au final, les armateurs fluviaux demeurent convaincus que la neutralisation du surcoût de manutention fluviale ferait entrer le fluvial dans les conditions du marché, stabiliserait son modèle économique encore très fragile, et en définitive favoriserait son essor « en répondant à la demande croissante des chargeurs qui s’interrogent légitimement sur le traitement réservé à l’hinterland des ports français ».
L’absence d’accès direct entre le fleuve et la mer au Havre
Au Grand port maritime du Havre (GPMH), concernant les conditions de transbordement, il y a le sujet particulier de Port 2000 avec une discontinuité entre le fleuve et la mer. Aucun accès direct n’a été prévu, ce qui oblige à opérer soit un pré et post-acheminement intermédiaire, soit un contournement du port par le Nord ou le Sud. Cette situation crée des contraintes de deux ordres, selon le Comité des armateurs fluviaux (CAF). La première oblige les bateaux à se conformer à des prescriptions techniques beaucoup plus contraignantes que celles applicables aux voies navigables. Il y a un surcoût relativement important pour adapter le bateau. La deuxième contrainte est liée aux conditions de navigation: là où un navire peut accéder au port du Havre 365 jours par an, les bateaux de la navigation intérieure ont un taux de disponibilité bien plus faible, aux alentours de 80 %. Les opérations ne peuvent se faire tous les jours de l’année à cause des aléas climatiques. « Au Havre, les conditions de transbordement sont effectivement compliquées et entraînent des conséquences économiques relativement lourdes sur le coût du passage portuaire », regrette Didier Léandri, président délégué général du CAF. Ce dernier met toutefois en avant la volonté d’Hervé Martel, président du directoire du GPMH, de faire progresser la situation du mode fluvial au Havre. Hervé Martel a organisé avec les opérateurs de la place portuaire un groupe de travail sur le sujet des conditions de transbordement fluvial au GPMH. Ce groupe de travail s’est réuni entre novembre 2012 et mars 2013. Il a conclu à un certain nombre de pistes, notamment favoriser l’évolution de la réglementation applicable pour le contournement et l’accès du port par les axes Nord et Sud. Il a conclu à la nécessité de compléter les études pour réaliser un accès direct au port du Havre au travers d’une solution technique s’orientant vers une chatière plutôt qu’une écluse.
Une solution préconisée pour l’axe rhodanien
Un certain nombre d’acteurs se sont mobilisés sur l’axe rhodanien pour élaborer des solutions à l’absence d’harmonisation des THC. À l’origine se trouve une lettre de mission du préfet Jean-François Carenco, adressée en mars 2011 à Patrice Raulin, ingénieur général des Ponts et Chaussées, également président du Comité national de sûreté du transport et des ports maritimes. Le préfet demande des propositions de manière à respecter les objectifs de report modal tel que défini par le Grenelle de l’environnement sur l’axe rhodanien. Dans sa réponse, Patrice Raulin a formulé des propositions d’actions dont une consiste à harmoniser les THC à Marseille. La solution préconisée par Patrice Raulin propose un accord entre tous les acteurs concernés: les compagnies maritimes, le port, les sociétés de manutention et les opérateurs fluviaux. Le port s’engage à réduire les droits de port de manière à partager l’effort. Les sociétés de manutention s’engagent à diminuer les tarifs et se voient subventionner des portiques adaptés au fluvial. Les compagnies maritimes acceptent de jouer le jeu de la mutualisation en étant facturées directement des coûts de manutention du fluvial. Les opérateurs fluviaux acceptent de baisser leur prix de transport pour participer à l’effort économique. Cette solution n’a pas encore été mise en œuvre à ce jour. Le préfet a toutefois écrit au ministre des Transports en lui demandant quelle suite donner à cette solution. « Maintenant, tout est dans les mains du ministère », explique Didier Léandri, président délégué général du Comité des armateurs fluviaux (CAF). L’administration centrale du ministère des Transport a créé un groupe de travail, et des réunions sont programmées. « Mais à quel titre l’État peut-il intervenir, car depuis la réforme portuaire et les évolutions de la manutention, les pouvoirs publics n’ont plus de prérogatives dans ce domaine », interroge Didier Léandri. Celui-ci se veut optimiste: « Je crois que l’attitude des pouvoirs publics a évolué: ils ne nient plus la situation ni notre revendication. » Le président délégué général du CAF a la conviction que les enjeux techniques et économiques sous-jacents de la demande des armateurs fluviaux ont été compris. Selon le CAF, le ministère n’a toutefois pas encore de vison claire sur les actions à mettre en œuvre pour faire évoluer le traitement de la manutention fluviale dans les ports maritimes en France. Selon le CAF, deux types d’actions peuvent être envisagés. La première consiste, à travers la tutelle des ports, à mettre en œuvre et accompagner un dispositif similaire à celui proposé par Patrice Raulin pour Marseille. La deuxième action possible s’appuie sur le fait que les sociétés de manutention sont amodiataires de terminaux. Et dans les conventions d’occupation, il est possible de mettre en place des incitations pour favoriser le recours aux modes alternatifs à la route. Ceci n’a pas été fait au moment de la réforme portuaire mais pourrait se faire maintenant par avenant. Enfin, il existe une autre option plus politique: mettre tous les acteurs autour de la table et trouver une solution acceptée par toutes les parties. À cette occasion, le ministère pourrait affirmer l’importance du désenclavement des ports maritimes et la nécessité de favoriser leur hinterland en tant qu’axe principal de la politique des transports. Là, le fluvial a un rôle majeur à jouer. « Pour l’État, la mutualisation des THC est aussi une mesure dont le rapport coût/bénéfice est très avantageux. Nous ne réclamons pas un financement complet ni des subventions. Simplement, nous demandons la mise en place d’une solution gagnant/gagnant sans porter atteinte aux finances publiques. Et qui donne un bol d’oxygène à la filière fluviale des conteneurs », conclut Didier Léandri.