Le 1er octobre, le Napoléon-Bonaparte accoste au poste 116 de la digue du large, bâbord à quai, selon les consignes de l’officier de port, pour hiverner jusqu’au début des vacances de Noël. Depuis une quinzaine d’années, les ferries de la SNCM « hivernent » à à la digue du large même si l’amateur préfère la forme 10, plus « accostante ». D’autres navires de longueur comparable, mais de moindre fardage, sont amarrés non loin du Napoléon-Bonaparte.
La rédaction de la chronologie fait penser au script d’un film catastrophe. Le 27 octobre au matin, Météo France annonce un coup de vent pour la journée et la nuit de force 7 à 9 avec rafales à 65 nœuds. Le chef mécanicien, responsable du Napoléon-Bonaparte, est informé. Seul à bord depuis 20 h 15, le gardien téléphone à 21 h 20 au chef mécanicien qui dîne chez lui, pour lui signaler un écartement « anormal » du navire. Vingt minutes plus tard, le chef mécanicien constate que deux amarres de l’avant ont cassé ainsi que le câble de saisissage de la chaîne de mouillage. À 21 h 45, il contacte le C1 d’astreinte. Ce cadre lui conseille de commander un remorqueur en attente. Ce qu’il fait via la vigie du port. À 21 h 55, un officier de port est sur le quai pour évaluer la situation. La capitainerie du port est finalement avertie de la situation à 22 h 03. Six minutes plus tard, la vigie contacte la permanence SNCM qui n’est pas au courant. Le C1 d’astreinte arrive à bord à 23 h 40. Le vent passe à 50 nœuds. Sa direction est stable à 10o sur bâbord. Le remorqueur arrive à 00 h 08, le 28 octobre. Le C1 lui demande de pousser au tiers avant tribord. Quelques minutes plus tard arrivent le pilote et l’assistant électricien. Le propulseur d’étrave est mis en service à 00 h 40. Surgit un conflit entre le pilote et le C1, ce dernier jugeant trop dangereuse la proposition de faire reprendre par les lamaneurs du port les deux amarres de bout de l’avant qui avaient pris du mou. Le pilote quitte le bord avec l’accord du C1 et de la capitainerie peu avant 2 h 00.
À 3 h 30, le vent passe à 60 nœuds avec rafales à 70 et surtout, il adonne, venant maintenant par 35o sur bâbord. Le C1 demande au remorqueur de se déplacer de 30 m sur l’avant. Quelques instants après que le remorqueur s’est écarté pour exécuter sa manœuvre, toutes les amarres restantes cassent. La ligne électrique se rompt. Le ferry traverse en cinq minutes le bassin et vient heurter à la flottaison l’angle du poste 40, au niveau du compartiment machine. Les moyens de pompage du bord sont jugés insuffisants. Les marins pompiers ne peuvent pas accéder au navire dont les portes du bordé tribord sont bloquées. L’arrière du ferry s’enfonce. Sa gîte maximale atteindra les 11o à 9 h. Le risque de chavirement est « élevé ». La cellule de crise de la SNCM est armée à 5 h 25.
Un cumul des facteurs
Les conditions météo « inhabituelles », bien que prévues en intensité (force du vent), sont à l’origine de l’événement, estime le BEA. Malgré les précautions prises au début et en cours d’hivernage, la rupture complète de l’amarrage du ferry est due au « cumul des facteurs déterminants et structurels » suivants:
– tensions inégales entre les amarres;
– contraintes dynamiques (mouvements latéraux du navire et roulis) sous l’effet des rafales de vent;
– dangerosité de la reprise de l’amarrage par du personnel autre que l’équipage, en l’absence de l’assistant pont, lorsque la situation est dégradée;
– absence de procédure armement permettant la mobilisation d’un équipage restreint, en cas d’alerte météo, pour une période minimale d’urgence;
– digue du large trop exposée, en cas de vents de force 10 du secteur WNW, pour les navires à très grand fardage.
Le BEA dresse la liste des actions correctives prises par la SNCM et le port. La SNCM supervise l’étude de solutions optimales auprès de ses fournisseurs d’amarres. Elle étudie les solutions visant à « diminuer la surface vélique » de ses futurs navires. La capitainerie a renforcé la diffusion de l’information en cas de bulletin météorologique spécial (BMS, à partir de force 7 B) pour les navires à quai et au mouillage. Cette mesure vise particulièrement les capitaines des navires ne faisant pas escale habituellement à Marseille et ne connaissant pas, a priori, la force du mistral.
Recommandations
Le BEAmer recommande:
• à la SNCM:
– de renforcer les dispositions permettant à un navire en hivernage de faire face à une situation dégradée prévisible (amarrage spécifique type « amarres de poste », rinçage des circuits combustible au DO avant l’hivernage afin de réduire les délais de mise en route de la propulsion, procédure ISM);
– de conserver le VDR en fonction pour préserver les données lorsque le navire est en hivernage et, a minima, en cas de situation dégradée prévisible.
• au Grand port maritime de Marseille:
– de coordonner l’étude d’un plan d’actions à mettre en œuvre en cas de prévisions météorologiques exceptionnelles, notamment pour les navires désarmés ou en hivernage. Ceci dans le but d’éviter de « basculer » en situation de gestion de crise;
– d’éviter les amarrages « courts » et d’étudier la solution des amarres de poste pour les navires à grand fardage en hivernage à la digue du large.
• à l’administration (tutelle des ports):
– de préciser, par voie réglementaire, les dispositions permettant à un navire en hivernage de faire face à une situation dégradée prévisible.
Il est souligné que « compte tenu des restrictions légitimes d’accès à bord pour des raisons de sécurité, dans les heures et les jours qui ont suivi l’événement, les causes de l’envahissement progressif des locaux adjacents aux compartiments touchés par la brèche ne sont pas, à ce jour, connues du BEAmer ». La question est donc de savoir si l’enquête va se poursuivre. En effet, qu’un paquebot ne « survive » à une brèche de 53 m que grâce au vent qui l’a ramené sur la côte est une chose. Qu’un ferry évite le chavirage de justesse à la suite d’une brèche de 4 m × 2 m en est une autre. La position de ses portes étanches devra être examinée avec attention.
Force propulsive dès 30o d’incidence
« Le vent au contact du navire, assimilé à une aile à partir de 30o de gisement, accentue les zones de surpression et de dépression, augmentant ponctuellement la force du vent réellement enregistré. Les œuvres mortes deviennent propulsives […] », écrit le BEAmer à la suite d’une longue analyse sur l’effet du vent sur le ferry. Cela devrait renforcer l’attention des bords, notamment des très grands porte-conteneurs, des exploitants, des capitaineries et des sauveteurs.
Selon l’étude théorique présentée, avec un vent de 58 nœuds et un angle d’incidence de 30o, le navire a été soumis à une force transversale de 139 t (200 t à 40o). Les valeurs des tests au simulateur ont été « très proches » de celles du calcul théorique. Malheureusement, la surface latérale du paquebot ferry n’est pas précisée. Il est cependant souligné que les balcons des cabines et les renfoncements liés à la présence des canots forment des grandes parois « alvéolées » qui augmentent le coefficient aérodynamique transversal (Cy). Pour la zone des terrasses, ce dernier passe à 1,4. La maquette du Napoléon-Bonaparte n’ayant pas été testée en soufflerie, le Cy a été estimé à 1.
L’effet du vent ne peut être considéré comme une surprise. En effet, le commandant du CMA-CGM-Jules-Vernes a expliqué dans une interview accordée à La Provence en juin qu’avec un « vent de force 10, moteurs complètement stoppés, le Jules-Verne file 9 nœuds (16 km/h), poussé par sa seule voilure, c’est-à-dire sa prise au vent. Pour le commandant, cela nécessite un état de concentration permanente. On ne peut pas se permettre de rater quelque chose ».
De source interne, cette constatation serait en fait une mise en garde produite par le fleet Centre de CMA CGM, destinée à tous les bords.
En cas de remorquage par vent fort d’un grand navire avec une barre bloquée sur un bord, l’embardée est quasi-assurée, sans compter l’effet de la houle. Le risque de se retrouver avec une incidence de 30o est probablement significatif.
En attente de réparation
La valeur assurée du Napoléon-Bonaparte est de l’ordre de 160 M€, tout compris, corps et machine. Le coût de ses réparations est estimé entre 70 M€ et 100 M€ selon leur importance, et surtout selon la localisation du chantier de réparation. Les assureurs ont donc un intérêt financier à le faire réparer. Cinq chantiers européens ont répondu à l’appel à candidatures et au moins autant de non-européens. Compte tenu de l’état de sa machine, le ferry ne peut rejoindre un site de réparation qu’en étant remorqué.
Les expertises juridiques se multiplient
Depuis un an, les relations entre le Grand port maritime de Marseille et son client historique sont contrastées. Leurs assureurs respectifs n’étant pas étrangers à cela. Chacun se renvoyant la responsabilité de ce coûteux accident. Aussi, les expertises juridiques se multiplient à la demande de l’une ou l’autre des parties.