Dans l’édition de 1978 d’un ouvrage sur l’économie espagnole, publié dans la célèbre collection « Que sais-je? » et qui a longtemps fait autorité, le géographe Michel Drain indique à propos des ports que ceux-ci sont « très nombreux » et que le trafic est « peu important ». Trente-cinq ans plus tard, la démographie portuaire n’a pas évolué: l’Espagne compte 28 autorités portuaires (AP) et 46 ports de commerce. Cependant, le trafic a plus que doublé puisqu’il est passé de 212 Mt en 1980 à 468 Mt en 2007, le pic antérieur à la crise. Les turbulences internationales et la crise de l’économie espagnole ont affecté le trafic mais celui-ci a atteint 461 Mt en 2012.
Marginaux il y a trente-cinq ans, les principaux ports espagnols sont aujourd’hui devenus des acteurs au niveau européen, voire international. Cinq ports espagnols (Valence, Algésiras, Barcelone, Las Palmas et Bilbao) figurent dans le classement du trafic des conteneurs des 125 premiers ports de la planète en 2012. Le leader espagnol, Valence (4,5 MEVP), se situe au 30e rang mondial mais au 5e européen après Rotterdam (11e), Hambourg (14e), Anvers (15e) et Bremerhaven (20e). Algésiras se classe au 6e rang en Europe. Ces deux ports caracolent en tête en Méditerranée.
Cette évolution est d’abord la conséquence de l’existence d’un modèle portuaire qui sépare clairement les responsabilités entre secteur public et secteur privé. « Nous avons mis en place un modèle “landlord” pur », explique José Llorca, président de Puertos del Estado. Plusieurs AP, comme celles de Barcelone et de Bilbao par exemple, ont anticipé avec justesse l’évolution des trafics et mis en place des projets d’extension à grande échelle qui ont permis d’accueillir les opérateurs privés. Car la force des ports espagnols réside avant tout dans les investissements privés dont le flux a été maintenu malgré la crise. La ministre de l’Équipement, Ana Pastor, a rappelé récemment que ces investissements ont atteint 1,2 Md€ en 2012 et qu’elle table sur 1 Md€ en 2013.
Mondialisation bénéfique
La crise et les transformations de l’économie mondiale ont paradoxalement servi l’économie espagnole. Pays traditionnellement périphérique, l’Espagne considère que la mondialisation lui redonne une nouvelle chance. La croissance des marchés automobiles en Afrique du Nord, notamment en Algérie, ouvre un nouveau débouché proche pour les constructeurs d’automobiles installés en Espagne, en plus du continent européen. La croissance des exportations marocaines fait de l’Espagne un point de passage, soit par le biais du trafic roulier dans le détroit de Gibraltar, en croissance régulière, soit par le développement du TMCD.
Cette nouvelle donne favorise le transbordement dans les ports situés près de la ligne de passage des porte-conteneurs en Méditerranée. « Il y a dix ans, le West Africa n’existait pas », souligne Rafael Aznar, président de l’Autorité portuaire de Valence (APV) dont le trafic de conteneurs a progressé principalement en raison du transbordement international. L’Espagne aspire à être une porte d’entrée du continent européen. « En débarquant les marchandises en provenance d’Asie sur la côte méditerranéenne au lieu de le faire dans les ports d’Europe du Nord, il y a un gain évident de 3 à 4 jours et par conséquent de coûts. La situation géographique est un atout essentiel », affirme un responsable du ministère de l’Équipement. La stratégie du port de Barcelone est basée sur un basculement à terme des compagnies maritimes vers les ports du sud de l’Europe. « Nous voulons être prêts lorsque ce phénomène se produira », explique Carles Rua, directeur de la stratégie à l’Autorité portuaire de Barcelone (APB).
Des infrastructures ferroviaires déficientes
Le succès de cette option dépend cependant de la disponibilité d’infrastructures qui permettent d’acheminer les marchandises vers le reste du continent européen. En matière de liaisons ferroviaires, les ports espagnols souffrent d’un gros déficit: rien ou presque n’a été fait pendant les années de prospérité. Le gouvernement espagnol a une stratégie volontariste dans ce domaine. En dépit d’un déficit budgétaire encore élevé (6,7 % du PIB en 2013), le ministère de l’Équipement a placé la connexion ferroviaire à écartement UIC des ports méditerranéens jusqu’à la frontière française au rang de priorité absolue. Un calendrier précis de réalisation a été mis en place: 2015 pour Valence, par exemple.
Même si les délais ne sont pas tenus, l’intégration logistique des ports espagnols au reste de l’Europe est un phénomène d’autant plus incontournable que les opérateurs locaux ont acquis au cours des décennies passées une expérience et un savoir-faire indéniables. À la différence d’il y a quinze ans, exporter vers le Maghreb via Barcelone, ou importer via ce port est devenu une option disponible sur le marché, à la disposition des entreprises européennes. Les ports espagnols se veulent désormais des acteurs de l’économie européenne et entendent faire les efforts nécessaires pour le rester en améliorant en permanence leur compétitivité et en essayant de surmonter leurs handicaps historiques (éloignement, ferroviaire, etc.).