« Tous ceux qui sont ici, ils avaient des contrats de travail, non pas en arrivant, mais plus tard, après quelque temps de travail effectué », explique en 2005 un soudeur polonais embauché à Saint-Nazaire. Certains ont versé l’équivalent d’un mois de salaire en zlotys pour être recrutés à l’étranger. Sans couverture sociale, sans caisse de retraite.
La sous-traitance en cascade, les chantiers navals connaissent bien. Lors de la construction du Queen-Mary-II, en 2003, on a pu voir œuvrer à des entreprises sous-traitantes jusqu’au 9e rang. « L’armateur ou commanditaire d’un navire peut imposer tel ou tel sous-traitant de premier rang, comme le relatent les directeurs des chantiers, et ensuite les entreprises maillons de la chaîne opératoire sont choisies par les services commerciaux en fonction de leurs coûts et devis, pas toujours en fonction de leur fiabilité technique », expose Bruno Lefebvre, rappelant que « certaines entreprises sont même créées à l’occasion d’un chantier et prévues pour faire faillite avant la fin, par cessation de paiement ».
Après avoir mené des recherches sur la sous-traitance dans le transport routier, l’ethnosociologue s’est centré sur la construction navale à partir de l’an 2000, menant dix ans d’enquête indépendante, sur ses deniers, sans commande ni cadrage d’un programme de recherche subventionné. Il a rencontré des ouvriers, des chefs d’équipe, des gérants d’entreprises parfois plus proches des marchands d’hommes que des standards de la start-up, des fonctionnaires d’administrations, tout en débordant de la navale pour rencontrer des travailleurs agricoles.
Polonais, Bulgares, Portugais, Estoniens… Les coursives des paquebots en voie d’achèvement sont un concentré d’Europe sociale. Cadré par l’accord de Schengen de 1985, la libre circulation des citoyens européens préfigurait la libre circulation des travailleurs et de leurs contrats. Mais il y a les législations, et les usages sur le terrain. Pas toujours raccord. « Chaque État ruse avec ses propres réglementations », explique l’auteur. Le vécu et la parole recueillie de cette copieuse enquête abordent les arrangements avec les droits du travail, chassé-croisé entre lois nationales et directives européennes, usant d’artifices plus ou moins discrets pour faire baisser le coût du travail. Bafouant les droits de ces métallos, qui, même exploités, savent qu’ils gagnent plus qu’en restant au pays.
Ethnographie des travailleurs en déplacement
Voyage en Europe sociale
Bruno Lefebvre
Éditions L’Harmattan.
370 pages, 37,50 €