KARIN DE SCHEPPER: La logistique urbaine fluviale n’est pas limitée aux confins urbains. Elle doit franchir les barrières situées aux entrées des agglomérations pour permettre aux marchandises d’aller jusqu’au cœur des centres-villes. L’enjeu de la logistique urbaine fluviale, c’est que les marchandises ne soient pas bloquées à la périphérie des cités par la congestion des villes.
JMM: Comment parvenir à ce résultat?
K. DE S.: Les ports intérieurs ne doivent pas seulement être implantés en dehors de la ville, plus ou moins loin dans la périphérie, là où sont aussi situés les entrepôts logistiques. Pour mettre en œuvre des solutions d’acheminement des marchandises par voie fluviale jusqu’au cœur des villes, il faut y conserver des ports et des quais multifonctionnels. Il faut combiner des sites portuaires installés à la périphérie de la ville avec des installations portuaires existantes ou nouvellement créées dans la cité. Dans les premiers, les marchandises peuvent être massifiées. Dans les secondes, la stratégie doit être que les marchandises arrivent par voie fluviale au cœur de la ville puis soient distribuées dans les quartiers par des véhicules plus ou moins respectueux de l’environnement et de la santé des habitants.
JMM: Quels sont les freins à la mise en œuvre de la logistique urbaine fluviale?
K. DE S.: Il existe une sorte de pensée unique par rapport aux rives dans les villes: leur conférer une seule fonctionnalité. Et cette dernière est généralement envisagée comme devant donner la priorité aux loisirs des riverains et au logement des habitants. Il faut convaincre les élus de l’intérêt à long terme de ne pas réserver les quais situés dans les villes uniquement aux loisirs et au tourisme. Ces installations doivent aussi garder leur usage portuaire dédié notamment au fret, pour laisser respirer les villes en matière de circulation, CO2, bruit et pollution. Il faut maintenir les ports dans la ville. Certes, il est possible de les embellir, de mieux les intégrer en lien avec les autres structures et fonctions citadines. On peut aller jusqu’à la notion de « port partagé », comme le fait Ports de Paris (voir photo). Il est fondamental que les ports et les quais dans les villes conservent une multifonctionnalité d’usage. Là où la fonctionnalité des quais a été trop fortement réduite, l’évolution est souvent irréversible. Recréer des sites multifonctionnels devient impossible en raison des coûts trop élevés. C’est le cas, par exemple, à Londres avec l’échec du projet de Sainsbury sur la Tamise.
JMM: Comment créer des conditions favorables à la logistique urbaine fluviale?
K. DE S.: Il y a, bien sûr, le rôle des autorités portuaires, leur inventivité. Il y a la volonté et la stratégie des chargeurs. Les autorités politiques ont aussi un rôle à jouer. Mais le succès repose surtout sur l’appui d’un cadre public volontaire et volontariste, notamment pour appuyer de nouvelles idées ou de nouveaux projets de manière locale. À Utrecht, il y a eu une décision forte des autorités locales au début des années 2000 de ne plus accepter les livraisons par camion dans les rues du centre-ville. Il faut aussi qu’il existe une vision commune et partagée des différentes parties prenantes au niveau local de l’intérêt de la solution fluviale. À Paris, la concrétisation du projet Franprix est un bel exemple d’une telle conjonction de volonté des autorités locales et de vision partagée par tous les acteurs.
JMM: Existe-t-il des initiatives pour favoriser la logistique urbaine fluviale en Europe?
K. DE S.: En coopération avec la Fédération européenne des ports intérieurs, les autorités politiques et portuaires de Bruxelles, Berlin, Budapest, Paris et Vienne, ont signé en septembre 2011 une charte « Connecting with Waterways: a Capital Choice ». Il s’agit pour ces cinq capitales européennes, chacune traversée par une voie d’eau d’importance, de mettre en place une logistique urbaine durable et efficace aussi bien pour le transport de passagers que pour la distribution des marchandises (voir page 18). À Vienne, aujourd’hui, la congestion n’est pas comparable à celle d’agglomérations situées plus à l’ouest de l’Europe. À Budapest, la question du fret en ville ne fait pas encore partie des priorités. Mais ces deux cités ont tout à gagner à échanger avec les autres signataires de la charte afin d’être informés des erreurs à ne pas commettre et des bonnes pratiques mises en œuvre en matière de logistique urbaine fluviale quand elles se lanceront, elles aussi, dans une telle stratégie.
JMM: Quel rôle peut jouer l’Union européenne pour favoriser l’essor de la logistique urbaine fluviale?
K. DE S.: La Commission européenne ne peut rien imposer ni ordonner aux États membres dans le domaine de l’aménagement du territoire urbain. Elle peut seulement faire des recommandations, mettre en place des indicateurs. Mais les instruments indirects ne sont pas sans intérêt, notamment la législation sur la qualité de l’air et le support financier à des projets de transport en fonction de certains critères, privilégiant notamment un développement durable et des modes alternatifs. Au fil des années, le transport de marchandises et la logistique ont gagné du terrain dans la réflexion européenne. Le Livre blanc de la Commission européenne publié en mars 2011 n’a pas oublié la logistique urbaine (voir encadré). Cette dernière étant aussi largement liée à la notion de mobilité des biens et des personnes, un autre enjeu fondamental pour les villes.
La logistique urbaine selon la Commission européenne
La Commission européenne a publié en mars 2011 un Livre blanc « Feuille de route pour un espace européen unique des transports – Vers un système de transport compétitif et économe en ressources ». Ce document précise: « Pour les transports de marchandises, il faudra organiser plus efficacement l’interface entre l’acheminement sur une longue distance et les derniers kilomètres de trajet ». En annexe, dans la liste des initiatives, il est proposé la « définition d’une stratégie pour une logistique urbaine à émissions quasi nulles d’ici à 2030 ». Cette stratégie compte trois points:
– Définir des orientations fondées sur les meilleures pratiques, afin de mieux surveiller et gérer les flux de marchandises en ville (centres de regroupement, taille des véhicules dans les centres-villes anciens, limitations réglementaires, créneaux de livraison, utilisation du potentiel de transport par voie d’eau).
– Définir une stratégie en vue d’une « logistique urbaine à taux d’émission zéro », tenant compte de l’aménagement du territoire, des accès ferroviaires et fluviaux, des pratiques et de l’information des entreprises, des modes de tarification et des normes technologiques des véhicules.
– Promouvoir l’achat public groupé de véhicules à faible taux d’émission pour les flottes commerciales (camions de livraison, taxis, bus, etc.).