Le grand défi d’un petit pays

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JOURNAL DE LA MARINE MARCHANDE (JMM): POURQUOI LE NICARAGUA ENVISAGE-T-IL D’AMÉNAGER UN NOUVEAU CANAL INTEROCÉANIQUE?

MANUEL CORONEL KAUTZ (M.C.K.):

Les flottes mondiales ont besoin d’une nouvelle voie en Amérique. Depuis cent ans, le canal de Panama joue un rôle primordial pour les échanges maritimes. Mais la flotte est en train de se transformer, aussi bien par les quantités transportées que par la taille des navires. Le canal de Panama est devenu trop étroit pour les nouveaux navires, avec des conséquences sur les capacités des navires et sur la vitesse de transport. Des aménagements sont en cours pour accroître la taille des écluses et permettre le passage de navires plus grands. Cependant, il existe déjà des navires dont les capacités sont encore supérieures à ce que pourra offrir Panama après les aménagements.

Mais la vraie raison pour laquelle Panama pose problème aujourd’hui, c’est que le pays manque d’eau. Les nouvelles écluses vont aussi impliquer un rehaussement des niveaux d’eau. L’eau nécessaire au canal est en concurrence avec l’eau nécessaire aux besoins humains, et les capacités d’approvisionnement en eau du Panama sont limitées. Ce problème ne se pose pas au Nicaragua. Nous avons des réserves d’eau par le lac de Nicaragua, et la possibilité d’en déverser encore davantage depuis le lac de Managua dont le niveau a monté après le passage des deux ouragans Mitch en 1998 et Félix en 2007. Nous avons aussi réalisé des travaux pour le transvasement de l’eau du Nord vers le Sud. Enfin, toute l’eau qui tombe sur la capitale, et qui auparavant s’évaporait, est désormais déversée dans le lac. Nous avons donc des capacités énormes pour le canal, sans que cela mette en danger l’approvisionnement des besoins humains.

Par ailleurs, certains pays possédant des flottes importantes souhaitent que soit aménagé un nouveau canal. Celui-ci leur permettrait de modifier la route d’une grande partie de leurs navires, ce qui représenterait une économie financière conséquente pour leurs flottes.

JMM: QUELS SONT LES PAYS QUI ONT DÉJÀ MANIFESTÉ LEUR INTÉRÊT POUR LE PROJET?

M.C.K.: Dans les années 1980, le Brésil a déjà proposé de construire un nouveau canal à travers le Nicaragua. C’était impossible à l’époque, le Nicaragua était en guerre. Aujourd’hui, le Brésil exporte du minerai de fer à raison de 100 Mt par an vers les États-Unis. Les navires qui transportent ce minerai ne peuvent pas passer par le canal de Panama et ne pourront toujours pas le faire même quand il aura été agrandi. Pour atteindre la côte Ouest des États-Unis, ils doivent contourner l’Amérique du Sud par le Cap Horn.

Le Venezuela, lui, a passé un accord commercial avec la Chine pour lui fournir 500 000 barils de pétrole par jour. Le Venezuela a déjà commandé les navires qui assureront ce transport. Là encore, leurs dimensions ne leur permettront pas de passer par Panama.

La Chine est intéressée aussi bien pour ses approvisionnements que pour ses exportations. Quant à la Russie, elle a une flotte très importante.

Nous offrons aussi à tous les pays d’Amérique centrale la possibilité d’investir dans le projet. L’ouvrage aura un impact pour toute l’Amérique centrale. Il est logique que nos voisins en profitent aussi. C’est inscrit dans notre constitution, qui invoque « l’esprit d’unité de l’Amérique centrale ».

JMM: VENEZUELA, BRÉSIL, NICARAGUA SONT PARMI LES PAYS D’AMÉRIQUE LATINE DONT LES GOUVERNEMENTS SONT SOCIALISTES. LA RUSSIE ET LA CHINE NE FONT PAS NON PLUS PARTIE DES PAYS CAPITALISTES. C’EST UN HASARD?

M.C.K.: La politique ne suffit pas à monter un pareil projet. Il faut que l’économie en soit elle aussi demandeuse. Et c’est le cas aujourd’hui. Si cela ne s’est pas concrétisé auparavant, c’est que les conditions nécessaires n’étaient pas réunies. Aujourd’hui, ces pays ont une stabilité politique.

JMM: POURQUOI LE PROJET N’A-T-IL PAS REÇU LE SOUTIEN DES ÉTATS-UNIS?

M.C.K.: Le gouvernement américain ne veut pas investir. Mais les entreprises nord-américaines, oui. Nous avons des contacts avec elles. Pour nous, il est évident que les États-Unis doivent participer, parce qu’ils représentent la puissance régionale. Et parce qu’il y a des implications économiques énormes les concernant.

Au cours des deux siècles passés, les États-Unis ont installé toute leur capacité industrielle sur la côte Est, parce que, sur la même période, leurs marchés étaient tournés vers l’Europe. Mais aujourd’hui, leur économie se développe à l’Est, vers l’Asie. Dans le cadre de ces échanges, ils ont d’autant plus besoin du canal, aussi bien pour expédier que pour recevoir. J’ai rencontré récemment un chef d’entreprise de Virginie, un État dans lequel se trouve le deuxième port le plus important de la côte Est des États-Unis. Pour lui, pour le port, un nouveau canal est simplement nécessaire. Nous sommes très ouverts aux États-Unis.

JMM: L’EUROPE S’INTÉRESSE-T-ELLE AU CANAL INTEROCÉANIQUE?

M.C.K.: Nous n’avons pas encore de contact avec elle sur le canal. En revanche, nous avons mené des négociations pour l’accord d’association entre l’Amérique centrale et l’Europe. L’Amérique centrale a fait des propositions à l’Europe concernant les investissements prévus, dans les chemins de fer, l’énergie électrique… Le canal interocéanique a aussi fait partie de ces négociations. Mais j’ai eu l’impression que les négociateurs qui ont été nommés par la Commission européenne n’ont pas le niveau politique et stratégique requis pour examiner un tel projet. Ils n’ont pas compris la proposition d’un accord élargi où l’Amérique centrale aurait pu bénéficier de l’apport intellectuel, culturel, scientifique, technologique de l’Europe pour mieux utiliser ses ressources naturelles.

Les négociateurs ont cherché à obtenir des avantages, comme s’ils discutaient de l’achat de vêtements et non pas d’un canal interocéanique. Ils ont eu une mentalité de colonisateurs. Ils m’ont fait de la peine.

Nous avons eu quatre ans de négociations et il n’en est rien sorti de concret. Il y a bien eu un accord à la fin, mais je ne veux même pas en parler.

Il y a aussi une invitation faite spécifiquement par le Nicaragua à l’Union européenne. Mais je ne sais même pas si elle est parvenue à destination.

JMM: QUELS DÉLAIS PRÉVOYEZ-VOUS POUR L’AMÉNAGEMENT DU CANAL?

M.C.K.: Nous lançons les premières études de faisabilité. Elles doivent être réalisées pendant l’année qui vient. Ensuite, il faudra six à sept ans de construction avant de voir passer le premier navire. Puis encore un ou deux ans de plus pour terminer les ouvrages. Mais les échéances précises seront définies par les experts. J’espère être encore vivant pour voir le canal achevé.

UN TEL PROJET NE DONNE-T-IL PAS LE VERTIGE?

M.C.K.: Les entreprises qui sont capables de construire le canal se trouvent au Brésil et au Mexique pour l’Amérique latine, aux États-Unis et au Canada, en Europe, en Russie et en Chine. Nous favoriserons les entreprises dont les États auront investi dans le canal. Si un pays investit, il est normal que ses entreprises soient favorisées. Il va nous falloir coordonner tout ça depuis un petit pays. C’est un grand défi, mais le Nicaragua s’en sent capable.

Sans l’Europe ni les États-Unis

Cinq pays soutiennent clairement le projet: le Brésil, le Venezuela, la Russie, le Japon et la Chine. Les deux premiers comptent, avec le canal, faciliter leurs échanges avec l’Asie, notamment concernant le pétrole vénézuélien pour lequel la Chine vient de passer un contrat pour l’équivalent de 500 000 barils quotidiens. Quant aux trois autres, ils représentent, avec environ 8 000 navires à eux trois, le tiers de la marine marchande de la planète et ont tout intérêt à lui trouver de nouvelles voies de navigation.

L’Europe, en revanche, est pour l’instant singulièrement absente du projet. Les Nicaraguayens ont bien tenté de convaincre ses représentants au cours des négociations sur les échanges entre les pays d’Amérique centrale et l’Union européenne, mais sans succès. Certes, l’ingénierie et la technologie nécessaires pour mener à bien un projet comme celui du canal se trouvent notamment sur le Vieux Continent. Mais jusqu’à présent, seules des entreprises du secteur s’y sont intéressées, comme les deux sociétés hollandaises qui viennent de remporter le marché pour l’étude de faisabilité sur le fleuve San Juan.

Même manque d’intérêt de la part des États-Unis, mais les raisons sont cette fois plus évidentes. Tous les Nicaraguayens ont encore en mémoire les sinistres années 1980. Après une révolution marxiste en 1979, le pays a alors été à feu et à sang grâce à l’aide apportée par les États-Unis aux contre-révolutionnaires. Les anciens gardes de l’opposant ont en effet été financés et entraînés par le voisin nord-américain qui n’a guère apprécié de perdre son contrôle sur le pays. Les Sandinistes, qui ont mené cette révolution, sont de nouveau au pouvoir depuis six ans. Mais si, politiquement, les relations sont tout sauf cordiales entre les deux pays, il n’en va pas de même avec le monde de l’économie, beaucoup plus pragmatique. Sans citer de nom, le Nicaragua assure avoir des contacts avec des entreprises américaines qui seraient prêtes à investir dans un nouveau canal interocéanique.

Quant aux voisins d’Amérique centrale, le Nicaragua s’engage à partager avec eux la manne qu’apportera le canal. Cependant, le Costa Rica, depuis l’autre côté de la frontière Sud, reste vigilant sur le projet. Les deux pays ont eu par le passé des démêlés sur le tracé de leur frontière commune, et cette frontière est constituée en grande partie par le fleuve San Juan, précisément celui qui va être réaménagé pour le passage des navires. De plus, le Costa Rica est très vigilant sur les questions d’environnement. Or l’aménagement du canal devrait avoir de sévères répercussions sur la faune et la flore du fleuve et de ses alentours.

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