JOURNAL DE LA MARINE MARCHANDE (JMM): APRÈS QUATRE ANS PASSÉS A LA TÊTE DU BEAMER, QUELLES SONT LES PRINCIPALES SATISFACTIONS OU REGRETS QUE VOUS SOUHAITEZ EXPRIMER AU SUJET DE LA SÉCURITÉ DES NAVIRES MARCHANDS?
JEAN-PIERRE MANNIC (J.-P.M.): Les navires marchands occupent environ 30 % de la charge de travail des cinq permanents du BEA, directeur compris, assistés par une quinzaine d’enquêteurs vacataires. Ma « satisfaction » est d’avoir fait progresser le service en faisant en sorte que le BEA soit certifié qualité ISO 9001/2008. Démarche initiée par mon prédécesseur, Jean-Marc Schindler. Nos procédures, la formation des enquêteurs, notre système de production, etc., ont été analysés, codifiées et améliorés. De sorte qu’après un accident, le délai de publication d’un premier rapport ou du rapport définitif a été ramené de 18 mois à 6 ou 7 mois alors que la directive 2009/18 applicable depuis un an exige que le premier rapport soit disponible dans les 12 mois. La démarche qualité mise en place a aussi permis de respecter facilement les dispositions de la directive. Je n’ai pas de regret à exprimer.
JMM: AVEZ-VOUS LE SENTIMENT QUE LES ENQUÊTES TECHNIQUES APRÈS ACCIDENTS « TRÈS GRAVES » – LES SEULS QUI FONT L’OBJET D’UNE OBLIGATION D’ENQUÊTER SELON LA RÉGLEMENTATION DE L’OMI ET, PAR CONSÉQUENCE, DE LA DIRECTIVE DE L’UE – CONSTITUENT UN RÉEL FACTEUR D’AMÉLIORATION DE LA SÉCURITÉ MARITIME?
J.-P.M.: Cela va dans le bon sens, même si, sur certains dossiers, les choses semblent aller à un rythme mesuré: ainsi les multiples recommandations adressées à l’OMI par tel ou tel BEA sur la faiblesse des effectifs de certains caboteurs semblent rester sans suite. La norme internationale applicable est très basse. Il est donc « compréhensible » que certains État d’immatriculation s’en tiennent strictement à la norme. Un directeur de BEA a toute liberté pour ouvrir une enquête préliminaire à la suite d’un « simple » événement de mer ou d’un quasi-accident, s’il en a connaissance, s’il estime que cela peut être instructif pour la sécurité maritime. Cela ne débouche pas nécessairement sur un rapport de 40 pages mais plus souvent sur une sorte de notule de deux à trois pages. S’inspirant de son homologue britannique, le BEA français publie ainsi tous les quatre mois un document de 40 pages environ formé par les rapports d’investigations préliminaires. Les navigants, les armements principalement à la pêche ou les fabricants de matériels peuvent les consulter sans restriction.
JMM: EN TERMES DE MOYENS HUMAINS ET FINANCIERS OU DE VOLUME DE PUBLICATIONS, LA MAIB, LE BEA MER BRITANNIQUE, SEMBLE BÉNÉFICIER D’UNE GRANDE « AVANCE » SUR SON HOMOLOGUE FRANÇAIS MALGRÉ LA RÉCENTE RÉDUCTION BUDGÉTAIRE. QU’EN PENSEZ-VOUS?
J.-P.M.: Le budget de la MAIB est de plusieurs millions d’euros. Celui du BEA, d’un million. Mais nous n’avons pas à rougir de la qualité et de la quantité du travail fournit. Le ratio nombre d’accidents/nombre d’inspecteurs est comparable. Nous avons les moyens de bien faire notre travail et un peu de marge. Par exemple, toute enquête est réalisée par deux enquêteurs afin de confronter les idées ou les hypothèses. La relecture des projets de rapport est collective avec des règles assez strictes d’écriture: des phrases courtes, compréhensibles. Il y a maintenant un style BEA homogène. Le sentiment que nous faisons correctement notre travail est renforcé par les échanges que nous avons avec les autres BEA européens au sein du cadre de coopération permanente prévue par la directive. La première réunion de cette instance a eu lieu en mars. Par ailleurs, tous les BEA sont placés sous la vigilance de l’Agence européenne de sécurité maritime qui coordonne leur méthodologie, favorise la coopération et veille au respect des obligations par les États membres. Autre élément favorable: la formation de base d’un « jeune » enquêteur de BEA est dispensée en anglais par l’Agence. Cela participe à l’homogénéité des BEA européens.
JMM: LES DIFFÉRENCES DE MOYENS DES BEAMER EUROPÉENS, LES DIFFICULTÉS DU BEA ITALIEN POUR ACCÉDER AUX ENREGISTREMENTS DES VDR DU COSTA-CONCORDIA PEUVENT « INTERPELLER ». Y AURAIT-IL UN INTÉRÊT OBJECTIF À METTRE EN PLACE UNE SORTE DE BEAMER EUROPÉEN COMPOSÉ DE FONCTIONNAIRES INDÉPENDANTS DE TOUTE INFLUENCE?
J.-P.M.: Un BEAmer européen ne s’impose pas, à mon avis. Pour plusieurs raisons. La coopération entre États se met en place. Ainsi, il est prévu une sorte de prêt de main-d’œuvre en cas de manque d’inspecteurs dans un BEA. Comme je viens de l’expliquer, la formation de base des enquêteurs est commune. La supervision est assurée par l’AESM. Et l’OMI, comme la directive européenne, instaure le droit pour un État ayant d’importants intérêts en jeu à être associé à l’enquête menée par un autre BEA. Ainsi, dans le cas duCosta-Concordia, nous avons immédiatement notifié à notre homologue italien que nous souhaitions être associés. En mars, une première réunion a été organisée à Rome durant laquelle le BEA italien a expliqué ses contraintes et le fait qu’en Italie, le judiciaire prime sur le technique. En France, nous avons, avec l’accord du procureur, accès à toutes les pièces du dossier. Visiblement, cela se passe autrement en Italie.
JMM: LA MAIB A L’OBLIGATION LÉGALE D’INFORMER LE GOUVERNEMENT BRITANNIQUE ET SON OPINION PUBLIQUE DE L’AVANCEMENT DE LA MISE EN ŒUVRE DES RECOMMANDATIONS FORMULÉES. ON NE TROUVE RIEN DE SEMBLABLE DE L’AUTRE CÔTÉ DU DÉTROIT DU PAS-DE-CALAIS. AVEZ-VOUS UNE EXPLICATION?
J.-P.M.: En France, les parties auxquelles nous avons adressé des recommandations ont six mois pour nous faire part de leurs réactions. Au delà, nous les relançons. Les syndicats professionnels ou de marins pêcheurs sont donc invités à nous entendre. En ce qui concerne les recommandations adressées à l’administration, depuis deux à trois ans, il est organisé deux rencontres formelles chaque année au cours desquelles les Affaires maritimes nous expliquent le degré de mise en œuvre de nos recommandations. Cela donne lieu à des comptes rendus officiels.
JMM: QUI NE SONT PAS RENDUS PUBLICS?
J.-P.M.: Non, mais pourquoi pas. Lorsque le BEA formule des recommandations à l’OMI, c’est elle qui lui répond. Je devance votre question: cela n’est pas rendu public.
JMM: LE ROYAUME-UNI CONTINUE À PUBLIER CHAQUE MOIS LA LISTE NOMINATIVE DES NAVIRES DÉTENUS AU TITRE DU PSC. LA FRANCE A ARRÊTÉ DEPUIS DES ANNÉES. UN COMMENTAIRE?
J.-P.M.: Le BEA mer n’a aucun rapport avec le Port State Control.
JMM: DEPUIS AU MOINS 25 ANS, L’AÉRONAUTIQUE COMMERCIALE ÉTUDIE LES CAUSES DES QUASI-ACCIDENTS, PAR NATURE BEAUCOUP PLUS NOMBREUX QUE LES ACCIDENTS, ET INCITE SES PERSONNELS NAVIGANTS À SIGNALER EUX-MÊMES ET SANS RISQUE POUR LEUR CARRIERE, CES NEAR MISS. LE MARITIME COMMERCIAL S’EN TIENT AUX ACCIDENTS « TRÈS GRAVES ». N’Y A-T-IL PAS LÀ UN GISEMENT D’ENSEIGNEMENTS NÉGLIGÉ PAR LA PROFESSION ET LES AUTORITÉS DE TUTELLE?
J.-P.M.: Nous sommes très demandeurs de signalement de quasi-accidents, mais cela ne fait pas partie de la culture maritime. Vous savez, chez les marins, une manœuvre qui s’est bien terminée est une bonne manœuvre. Cela dit, le code ISM impose un retour d’expérience avec analyse. Mais pour que cela remonte jusqu’au BEA, il faut une certaine bonne volonté des compagnies. Et en matière de flotte marchande, notre échantillon est modeste.
JMM: QUAND UNE COMPAGNIE SE SÉPARE D’UN LIEUTENANT QUI, EFFECTUANT SON 2E QUART À LA PASSERELLE, EST À L’ORIGINE D’UN ABORDAGE SANS GRAVITÉ ALORS QUE LEDIT LIEUTENANT AVAIT À PEINE 48 H D’EMBARQUEMENT SUR UN PORTE-CONTENEURS D’UN TYPE BIEN PARTICULIER ET QU’IL ÉTAIT SEUL DURANT UNE PÉRIODE D’OBSCURITÉ, ENVOIE-T-ELLE, SELON VOUS, UN MESSAGE CONSTRUCTIF À SES ÉQUIPAGES?
J.-P.M.: Un BEA cherche à déterminer et à analyser les circonstances d’un accident et à en tirer des enseignements permettant d’améliorer la sécurité. Point. Cela dit, je vous invite à relire le rapport: le lieutenant explique qu’il a « accordé une trop grande confiance à l’observation visuelle » du feu de poupe du navire qui allait être abordé. Sauf rare exception, le rôle d’un timonier est de prévenir l’officier de quart d’un éventuel danger et non pas de discuter avec lui de la pertinence d’une manœuvre. D’une manière plus générale, au risque de passer pour un survivant d’un lointain passé, je reste perplexe sur l’efficacité pratique de la sophistication des passerelles intégrées: trop d’informations ne risquent-elles pas de tuer l’information essentielle de l’instant? En plus clair, les jeunes officiers en formation savent-ils confronter vite et bien les informations disponibles en passerelle et la réalité de l’extérieur? Il leur faut développer un certain sens marin.
JMM: ET COMMENT SE CULTIVE CE SENS MARIN?
J.-P.M.: Par du compagnonnage, de l’alternance entre la formation en école et des embarquements. Je n’ai pas de certitude sur la façon de l’acquérir, mais je suis convaincu que sans une certaine dose de sens marin, le risque d’accident augmente considérablement. Il faut éviter de se mettre dans une situation risquée, même quand vous êtes le navire privilégié. Le doute doit guider la décision. Si je ne sais pas ou ne comprends pas ce que fait l’autre, je m’écarte, au cas où.
JMM: LE FACTEUR HUMAIN, ÉLÉMENT DÉTERMINANT DE 80 % A 90 % DES ACCIDENTS DE MER, EST-IL RÉELLEMENT PRIS AU SÉRIEUX EN FRANCE?
J.-P.M.: Maintenant oui. Dans tous les systèmes complexes conçus aujourd’hui, le facteur humain me semble pris en compte. Il n’est plus considéré comme une faute mais comme une donnée à intégrer. Cela dit, cette intégration a ses limites selon le périmètre du système considéré. Je m’explique: vous prenez un navire et un service côtier de surveillance. Le premier a une trajectoire qui devient aberrante. Trajectoire suivie par le radar du second mais non détectée par l’opérateur. Et le navire finit à proximité du radar côtier, sur une plage, son officier de quart s’étant endormi. Dans un autre cas, trois services voient la trajectoire qui risque d’amener le navire sur un phare allumé. Et personne ne prend la VHF pour lui demander si tout va bien. Le sens marin ou des responsabilités peut aussi se partager avec la terre.