JOURNAL DE LA MARINE MARCHANDE (JMM): LES TRAVAUX ACTUELS SUR LES ÉCLUSES DU CANAL DE PANAMA RESPECTENT À PEU PRÈS LE CALENDRIER PRÉVU PAR L’AUTORITÉ DU CANAL. L’OUVERTURE DE CES NOUVELLES ÉCLUSES EST PRÉVUE POUR LE DEBUT DE 2014. PENSEZ-VOUS QUE CES TRAVAUX VONT APPORTE UN VÉRITABLE CHANGEMENT À LA CHAINE LOGISTIQUE MARITIME?
FRITZ PINNOCK (F.P.): Les nouvelles écluses du canal de Panama vont avoir un effet considérable sur le transport maritime. Lorsque ce canal a été construit en 1914, personne n’a imaginé qu’un jour le transport maritime se lancerait dans une course au gigantisme. Aujourd’hui, des navires de 15 000 EVP arpentent les mers, et demain de 18 000 EVP. Dans le vrac sec, ce sont des navires du type Valemax de 400 000 tpl qui relient les ports. Ce gigantisme répond à une demande de transport. Cependant, nous avons constaté aussi une baisse importante du coût de transport d’une unité. Le coût du conteneur atteint un niveau bas et les prix du maritime ne sont pas élastiques. L’avenir se joue donc sur l’efficacité économique du transport maritime. Le nouveau jeu d’écluses du canal de Panama répond à cette attente.
Un second facteur entre en ligne de compte: la maturité et la croissance du marché de la côte Est des États-Unis. Le véritable marché nord-américain se concentre sur la côte Est des États-Unis. En alignant des navires de 12 000 EVP entre l’Asie et la côte orientale des États-Unis, les armateurs prennent un nouveau souffle en matière d’efficacité. La solution logistique actuelle repose principalement sur le « landbridge » entre les ports de la côte Ouest et ceux de la côte Est dont l’utilisation est soumise à des aléas.
Enfin, parmi les facteurs qui militent en faveur de la construction de ces nouvelles écluses vient le développement économique du Brésil, et d’une manière plus générale de l’Amérique du Sud et du centre. Les besoins de ces régions sont tels que les navires doivent suivre le mouvement.
Le déséquilibre des trafics entre l’Amérique du Sud et du centre, les ports de la côte Est des États-Unis d’une part et le reste du monde d’autre part peut être partiellement résorbé grâce au concept de hub qui doit se développer dans la Caraïbe.
JMM: LE CONCEPT DE HUB DANS LA CARAÏBE N’EST PAS NOUVEAU. DE NOMBREUX PORTS ONT TENTÉ DE S’IMPOSER DANS CETTE COMPÉTITION EN COOPÉRATION AVEC DES ARMATEURS. QUEL ÉLÉMENT NOVATEUR INTERVIENDRA?
F.P.: Les armateurs ont investi dans de nombreux ports caribéens au cours des dernières années. À titre d’exemple, APMT est arrivé sur le port de Kingston en Jamaïque avec un objectif, celui de traiter les navires Mærsk. Dans le même temps, Hapag Lloyd a décidé de retirer ses escales. L’observation de la carte des ports de la région montre que les principaux armateurs de conteneurs ont pris des positions comme Mærsk au Mexique, MSC à Freeport aux Bahamas et CMA CGM, présents dans plusieurs ports. Ce constat devrait malgré tout subir de profonds changements dès 2014, date d’ouverture des nouvelles écluses. De nouvelles lignes de feeder alimenteront les marchés nord-sud avec les navires mères sur les ports des routes est-ouest. Les nouvelles écluses du canal de Panama vont redessiner le paysage portuaire caribéen. Les armateurs cherchent avant tout à éviter de desservir des ports éloignés de leur route. Ainsi, nous imaginons trois types de ports de transbordement localement. Le hub global, le hub régional et le hub sous régional. Ces trois niveaux de plate-forme de transbordement se distinguent surtout par leur capacité nautique. Les premiers sont destinés aux navires de 12 000 EVP. Les seconds accueilleront des navires de 8 000 EVP maximum quand les derniers réceptionneront des unités de 4 500 EVP.
JMM: QUELS SONT, SELON VOTRE ANALYSE, LES NOMS QUI COMMENCENT À POINDRE POUR LES « HUBS GLOBAUX »?
F.P.: Dans la Caraïbe plusieurs ports sont en compétition qui préparent des investissements lourds. Il s’agit de Caucedo, en République dominicaine, Kingston, en Jamaïque, Freeport, aux Bahamas, Carthagène en Colombie, Manzanillo au Panama, un port de Cuba et Pointe à Pitre en Guadeloupe. Tous sont en ordre de bataille pour remporter la compétition de ces principaux hubs, mais seulement trois devraient réussir, les autres se placeront au niveau régional. Aujourd’hui, Freeport, Caucedo et Kingston ressortent du lot.
Le paysage portuaire caribéen pourrait avoir un autre visage si le projet de port dans l’île de Cuba arrive à terme. DP World est actuellement dans la course pour construire un grand terminal localement. Le handicap du terminal cubain, tout comme celui de Freeport, se trouve dans son exposition aux cyclones de juin à novembre. Si, heureusement, ces îles ne subissent pas chaque année un cyclone, ils sont plus exposés que les autres ports.
Un équilibre entre marché de transbordement et marché intérieur
JMM: VOUS ÊTES ORIGINAIRE DE JAMAÏQUE. PENSEZ-VOUS QUE LE PORT DE KINGSTON PUISSE GAGNER SA PLACE DE « HUB GLOBAL »?
F.P.: Kingston regroupe de nombreux atouts. Le gouvernement investit dans le cadre d’un partenariat public/privé pour développer le port. Les qualités nautiques existent puisque le port a déjà reçu un navire de la ZIM de 10 000 EVP. Il peut traiter un navire sur une cadence de 26 mouvements par heure et peut se targuer de ne pas avoir eu de mouvements sociaux au cours des 25 dernières années. À terme, il disposera de 19 portiques post Panamax.
En outre, un des points essentiels pour gagner la bataille des hubs dans la Caraïbe est de pouvoir offrir aux armateurs un équilibre entre les possibilités de transbordement et la desserte d’un marché intérieur. Pour cela, deux établissements ressortent avec Caucedo et Kingston. Un des atouts de Kingston par rapport à ses concurrents est d’avoir une réserve de capacité. Aujourd’hui, Caucedo est utilisé à 95 % quand Kingston l’est à 60 %. Le marché caribéen n’est pas celui des grands centres de consommation mondial, mais il demeure un marché rentable. L’économie locale se modifie pour se tourner vers les services. Le gouvernement jamaïquain tente de faire de Kingston le Singapour de la Caraïbe en offrant des services aux armateurs comme le financement, la réparation navale, les zones franches logistiques.
JMM: VOUS CITEZ PEU LES PORTS DE MARTINIQUE ET DE GUADELOUPE. PENSEZ-VOUS QUE CES PORTS ACCÉDERONT DIFFICILEMENT AU RANG DE HUB GLOBAL?
F.P.: Mon analyse ne plaide pas en leur faveur. Les ports guadeloupéens et martiniquais sont situés plus au sud des grandes routes maritimes est-ouest. Il me paraît difficile de voir ces ports se placer au niveau de « hub global ». Leur rôle sera davantage sur le hub régional avec des services de consolidation vers les principales plates-formes. Il existe un rôle pour chacun pour surfer sur la dynamique des nouvelles écluses du canal de Panama.
Le Caribbean Maritime Institute
Le Caribbean Maritime Institute est basé à Kingston en Jamaïque. Créé en 1980, dans le cadre d’une coopération entre les gouvernements jamaïquain et norvégien, cet institut a pour objectif de créer un centre d’excellence pour la formation, la recherche et le consulting sur le maritime. Yann Alix, délégué général de la Fondation Sefacil, et Fritz Pinnock collaborent sur un ambitieux projet d’analyse des stratégies maritimes et logistiques et leurs conséquences sur les développements portuaires de l’espace Caraïbes avec l’ouverture du Canal de Panama aux 12 000 EVP. Les nouvelles hiérarchisations entre les grands terminaux conteneurisés pourraient intensifier la concurrence entre les opérateurs globaux de terminaux et les armements investis dans la gestion des opérations portuaires conteneurisées.