À Odessa, il y a un avant et un après. Avant, c’était l’époque soviétique. Les décisions se prenaient à Moscou. Le port d’Odessa était certes un grand port, une des principales voies d’entrée pour les 15 républiques qui formaient l’Union soviétique. En 1989, son trafic a représenté 31 Mt. Mais ses responsables se contentaient alors de se conformer aux directives qu’ils reçoivent du pouvoir central, tant pour l’organisation du port que pour ses trafics.
Et puis, en 1991, le monde soviétique a vécu ses derniers instants. Du jour au lendemain, tout s’est arrêté. Plus de trafics, plus de navires, plus de marins, plus de marchés ni de clients. Plus rien. Les lignes régulières qui s’étaient mises en place au cours des décennies précédentes entre l’Union soviétique et des pays tiers, Cuba, le Vietnam, la Bulgarie, l’Inde, se sont toutes arrêtées. « Soudainement, nous n’avions plus à importer du sucre pour l’ensemble des républiques soviétiques », se souvient Nikolaï Pavlyuk, président du port d’Odessa depuis quelques mois et auparavant directeur. « L’Ukraine était un nouveau pays. Il n’y avait plus de navires, tous les contrats étaient perdus. Parce que ces contrats avaient été passés avec l’Union soviétique, et l’Union soviétique n’existait plus. Il fallait tout reconstruire… » Odessa, port mythique de la mer Noire, a bien failli disparaître. Il n’a dû sa survie qu’à l’acharnement de ses dirigeants et à l’alliance avec les deux autres grands ports ukrainiens, ceux de Yujne et d’Illitchiovsk. Les trois ports se sont serré les coudes et, ensemble, ils ont relancé leurs trafics.
Relancer le port sans tutelle…
« Le premier problème à résoudre, c’était où trouver des clients pour poursuivre notre activité », souligne Nikolaï Pavlyuk. Lui comme ses alter ego des deux grands ports voisins sont allés chercher en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord des partenariats avec des entreprises et d’autres ports, ainsi que les financements qu’ils n’avaient plus. Avant même la fin de l’Union soviétique, des contacts ont été noués avec Marseille. Ils ont débouché en 1984 sur un accord commercial. Nikolaï Pavlyuk était du voyage à Marseille. « C’était la première fois que des représentants d’un port ukrainien se rendaient en France », se souvient-il.
Ce type de « pactes » s’est multiplié après 1991 et de multiples partenariats économiques ont été mis en place sous forme de joint-venture. Mais la situation politique de l’Ukraine était tout sauf simple. Dans la période qui a suivi la fin de l’époque soviétique, le pays a dû créer de toutes pièces ses nouvelles institutions et sa législation. Cela a donné lieu à des mois de flottements durant lesquels Nikolaï Pavlyuk, comme les autres directeurs de port, s’est trouvé livré à lui-même pour entreprendre la relance du port d’Odessa. « Il fallait tout recommencer à zéro. »
Ainsi, le pays a vécu plusieurs mois sans ministère des Transports. « Quand nous avions besoin d’une autorisation pour démarrer un partenariat, nous n’avions personne à qui nous référer pour l’obtenir. » Le ministère des Transports encore en gestation dépendait du ministère de la Communauté d’exploitation, également responsable du bâtiment, des travaux publics et des infrastructures. Nikolaï Pavlyuk se souvient de voyages à Kiev, la capitale ukrainienne, en compagnie des directeurs des ports de Yujne et Illitchiovsk. « Personne ne comprenait ce que nous demandions. Il nous fallait un représentant de l’État pour valider les accords commerciaux que nous passions, mais personne n’était habilité à le faire. »
… ni cadre légal
Les directeurs des trois ports ont réclamé par courrier la mise en place d’une autorité supérieure capable d’avaliser les démarches qu’ils entreprenaient alors. « Nous avons demandé au cabinet du ministre comment nous devions travailler. Nous avions des contrats commerciaux, des associés, mais personne pour nous donner le feu vert. » La décision a été prise de les maintenir tous les trois à la tête de leurs ports respectifs. Mais si les lois soviétiques n’avaient plus cours, les nouvelles lois ukrainiennes n’existaient pas encore. Alors, pour l’aspect réglementaire, ils ont dû se contenter d’un simple principe: tout ce qui n’est pas interdit est permis. « C’est à partir de ce principe que nous avons véritablement pu commencer à travailler, indique Nikolaï Pavlyuk. Nous cherchions à construire en veillant à ne pas nuire aux intérêts de l’Ukraine. »
Avec la reprise de l’activité portuaire et les bénéfices qu’elle a générés s’est posée la question du partage de ces bénéfices. « Nous avons décidé que l’argent qui entrait devait être aussi utilisé par le port. » Il a donc été réparti entre les acteurs et l’administration portuaire, de façon à pouvoir maintenir les investissements et poursuivre la croissance. « En général, le partage se fait moitié pour le port, moitié pour la société qui a organisé le trafic. »
Les premiers associés étaient allemands. Mais les premiers pas ont été difficiles, parfois faits dans l’urgence, avec des partenaires pas toujours solides. La situation a commencé à se stabiliser avec le partenariat mis en place avec une société autrichienne, grosse cliente de la Russie pour le blé. « Ensuite, peu à peu, le port d’Odessa a accru sa notoriété et des nouveaux partenaires se sont présentés, venus du Pakistan, de Hong Kong, de Suisse, de Grèce, des États-Unis ou encore de Suède. Aujourd’hui, le port est le premier d’Ukraine par son activité. » Cela se traduit aussi dans les budgets plus importants alloués par l’État ukrainien ou la ville même d’Odessa.
La nouvelle Ukraine est toujours en construction aujourd’hui, et le port d’Odessa avec elle. Un ministère des Infrastructures est en place, des lois codifient à nouveau le commerce et le transport. L’activité du port aujourd’hui relève bien du secteur privé, « comme dans tous les autres ports d’Europe, souligne Nikolaï Pavlyuk, mais elle se fait sous le contrôle de l’État. Ce que nous avions imaginé il y a 20 ans fonctionne aujourd’hui. »
La justice a dû trancher
Certains n’ont pas apprécié que, pendant la période de transition entre l’ancienne Union soviétique et la nouvelle république indépendante d’Ukraine, le port d’Odessa ait pu relancer son activité en ne s’appuyant que sur ses propres décisions, prises de manière autonome. Cela a généré une crise très grave.
La direction du port a été accusée de corruption et de s’être enrichie au détriment de l’outil qu’elle administrait. Elle a dû mener bataille contre le nouveau ministère des Infrastructures pour faire entendre sa position et déterminer qui est le véritable détenteur de l’autorité. La Procurature d’Ukraine a fini par prendre l’affaire en main et a ouvert un dossier criminel pour décider qui avait raison, du port ou de ses détracteurs. Le port a plaidé l’absence de lois qui lui auraient permis de définir les règles des partenariats qui se mettaient en place avec les ports associés. Une fois encore est revenu le principe du « tout ce qui n’est pas interdit est permis ». La justice a finalement donné raison au port et lui a maintenu l’autorité qu’elle s’était attribuée dans la phase de reconstruction de l’État ukrainien.
Il a également été décidé de ne pas vendre les ports et l’État y est bien présent aujourd’hui. Pourtant, un projet de loi prévoit à nouveau de rendre possible leur privatisation. Ce qui se traduirait immanquablement par leur rachat par des sociétés étrangères. « On ne sait pas si cette loi va être adoptée », soupire Nikolaï Pavlyuk. « Mais j’espère que le port continuera d’être considéré comme un élément stratégique pour l’Ukraine et que le contrôle de l’État y sera maintenu. »