Anticipant la fin de leurs responsabilités opérationnelles et peu enthousiasmés à l’idée de rester dans un bureau d’une administration centrale, trois cadres du service action de la DGSE et l’un de leur ami d’enfance, commandant du GIGN de son état, s’interrogent sur leur avenir professionnel dans les années 2005-2006, explique Frédéric Gallois, directeur général de Gallice Security (G-S). Estimant qu’il existe des besoins croissants, durables et solvables en matière de « gestion des risques » et que l’offre française est modeste, la « bande » des quatre décide de sauter le pas et d’entamer une carrière civile. Gallice Security est créée en mars 2007, même si Frédéric Gallois rejoint la structure deux ans plus tard.
« L’héritage DGSE, c’est l’analyse internationale et la gestion des crises civiles. Celui du GIGN, c’est plutôt l’opérationnel », résume son ancien commandant. « Regrouper les deux fait sens ».
Le choix du nom, Gallice, n’est pas totalement innocent: prononcé en anglais, cela doit faire penser aux Gaulois, répond le d.g., avec une lueur dans les yeux. Une sorte de message envoyé aux sociétés de protection anglo-saxonnes qui dominent de très loin le marché international. Cette domination constitue également un argument commercial pour le petit « frenchy »: comment vouloir inciter les entreprises françaises à prospecter des marchés aussi difficiles que l’Irak et laisser la sécurité de leurs salariés aux bons soins de structures américaines ou britanniques qui travaillent aussi pour des sociétés anglo-saxonnes concurrentes des françaises? D’autant que la conception de la protection est sen- siblement différente. Pour les Anglo-saxons, il faut montrer sa force pour être efficace. Dans le jargon de la profession, cela s’appelle agir en « profil haut ». Exemple: pour transporter un cadre d’entreprise en visite de chantier, il faut un convoi de quatre à cinq gros 4×4 rutilants dotés d’un grand nombre d’antennes et foncer à travers les rues. Cela attire forcément l’attention et facilite l’attentat « d’opportunité »: un guetteur provoque une explosion, à la seule vue du convoi.
La « french touch » repose sur le principe opposé: se rendre le plus discret possible et « déminer » le terrain avant de s’y rendre. Utiliser des voitures banalisées; envoyer dans les bourgades traversées des émissaires locaux (de confiance) pour sympathiser et parler avec le chef du village; « faire du renseignement » et finalement décider ou non d’y amener le cadre en question, explique Frédéric Gallois, qui souligne que même blindée, une voiture résiste mal à une explosion.
Cette approche est celle qui a été suivie par G-S en Irak et qui suscite l’intérêt croissant des grands faiseurs américains. Son installation dans ce pays était inévitable car on ne peut pas prétendre vouloir accompagner les entreprises françaises dans des zones difficiles sans y être installé. Question de crédibilité. Faire de la formation et de l’analyse de risques en France a ses limites. L’expérience irakienne a ainsi constitué un test: ça marche ou l’on disparaît. Quatre cadres français y sont installés depuis deux ans.
Le maritime: autre marché durable et solvable
G-S est entré sur le marché maritime en 2010 à la suite de la même constatation: présence d’une demande croissante, durable et solvable en matière de lutte contre la « piraterie somalienne » et, dans le cas présent, absence d’offre française. Ce marché présente cependant une particularité très spécifique du fait de la cohabitation plus ou moins harmonieuse du droit international maritime et des droits des États d’immatriculation et des États côtiers.
En matière de protection des équipages contre des attaques armées, G-S suit une idée simple: soit les gardes sont prêts à tirer, soit ils sont inutiles.
Mais le droit français interdit la présence d’armes à bord. « Il ne l’autorise pas explicitement », estime Gilles Sacaze, p.-d.g. de G-S. Toujours est-il qu’officiellement, il n’y a pas de garde civil et armé à bord des navires de commerce sous pavillon français. Les messages VHF laisseraient comprendre autre chose.
Ces équipes de trois à quatre personnes opèrent selon une procédure stricte validée par le client et conforme à la plus récente version des « Best Management Practices for Protection against Somalia Based Piracy » (BMP). Les différentes phases sont classiques: veille de la zone, détection d’une possible menace, confirmation de la menace qui entraîne la mise en œuvre des moyens de défense passive comme l’accélération du navire susceptible d’être attaqué (les BMP recommandent 18 nœuds au moins) ou le tir de fusées éclairantes. Si la menace se rapproche, le navire passe à l’autodéfense active: tir de semonce, tir dans le moteur, puis tir de « neutralisation ».
Dans tous les cas, le chef de l’équipe de protection embarquée (EPE) est le conseiller du commandant qui reste le responsable du navire, répond Gilles Sacaze. Le commandant pourrait, par exemple, interdire de tirer mais à ses « risques et périls ».
Les deux responsables de G-S insistent beaucoup sur le principe de la légitime défense qui permet l’usage proportionnel de la force pour se protéger d’une attaque lorsqu’il n’y a pas d’autre moyen. Quelle est l’utilité du concept français de légitime défense devant un juge anglo-saxon? « C’est l’un des plus contraignants au monde », répond Gilles Sacaze. « Si la légitime défense est reconnue par un juge français, il est alors largement prévisible qu’elle le sera par tout autre juge. » D’où la recommandation faite au chef de l’EPE de filmer toutes les phases de l’opération. On voit mal, cependant, un équipage d’assaillants déposer plainte au Somaliland ou au Puntland pour coups et blessures volontaires. Mais en haute mer, c’est le droit du pavillon qui s’applique et certains ne veulent pas entendre parler d’armes létales à bord.
Le recrutement de la vingtaine de gardes actuellement en CDI chez G-S est « simple »: des personnes de 30 à 35 ans en moyenne, disposant d’une expérience de plusieurs années chez les commandos marine avec un « bon » profil psychologique: pas de « cow boy » ou des nostalgiques des Secrets de la mer Rouge d’Henri de Monfreid, insiste Gilles Sacaze. Ils doivent pouvoir s’intégrer à l’équipage de conduite du navire à protéger, quelles que soient les nationalités présentes, et participer à certains exercices comment l’évacuation. Ils doivent également être bien conscients qu’ils n’auront pas droit à l’échec: car en cas d’attaque réussie, il est hautement probable qu’ils ne feront pas partie des otages pour lesquels sera demandée une rançon. Ils sont donc condamnés à protéger efficacement le navire.
D’autant que pour une somme entre 4 000 US$/J et 8 000 US$/j pour quatre hommes, la compagnie doit vouloir des résultats. Une partie de ce coût devrait être compensée par une réduction de la prime d’assurance « rançon et kidnapping », voire par des économies en combustible. En effet, un navigant civil français estime qu’avec une EPE, l’armateur peut être tenté de réduire la vitesse de service de son navire et donc les dépenses de combustible. Les BMP recommandent cependant au minimum 18 nœuds. Le super slow steaming n’est donc pas de mise mais il doit être possible dans certains cas d’emprunter une route plus directe.
La gestion des armes dont dispose l’EPE est délicate et coûteuse. Dès que le navire entre dans les eaux d’un État côtier, il faut s’adapter à la réglementation applicable. En cas d’escale courte (moins de 24 h), les armes restent à bord consignées dans un coffre ou mises sous scellés. Lors des escales longues, les armes et les munitions sont généralement débarquées puis restituées juste avant le départ. Gilles Sacaze semble étonné de l’importance des coûts facturés par les agents maritimes.
Autre sujet d’étonnement, le sérieux avec lequel le Panama a instruit la demande d’immatriculation d’un navire d’escorte. En effet, pour proposer le meilleur niveau de protection, G-S a voulu disposer d’un navire « armé ». L’idée de l’immatriculer sous l’un des registres français a vite été écartée. Par contre, l’immatriculation sous registre britannique a été tentée. Mais les autorités ont au dernier moment refusé à une société étrangère ce qu’elles accordaient aux entreprises britanniques de sécurité, croit comprendre Gilles Sacaze. Finalement, le Panama a accepté après avoir obtenu les CV de toutes les personnes susceptibles d’être armées, leur casier judiciaire et bien sûr les documents relatifs au navire, propriété de Gallice Irlande.
La Libecciu veille
Depuis quatre semaines, donc, l’ancienne vedette des Douanes de 23 m, d’une autonomie de 10 jours à 10 nœuds mais pouvant monter jusqu’à 30 nœuds, est opérationnelle au départ d’Antsiranana (ex-Diego Suarez, au nord de Madagascar). Cette localisation constitue l’une des portes d’entrée de l’immense zone considérée à risques par les BMP. Elle commence à Suez, comprend le détroit d’Hormuz et s’arrête au nord de Madagascar et à l’ouest du Sri Lanka. L’équipage de conduite « civile » est composé de trois personnes aujourd’hui toutes françaises; et dans un futur proche, partiellement malgache. Trois ex-commandos marine disposent de différents moyens de dissuasion de longue, moyenne et courte distance. À la demande des clients, ces derniers seront formés de plus en plus souvent selon les normes STCW afin d’avoir les brevets maritimes qui conviennent et permettent incidemment de bénéficier des tarifs aériens réservés aux marins, reconnaît Gilles Sacaze qui prend vite les réflexes armatoriaux.
À ce jour, une compagnie allemande, une belge, une chinoise et une française ont signé avec G-S sans qu’il soit possible d’obtenir plus de précision car ces clients apprécient le profil « très bas ».
Jusqu’où vont les missions régaliennes?
Les dirigeants de Gallice, tous anciens fonctionnaires d’État, s’interrogent: le transport de fonds en France doit-il de nouveau être réalisé, comme avant guerre, par la police nationale ou la gendarmerie? En clair, peut-on se demander, en France, où commencent et où finissent les missions régaliennes? La conduite de la guerre ou le maintien de l’ordre public ne peuvent être que le fait de l’État, estime Frédéric Gallois, mais la logistique des armées, proximité du champ de bataille exclue, doit-elle être nécessairement faite par l’État? En Irak, peut-être bientôt en Libye, aucun État développé n’a les moyens de protéger lui-même tous ses ressortissants. Les sociétés privées de protection sont donc indispensables, estime l’ancien commandant du GIGN, comme les Britanniques et les Américains le montrent. Sauf qu’en France, pour des raisons avouables ou non (corporatisme par exemple), cette idée progresse très lentement.Contrairement à ses concurrents anglo-saxons, G-S et ses rares homologues français ne bénéficient d’aucun soutien de la part d’une ambassade de France qui pourrait être interrogée, officieusement, par tel gouvernement étranger intéressé par les prestations des Français. D’où la demande d’une sorte de labellisation officielle pour séparer le bon grain de l’ivraie. Le développement de cette activité permettrait, par exemple, de « recycler » dans de bonnes conditions les fonctionnaires trop âgés pour le service actif.