Journal de la Marine Marchande (JMM): Bolloré Africa Logistics, filiale du groupe éponyme, a pris un virage au milieu des années 2000 pour devenir un concessionnaire portuaire. Pourquoi avoir opéré ce virage?
Dominique Lafont (D.L.): Bolloré Africa Logistics est présent dans plusieurs métiers sur le continent africain. Nous sommes dans le shipping, la manutention portuaire, la gestion de terminaux portuaires, le transport ferroviaire, le transport routier, la logistique de bout en bout, la supply chain et la commission de transport. En ce qui concerne spécifiquement la manutention portuaire, jusque dans les années 2000, nos activités étaient limitées au rôle de manutentionnaire privé, un opérateur qui charge et décharge des navires, dont la relation est tournée vers le client du port (armateurs, réceptionnaires et exportateurs). Le manutentionnaire dispose d’équipements sans être impliqué dans la gestion, la conception, la réalisation ou le financement des infrastructures portuaires. À partir du milieu des années 2000, nous avons entrepris une inflexion stratégique pour devenir un concessionnaire portuaire. Les deux métiers sont différents. Alors que le rôle du manutentionnaire est de gérer un service au client, le concessionnaire d’infrastructure propose un schéma directeur sur le long terme et développe une relation tant avec les clients qu’avec l’autorité portuaire. Nous sommes plus impliqués dans l’avenir du port.
Dans le cas du port de Conakry, nous avions répondu à l’appel d’offres lors de la mise en concession du terminal à conteneurs, et étions arrivés seconds. Lorsque l’autorité portuaire a constaté que le concessionnaire du terminal n’avait pas rempli ses engagements d’investissement, elle a décidé de rompre le contrat et a fait appel à notre société conformément au classement issu de l’appel d’offres. En signant le contrat de concession avec l’autorité portuaire, nous nous sommes engagés sur un schéma directeur dont la clé de voûte est un plan d’investissements sur le long terme puisque nous sommes concessionnaire pour 25 ans de ce terminal, avec en plus une délégation de service public. Cela signifie que nous avons une forte responsabilité dans la gestion du terminal pour l’amener à sa réussite. Ce que nous faisons aujourd’hui sur le portuaire, nous le faisions déjà sur le ferroviaire au travers de Sitarail, en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso, et de Camrail, au Cameroun, dès la fin des années 1990.
JMM: Avec cette inflexion stratégique vers le métier de concessionnaire portuaire, votre groupe se doit d’investir des sommes importantes dans les ports?
D.L.: Les enveloppes annuelles d’investissement s’élèvent entre 200 M€ et 250 M€ par an, dont 70 % sont directement investis dans les terminaux à conteneurs et chemins de fer. Ce métier de concessionnaire plus impliqué dans la gestion à long terme de l’infrastructure est essentiel.
Pour prendre plusieurs exemples, sur le port de Pointe-Noire, avec Congo Terminal, nous prévoyons d’investir 500 M€ au cours des prochaines années pour faire de ce port en eau profonde un hub des trafics entre l’Asie et l’Afrique de l’Ouest, mais aussi un port de désenclavement de Kinshasa. Au Bénin, le budget prévu s’élève à 200 M€. En reprenant le terminal de Conakry, nous avons décidé d’y adjoindre une somme de 500 M€ dont 200 M€ dès les trois prochaines années. Au Gabon, nous nous engageons dans un programme d’investissements qui permettra de doubler les quais du terminal d’Owendo. Au total, nous ne pouvons dissocier ces investissements de notre activité de concessionnaire, ils en sont un élément essentiel.
L’autorité portuaire participe aussi au développement du port en investissant dans les accès nautiques du port, par exemple. Notre relation de partenariat avec les autorités portuaires est basée sur la notion de gagnant/gagnant.
JMM: Cette activité de concessionnaire de ports en Afrique est principalement opérationnelle sur la côte Ouest du continent. Envisagez-vous une extension vers l’Afrique de l’Est et australe?
D.L.: La plupart des pays africains ont un potentiel de développement significatif et l’ensemble du continent est appelé à se développer, sans distinction de régions. Vous avez raison, cependant, de noter que les concessions que nous gérons se situent surtout sur la côte ouest-africaine, de Conakry à Pointe-Noire. Nous sommes présents dans plusieurs ports depuis quelques années, à l’image d’Abidjan, de Téma (au Ghana), d’un terminal à Lagos, du nouveau terminal de Cotonou, de Pointe-Noire, de Libreville et de Douala. Au cours des douze derniers mois, nous avons aussi remporté cinq nouvelles concessions sur le continent, à Conakry, Freetown, Lomé, San Pedro et Misurata. Nous ne sommes pas seulement en Afrique de l’Ouest et centrale puisque nous avons été adjudicataire de l’appel d’offres lancé pour le terminal de Misurata, en Libye. Les événements récents nous interdisent aujourd’hui de démarrer toute opération sur ce port.
Le poids des concessions portuaires et ferroviaires dans le chiffre d’affaires de Bolloré Africa Logistics atteint aujourd’hui environ 40 %. Les 60 % restant sont réalisés au travers d’opérations logistiques de bout en bout. Nous avons doublé de taille au cours des cinq dernières années et étendu notre réseau vers les pays anglophones de l’Afrique de l’Est et australe. Nous sommes devenus un opérateur panafricain avec un réseau homogène sur l’ensemble du continent.
Pour répondre à la seconde partie de votre question, nous ne nous limitons pas à une partie du continent et nous examinons avec intérêt les opportunités au nord et à l’est de l’Afrique. Sur la côte australe du continent, la mise en concession n’est pas à l’ordre du jour, sauf à quelques exceptions près où nous nous sommes portés candidat. Nous avons aussi identifié un potentiel important sur l’Afrique du Nord. Nous sommes déjà en Libye, en Tunisie et en Égypte au travers d’un partenariat avec Orascom, premier groupe privé égyptien. L’Égypte et le Maroc sont deux États qui ont opéré un mouvement vers les concessions portuaires. À la différence d’autres pays africains, ces pays du Maghreb disposent de plusieurs ports majeurs sur leur territoire et notre approche doit alors être différente. Toutes activités confondues, nous réalisons d’ores et déjà 40 % de notre chiffre d’affaires dans les pays anglophones.
JMM: Vous nous avez indiqué que le chiffre d’affaires de Bolloré Africa Logistics se répartit, globalement, à 40 % pour les concessions portuaires et ferroviaires et 60 % pour les opérations logistiques de bout en bout. Cela signifie-t-il des investissements sur les « corridors » intérieurs et les ports secs?
D.L.: Notre spécificité est d’être à la fois un opérateur portuaire et un opérateur logistique terrestre. Nous avons investi pour assurer tous les pré et post-acheminements vers les ports maritimes dans les régions où nous sommes présents. Nous ne sommes pas forcément propriétaires des moyens et nous sous-traitons volontiers auprès d’opérateurs locaux, surtout dans le domaine du transport routier, tout en veillant à conserver notre autonomie. Nous développons ainsi nos moyens propres pour offrir à nos clients des garanties de qualité et disposer de matériels spécifiques. Cette stratégie s’applique notamment sur les projets pétroliers on-shore.
Nous avons aussi investi dans les ports secs lorsque la congestion portuaire est durable. Ils nous permettent d’assurer une plus grande fluidité dans les ports. Nous disposons actuellement d’une vingtaine de ports secs en Afrique, mais les conditions d’exploitation ne sont pas faciles, face aux intérêts locaux et aux habitudes.
Enfin, notre métier de logisticien s’étend aux systèmes informatiques puisque nous investissons tous les ans plusieurs dizaines de millions d’euros pour adapter nos outils aux exigences de nos clients, aux conditions du marché et à une plus grande fluidité des marchandises.
JMM: L’Afrique est en pleine mutation. La nouvelle génération arrive et bouscule le fonctionnement économique de certains pays. Pensez-vous que ce mouvement soit bénéfique?
D.L.: Il est indéniable que l’Afrique est en pleine mutation. La nouvelle génération réclame plus de transparence et d’efficacité. Un certain nombre de facteurs comme les nouvelles technologies de l’information accélèrent l’insertion de l’Afrique dans la mondialisation. Le continent participe à un grand mouvement de standardisation. Cette évolution est importante pour nos opérations, à laquelle s’ajoute la croissance économique durable dans laquelle s’est engagé le continent, malgré les soubresauts liés à des accidents politiques. Tous ces éléments participent d’ailleurs à la croissance enregistrée ces dernières années en Afrique. Nous avons toujours été des afro-optimistes et les tendances actuelles nous confortent dans ce sens.
Cette exigence accrue de transparence dans les affaires renforce l’environnement des affaires. La présence, par exemple, d’organismes internationaux dans les appels d’offres pour les concessions portuaires donne plus de crédit à ces procédures. Nous le voyons aussi avec le terminal de Conakry. Il ne s’agit pas seulement de prendre position sur un terminal, il faut aussi et avant tout respecter ses engagements. Le proverbe « bien mal acquis ne profite jamais » trouve dans cette affaire un terrain d’application.
La morale n’est pas contradictoire avec l’intérêt bien compris de l’entreprise, bien au contraire, car elle incite à s’inscrire dans le long terme avec des comportements vertueux. Cette volonté d’une plus grande transparence dans les affaires nous a amenés à structurer davantage nos métiers et à approfondir nos standards avec nos équipes. Tous ces mouvements sont peut-être un peu plus longs sur le continent africain mais ils s’intègrent dans la marche des affaires.