Journal de la Marine Marchande (JMM): La réforme portuaire engagée en juillet 2008 a pris un départ sur les chapeaux de roues à Rouen. Avez-vous bénéficié de cette avancée jusqu’au point final, le 3 mai?
Alain Bréau (A.B.): Le Grand port maritime de Rouen est parti en avance dans cette réforme, mais nous avons été obligés de nous mettre au pas. Depuis deux ans, nous constatons que la quasi-totalité des négociations ont été accaparées par le niveau national. Les places portuaires, et donc l’approche locale, ont été négligées, surtout entre juin 2010 et avril 2011. Nous ne pouvons que le regretter car nous avons perdu du temps. Cette perte de temps a des effets sur l’emploi dans le port. Les sociétés qui sont devenues propriétaires des engins de manutention dans les ports ont formé leur propre personnel. Aujourd’hui, ces sociétés ont besoin de moins de personnes que ce qu’elles auraient pu embaucher il y a un an. Un problème qui se ressent aussi sur la maintenance.
En outre, les nouvelles missions du port nous obligent à réfléchir à notre organisation du travail. Celle-ci ne s’est pas traduite dans nos organigrammes mais nous sommes conscients du travail qu’il faut faire avec nos salariés. Le Grand port maritime de Rouen dispose de finances et d’un compte de résultat sains. Nous avons les atouts pour appliquer sereinement cette réforme.
Le 3 mai, les conventions tripartites entre les ouvriers portuaires, les sociétés de manutention et l’autorité portuaire ont été signées. Notre priorité est de mettre à l’ordre du jour le développement commercial du port. Au cours des négociations, le port a été relativement calme mais nous n’avons pas conquis de nouveaux marchés. Nous n’avons pas perdu de trafics mais nous devons nous remettre en ordre de marche.
JMM: Le Grand port maritime de Rouen assoit ses trafics sur les céréales et les hydrocarbures. Le développement commercial que vous envisagez concerne ces courants?
A.B.: Vous avez raison de souligner que les trafics du Grand port maritime de Rouen sont principalement assis sur les céréales et les hydrocarbures. Nous devons accompagner ces trafics pour leur développement. Le potentiel de développement du port vise les marchandises diverses. Nous travaillons principalement sur l’Afrique de l’Ouest et les DOM TOM. Le port de Rouen a tout à faire en faisant valoir ses atouts logistiques.
Nous recevons aujourd’hui des porte-conteneurs de petite et moyenne taille. Notre chenal d’accès doit être approfondi mais il ne permettra pas de recevoir les navires de dernière génération. Nous devons donc avoir une approche du conteneur en nous plaçant en complément de Port 2000 au Havre. Ces terminaux doivent savoir s’organiser vers le transbordement. Trois options existent. La première est de voir un armateur investir dans un navire fluvio-côtier d’environ 300 EVP pour venir charger directement sur les terminaux de Port 2000. La seconde option prévoit de transférer les conteneurs de Port 2000 sur le terminal multimodal. Cela signifie une rupture de charge, des coûts et des délais supplémentaires qui seront pris en charge par la marchandise. La troisième solution consiste en la construction d’une écluse directe entre Port 2000 et les terminaux intérieurs. Un investissement estimé aujourd’hui entre 120 M€ et 150 M€. Dans son approche de Port 2000, le ministère des Finances a sacrifié l’écluse fluviale.
JMM: Ce développement des trafics sur les marchandises diverses place le Grand port maritime de Rouen comme un concurrent du Havre ou d’Anvers?
A.B.: Cette idée d’amener plus de conteneurs à Rouen vient conforter la position du Havre. Il faut l’entendre comme un changement de la logistique d’import. L’importateur français doit passer d’un circuit passant par Anvers pour rejoindre Marne-la-Vallée et les entrepôts de l’Est parisien, à une chaîne avec un transbordement au Havre, un acheminement fluvial sur Rouen et ensuite vers l’Est parisien. Un trajet qui coûte aussi moins cher. Nous devons aller chasser sur les terres du port d’Anvers. Ces boîtes qui viendront à Rouen ne seront pas des trafics retirés du Havre, bien au contraire, cela servira encore plus les intérêts havrais. Il est nécessaire que nos homologues havrais comprennent que Port 2000 est un terminal de passage, de transbordement.
JMM: En proposant ces modifications de chaînes logistiques, vous impliquez le Grand port maritime de Rouen dans une stratégie de coopération portuaire sur l’axe Seine. Vous pensez vraiment qu’une telle approche puisse un jour passer de la théorie à la pratique?
A.B.: Le conseil de coordination interportuaire de la Seine est un organisme de coopération. Nous sommes passés de la théorie à la pratique. Les conflits entre les deux ports sont terminés mais ce n’est pas pour autant que nous vivons en communauté. Nous devons traiter le sujet essentiel encore: la mise sur la Seine des trafics, et donc le principal du sujet est sur Le Havre. Nous devons faire exister le produit des ports de Seine pour mettre en place un instrument de commercialisation.
JMM: Cette coopération doit-elle être politique?
A.B.: Le sujet ne doit pas être politique. Ce sont des sujets qui se travaillent sur la durée et le risque majeur serait de voir une sorte de « ping-pong » politique se jouer au gré des changements de majorité politique nationale ou locale au détriment de l’action des deux ports. Cependant, il est indispensable que les responsables s’y intéressent mais en dépassant les clivages traditionnels pour un travail sur la durée.
JMM: En parlant de la Seine et de ses ports, le projet de Seine-Nord est un élément majeur pour le Grand port maritime de Rouen?
A.B.: Le projet Seine-Nord a connu des évolutions ces dernières semaines. Seine-Nord ne changera pas la donne pour le Grand port maritime de Rouen.
JMM: La réforme portuaire est désormais en place. Le Grand port maritime de Rouen possède de nombreux atouts pour son développement. Est-ce suffisant?
A.B.: Avec la réforme, les missions de chacun sont plus claires et plus transparentes. Le sujet de cette nouvelle ère qui s’ouvre est de travailler avec des opérateurs privés qui ont de l’ambition pour leur port. Aujourd’hui, je ne suis pas certain que les opérateurs privés aient les moyens financiers de leurs ambitions. Il faut peut-être regarder ce qui se passe en Europe du Nord. Dans des ports comme Anvers ou Hambourg, on a créé des filiales marketing qui intègrent l’autorité portuaire et les opérateurs privés. Elles sont des vecteurs de développement importants. Comme je ne suis pas sûr qu’en France nous ayons ce qu’il faut, nous devons peut-être avoir une approche sur les moyens de nos ambitions.