« L’électrochoc de l’Erika, la piqûre de rappel du Prestige »

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Journal de la Marine Marchande (JMM): Vous serez en retraite le 1er avril, après avoir passé 17 ans au Cedre, dont 13 en qualité de directeur, pendant lesquelles vous avez vécu les marées noires de l’ Erika et du Prestige ainsi que plusieurs accidents chimiques, dont ceux du Ievoli-Sun et de l’Ece. Partez-vous satisfait de ce que vous avez fait et raisonnablement optimiste pour les prochaines années?

Michel Girin (M.G.): Je partirai avec des images très contrastées de ces quatre accidents. L’Erika est un souvenir douloureux: j’y ai engagé toutes mes forces et toutes celles du Cedre, en ayant constamment la sensation de ne pas en faire assez, pas assez bien. Le Cedre était trop petit pour faire face à tous les besoins et je manquais d’expérience. Le Ievoli Sun et l’Ece ont été des dossiers magnifiques: des relations exemplaires avec les préfectures maritimes de l’Atlantique et de la Manche/mer du Nord, des négociations dures mais constructives avec les experts des armateurs, de bons compromis. Le Prestige m’a fait découvrir comment on peut devenir en quelques jours un gourou des médias (espagnols, nul n’est prophète en son pays!) et combien il est important de rester alors acteur et observateur, sans s’ériger en juge. Au total, j’ai la conviction que nous avons tous beaucoup appris et que nous sommes aujourd’hui bien armés pour faire face de façon performante à un déversement au large. Pour un déversement à la côte, ce sera plus difficile.

JMM: En faisant l’hypothèse que les États membres de l’UE aient enfin durablement compris qu’une pollution aux hydrocarbures persistants ou aux insecticides conditionnés en sachets plastique sera nécessairement transnationale, vous semblerait-il judicieux de relancer l’idée d’un Cedre européen, à moins que l’Agence européenne de la sécurité maritime en tienne lieu?

M.G.: Le Cedre européen était une belle idée en 1993, que mon prédécesseur a été à deux doigts de concrétiser. J’ai essayé de relancer l’idée au moment de la marée noire de l’Erika, lors d’un entretien avec Madame De Palacio. Cela n’a pas pris: la vice-présidente de la Commission européenne et commissaire chargée de l’énergie et des transports est partie sur le principe d’une création d’agence, l’Emsa, avec une équipe de direction recrutée dans le personnel européen. Il n’y a plus de place aujourd’hui pour un Cedre européen, l’Emsa en tient lieu. Mais le Cedre est intégré dans un solide réseau de partenariats européens et il a encore de belles perspectives devant lui dans ce cadre.

JMM: Vous avez publié un livre l’année dernière, Les pollutions chimiques du transport maritime, et vous en achevez actuellement un autre, Mieux lutter contre les marées noires. Est-ce un testament professionnel ou une lettre de mission? Michel Girin a-t-il décidé de tout dire? Vous insistez fortement dans vos livres sur l’importance de la prise en compte des leçons des accidents passés. Peut-on aller de l’avant en regardant derrière soi?

M.G.: Ces livres ne sont ni un testament ni une lettre de mission. Ils ne contiennent aucune révélation croustillante. Ils constituent à l’usage de qui voudra bien les lire des constatations et des réflexions que je crois utile de mettre à la disposition de ceux qui vivront les prochains accidents. Je les ai déjà exposées dans diverses conférences, journées d’information et sessions de formation. J’ai eu envie de les rassembler dans un format commode, pour que les responsables de demain puissent aller de l’avant, non pas en regardant derrière eux, mais en toute connaissance des accidents antérieurs à ceux qu’ils vont vivre.

JMM: Si vous aviez à retenir une seule leçon de la marée noire de l’Erika, quelle serait-elle?

M.G.: Quand la tempête gronde, baisse la tête, serre les dents et avance, une main pour ton navire, l’autre pour toi.

JMM: Et de la marée noire du Prestige?

M.G.: Que la deuxième ligne paraît confortable, quand on a vécu le combat en première ligne!

JMM: Lors de la journée technique du Cedre de 2002, l’un de vos « vieux complices », Alessandro Barisich, alors jeune retraité et ex-chef de l’unité 4 de la DG 11, chargée de la protection civile, de la sécurité nucléaire et de l’environnement, a souligné le peu d’empressement des États membres à mettre en œuvre une politique commune de coopération en cas de catastrophes majeures. Onze ans plus tard, les choses se sont-elles améliorées?

M.G.: S’il n’y avait eu que des Fénès, des Katja, des Ece, des Ievoli-Sun, des Sea-Empress et quelques autres du même type, rien n’aurait changé. Mais il y a eu l’électrochoc de l’Erika. Oui, cela peut arriver même avec une cargaison chargée par la plus grande entreprise nationale; et la piqûre de rappel du Prestige. Oui, tout le monde n’est pas prêt aujourd’hui à offrir un abri à un pétrolier fuyard. L’Europe a bougé, avec les paquets Erika et la création de l’Emsa. Les pays suivent. Les « vieux complices », comme vous dites, disparaissent les uns après les autres en laissant la place à de nouveaux venus aux dents longues, qui suivent le vent des budgets, sans commune mesure avec ceux d’avant l’Erika. L’argent n’est pas tout, mais il est un outil précieux. J’ai reçu le Cedre des mains de mon prédécesseur avec un budget annuel de 4 MF. Je l’ai transmis à mon successeur avec un budget annuel toujours de 4 millions, mais en euros.

JMM: Le même soulignait que l’une des plus importantes difficultés de la lutte contre les catastrophes résultait de la combinaison de deux facteurs. La faible fréquence de l’événement et la rotation assez rapide des responsables qui ont une réelle expérience de terrain expliquent souvent un « certain retard à l’allumage ». Selon vous, a-t-on progressé dans le maintien du savoir-faire et du savoir-être en ce domaine au niveau opérationnel et de la décision politique?

M.G.: Ne comptez pas sur moi pour déplorer la faible fréquence des grandes pollutions. C’est un fait heureux avec lequel il faut faire, et c’est pour cela que j’insiste sur l’importance de bien tirer toutes les leçons des accidents passés. La rotation rapide des responsables publics est un réel problème. Je suis convaincu qu’on gagnerait beaucoup à intégrer dans les plans Polmar une possibilité de rappel immédiat au PC de lutte de cadres ayant occupé des fonctions de responsabilité dans la lutte au cours des cinq années précédentes.

JMM: Le maintien de la sécurité maritime « préventive » coûte cher aux États côtiers, d’autant que les « vraies » catastrophes maritimes, celles qui font de l’image, sont par nature et heureusement rares. La Grande-Bretagne a décidé de faire l’économie de remorqueurs prépositionnés, capables d’intervenir immédiatement et sur l’ordre des pouvoirs publics. Avez-vous un commentaire à ce sujet? Est-il réaliste de réfléchir à la mise en place d’une sorte de contribution aux coûts de mise à disposition des remorqueurs par les États côtiers, par les navires qui transitent le long de leurs côtes?

M.G.: Je répondrai par une image: dans un match, toute baisse de sa garde par un boxeur l’expose à prendre un coup de son adversaire en pleine figure. Il n’en sera pas pour autant automatiquement KO. Il pourra continuer le combat et gagner. Mais il aura pris un sacré risque. Le remorqueur prépositionné, c’est notre garde de première ligne dans le match permanent avec le risque de pollution. Le navire récupérateur en affrètement par l’Emsa est notre garde de deuxième ligne. Ne pourrait-on pas aller vers l’affrètement de remorqueurs de haute mer par l’Emsa? Financé par des contributions des navires fréquentant les eaux européennes, comme les contributions au Fipol des importateurs d’hydrocarbures?

JMM: Que pensez-vous des actions préventives et curatives de l’Agence européenne de sécurité maritime? Axes à améliorer?

M.G.: Je suis européen de cœur et j’ai vu l’Emsa se mettre en place avec beaucoup d’espoir. J’ai participé à nombre de réunions dans ses locaux ou ailleurs, organisées par elle. Je n’ai pas qualité pour juger de son rapport efficacité/coût. Mais j’ai l’impression qu’elle va dans le bon sens pour ce qui concerne la lutte antipollution. Reste à savoir comment ce qu’elle a mis en place va se comporter dans la prochaine grande pollution. Ce sera l’épreuve du feu. Je croise les doigts pour qu’elle ne la vive pas comme le Cedre a vécu l’Erika.

JMM: Vous avez assez souvent souligné, critiqué le suraccident que constitue la « pollution médiatique » lorsque se produit un déversement accidentel d’hydrocarbures persistants. Sans le passage en boucle des images du cormoran qui se débat dans une sorte de mousse d’hydrocarbures, le pouvoir politique, français ou non, aurait-il été si prompt à agir, quitte à surréagir avec, par exemple, la déclaration de Malaga de novembre 2002?

M.G.: Bel uppercut, je ne l’avais pas vu venir. Vous avez raison, la « pollution médiatique » peut avoir des effets positifs, en poussant les autorités à agir. Mais n’est-il pas dans la déontologie du journaliste de mettre un bandeau « image d’archive » sur le énième passage du sempiternel cormoran moribond de l’Exxon-Valdez, plutôt que de laisser le public croire qu’il s’agit d’une image de la pollution en cours?

JMM: Avec les porte-conteneurs de 10 000 EVP, plusieurs voix ont souligné le caractère très aléatoire de leur remorquage par mauvais temps, forcément. Mærsk a annoncé en février la commande de dix 18 000 EVP qui tourneront entre l’Europe et l’Extrême-Orient. Faudrait-il interdire, limiter ou encadrer leur passage le long des côtes françaises? Et si oui, par quel moyen juridique?

M.G.: Je vous répondrai seulement sur le plan de la lutte contre la pollution, le reste n’étant pas de mon domaine. Je ne crois pas à la possibilité d’interdiction. De toute façon j’ai assez milité dans ma jeunesse sur le thème « il est interdit d’interdire » pour changer d’avis maintenant. Mais je pense qu’il faudra encadrer leur passage le long des côtes européennes, d’une manière ou d’une autre. Pourquoi ne pas reproduire sur les routes maritimes le concept du convoi routier exceptionnel? Faire précéder et suivre un navire exceptionnel par des « motards de la mer »?

L’autre Michel Girin

• Né à Paris en 1947.

• Docteur ès sciences en biologie marine. Chercheur notamment en aquaculture.

• 1994: entre au Centre de documentation, de recherche et d’expérimentation sur la pollution accidentelle des eaux.

• 1998: en devient le directeur.

• Est l’auteur de douze romans pour la jeunesse dont certains ont été traduits en italien, néerlandais ou espagnol. Une majorité de ces ouvrages a un rapport direct à l’eau, salée ou douce: pêcheur d’espoir, l’île aux tortues, un bateau sur le fleuve, etc.

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