La route arctique s’ouvre de plus en plus longtemps, constatent les météorologistes. Un phénomène qui tient principalement aux changements climatiques de ce début de millénaire. En longeant les côtes canadiennes ou russes, les navires économiseraient du temps et donc de l’argent. Un élément important dans ces temps de réduction de coûts. Corollaire à cette nouvelle voie maritime, les systèmes écologiques sont menacés. En septembre, l’échouement d’un pétrolier le long des côtes canadiennes et d’un autre au large de la Sibérie pose la question des limites de cette route.
Une enquête menée par le professeur Lasserre, de l’Université de Laval au Québec, montre que cette théorie ne s’applique pas encore dans la réalité.
Les résultats de cette étude corroborent l’analyse. La comparaison avec l’évolution récente du trafic sur le passage du Nord-Ouest semble également corroborer l’image projetée par les entreprises. Le trafic se développe davantage sur le passage du Nord-Est, en particulier sur son segment occidental entre Mourmansk et Dikson. Il est essentiellement composé de minéraliers et pétroliers desservant les mines sibériennes et le terminal pétrolier de Varandey. Le trafic commence à reprendre vers la partie orientale, avec des navires transportant du pétrole brut ou du minerai de fer vers l’Asie à partir de Kirkenes ou de la mer de Kara.
Le départ de l’enquête procède d’un double constat: d’une part, l’évolution géopolitique de l’Arctique, en particulier sous l’angle de l’évolution du trafic maritime, repose sur l’hypothèse, présentée comme acquise, qu’une route plus courte entraînerait automatiquement une explosion du trafic; et, d’autre part, et c’est un corollaire du premier constat, il convient de constater une absence d’analyse des perceptions et des projets concernant les occasions d’affaires de ces routes maritimes arctiques. Plusieurs études ont été menées pour tenter de déterminer quel serait l’avantage des routes arctiques de transit en termes de coûts de revient. Bien entendu, la qualité de ces simulations dépend de celles des hypothèses qui les sous-tendent: quelle sera la vitesse moyenne compte tenu du couvert de glace? À combien s’élève le coût de construction et d’exploitation du navire?
Des coûts moindres
Ces scénarios indiquent bien une possibilité d’avantage en termes de coûts de revient moindres pour les routes arctiques, mais, contrairement à une idée reçue, ils soulignent aussi que cet avantage théorique demeure très incertain compte tenu de l’investissement à fournir, des équipements spéciaux à acquérir pour la navigation arctique, du temps de transit variable et des coûts des assurances. Par ailleurs, ces analyses de coût de revient, par définition, ne tiennent pas compte des questions de marketing des services proposés. Or le coût de revient n’est qu’un des paramètres majeurs de la gestion des entreprises. Le positionnement de l’offre de service, la nature de ce service et ses contraintes opérationnelles sont aussi des éléments déterminants dans le choix d’un itinéraire. Le dépouillement des réponses à la question: « pourquoi envisagez-vous ou non de développer vos activités dans l’Arctique? » permet de qualifier ces répartitions de réponse et de confirmer que le portrait ainsi brossé reflète bien les stratégies des transporteurs. Parmi les entreprises qui entrevoient d’emprunter la route de l’Arctique, les arguments se déclinent autour de deux points. Le premier est avant tout financier. L’argument du coût, des économies potentielles intéresse les entreprises qui envisagent des activités de transit par les routes arctiques. Il est à noter que, sur les 12 entreprises qui affichent un intérêt pour cette option du transit, seulement deux ont répondu un oui franc, les autres hésitent encore. Ce point est très intéressant car, contrairement aux images largement véhiculées par les médias, les perspectives de transit nettement moins cher sont loin de séduire de nombreux transporteurs maritimes. D’ailleurs, nombre d’entreprises évoquant un intérêt pour la route de transit ont aussi bien conscience des difficultés potentielles, comme les investissements dans de coûteux navires à coque renforcée, le risque inhérent à la navigation arctique du fait de la glace dérivante, la saisonnalité et donc la difficulté de planifier, la rareté des infrastructures et des services dans l’Arctique en cas d’accident. Une entreprise évoque la possibilité, qu’à terme, la route transpolaire s’ouvre, ce qui rendrait caduque l’évaluation des routes par les détroits arctiques.
Le second point concerne la desserte locale. Qu’il s’agisse des communautés locales ou de l’exploitation des ressources naturelles, cette route permet à un nombre plus conséquent d’entreprises d’afficher un intérêt réel. Quinze entreprises expliquent ainsi leur intérêt pour cette route. La desserte locale, celle des mines et des gisements d’hydrocarbures semblent prometteurs, et ce sont ces marchés qui attirent les armateurs qui ont arrêté une position sur l’Arctique. Fait intéressant et cohérent avec les motivations, huit entreprises sur 15 affirment privilégier le passage du Nord-Est, mieux équipé, avec plus de ports locaux à desservir, plus d’activité minière ou pétrolière.
Parmi les entreprises qui n’envisagent pas le développement d’activités dans l’Arctique, les arguments sont nombreux. D’une part, le marché des routes arctiques, de desserte locale ou de transit, souffre de son étroitesse. Pour la desserte locale, les volumes à transporter sont limités et la compétition encore très forte. L’exploitation des ressources naturelles suscite du trafic, mais un nombre réduit de navires suffira pour desservir les gisements pendant longtemps (il en est ainsi de la mine de fer de Mary River, sur l’île de Baffin, gisement de 365 Mt de minerai, dont l’exploitation ne nécessitera que huit navires de Fednav). Le marché n’est donc pas majeur même s’il est en forte croissance.
Le risque des growlers
De plus, la permanence du risque et de l’incertitude pèse en défaveur de cette route. Les problèmes liés à la glace dérivante, au froid intense, à la rareté des infrastructures portuaires ou d’aide à la navigation, à l’imprécision des cartes marines ne plaident pas en sa faveur. La présence de risques liés aux growlers (un growler, ou bourguignon, est un bloc de glace pluriannuelle très dure, de 1 m à 2 m de côté, et qui surnage à peine au-dessus de l’eau) et petits icebergs, très difficiles à détecter, impose de ralentir l’allure lorsque la probabilité de rencontrer de tels blocs de glace se précise. En ce cas, le temps de transit s’allonge, diminuant l’intérêt de transits arctique.
Pas de marchés intermédiaires
En outre, la politique des assureurs risque de faire pencher la balance s’ils ne participent pas à ce choix. Ils demandent aux armateurs de s’équiper avec des navires à coque renforcée, de classe 1A minimum. Les navires doivent aussi, surtout pour les conteneurs, être à température contrôlée pour protéger les marchandises du froid. Des contraintes qui pèsent dans le coût de construction et d’exploitation. Selon les armements interrogés, des réponses tiennent au secteur d’activité dans lequel l’armement opère. Ainsi, pour le vrac sec, l’investissement majeur comme l’achat du navire à coque renforcée suppose, pour être amorti, d’être exploité dans des eaux arctiques, autrement l’investissement se fait à fonds perdus. Or, le marché du vrac repose sur des contrats spots principalement. Avant de s’engager dans le créneau des routes arctiques, certains armateurs attendent des garanties de trafic.
Les armateurs opérant dans le conteneur travaillent différemment. Ils vendent un transport mais surtout une date de livraison. Or, les conditions de navigation polaire rendent le respect de ces horaires difficiles. De plus, la glace va toujours se reformer en hiver et à une date inconnue à l’avance. Les routes potentielles de transit ne fonctionneront donc pas en hiver, ce qui implique des modifications horaires sans régularité sur le long terme. Compte tenu du coût d’exploitation de navires à coque renforcée, d’un éventuel péage (déjà en vigueur sur le passage du Nord-Est du fait de l’escorte obligatoire en Russie) et des primes d’assurance nettement plus élevées, il n’est pas certain que le coût réel de lignes de transit par les routes arctiques soit si intéressant que cela. Pour le transit dans le domaine du conteneur, il n’y a aucun marché intermédiaire et aucun port équipé pour les conteneurs à desservir en chemin, ce qui réduit l’intérêt commercial de ces routes.
La méthodologie de l’enquête
L’enquête a porté sur 142 armateurs propriétaires. Les sociétés se contentant de louer les navires à des transporteurs ont été exclues. Il s’est agi d’interroger les entreprises qui décident des routes des navires qu’elles exploitent, qu’elles les possèdent ou non. L’enquête s’est également concentrée sur des opérateurs exploitant des lignes dans l’hémisphère Nord, car l’avantage en termes de distance disparaît si le couple origine/destination se trouve dans l’hémisphère Sud. De février 2008 à août 2010, les dirigeants de ces entreprises ont été contactés, par questionnaire d’abord, puis directement par téléphone. Les entreprises étaient invitées à répondre aux questions: « Envisagez-vous de développer des activités dans les régions arctiques? Pourquoi? ». L’analyse a porté sur une approche qualitative.