Pour la première fois de leur histoire, les JMGM se sont « délocalisées » sur l’un des centres de l’École nationale supérieure maritime qui a émergé du néant le 1er octobre (date d’entrée en vigueur du décret 2010-1129 du 28 septembre portant création de l’ENSM; JO du 29/9). C’est donc à l’ex-ENMM de Marseille que, du 30 septembre au 1er octobre, se sont succédés, à un rythme « stressant », les exposés des médecins sur les troubles psychosociaux au travail et les désordres post-traumatiques. Près de 160 personnes ont fait le déplacement.
Le sujet d’observation a été le marin et le sauveteur. Le docteur Martinez, qui suit les commandos marine à Lorient, a dû rappeler que, selon un rapport de l’Organisation mondiale de la santé, les problèmes de stress seront prochainement à l’origine de la majorité des arrêts maladies. Parmi les moyens dont disposent les commandos-marine pour (tenter de) maîtriser leur stress opérationnel, figurent bien sûr la compétence acquise par l’entraînement mais aussi la « cohésion du groupe d’appartenance ». Un facteur que l’on ne retrouve pas nécessairement dans la flotte de commerce et ses registres de libre immatriculation.
Des navigants plus « passifs » que les sédentaires
Abordée lors des Journées internationales de l’enseignement et de la recherche maritimes qui se sont également tenues à l’ENMM de Marseille (JMM du 2/4/2010; p. 8 et 9), l’étude sur le stress et l’ennui chez les marins du commerce a été détaillée par le docteur Jégaden, chercheur associé au Laboratoire d’ergonomie des systèmes, traitement de l’Information et comportement (Université de Bretagne Sud). Menée de mars à juin, cette étude a porté sur 142 salariés dont 40 officiers et 39 personnels d’exécution (PEX) embarqués sur des navires océanographiques français. Le solde étant composé de scientifiques et techniciens effectuant les missions embarquées. L’idée était d’évaluer le stress dans l’entreprise à partir d’un questionnaire d’auto-évaluation.
En termes de stress perçu, de souffrance psychique, d’anxiété ou de reconnaissance, il n’y a pas de différence entre les navigants et les sédentaires. Par contre, les premiers sont un peu plus dépressifs que les seconds.
Ils sont également beaucoup plus nombreux à fumer: 44,3 % en moyenne (48,7 % pour les seuls PEX) contre 17 % pour les sédentaires.
Les navigants sont cependant plus « zen »: 24 % se considèrent comme stressés (dont 27,5 % pour les officiers) contre 36,2 % pour les sédentaires. En termes de souffrance psychique, le différentiel est du même ordre: 3,8 % pour les premiers (et même 0 % pour les officiers) contre presque 15 % pour les sédentaires. Pour tenter d’expliquer cet écart, le docteur Jégaden évoque le « healthy worker effect » selon lequel une catégorie de salariés est statistiquement en meilleure santé par le simple fait que ceux qui le sont moins, soit quittent l’entreprise, soit ne sont pas recrutés. Dans le cas des navigants, la visite médicale d’aptitude et la forte évaporation que connaît la profession sont autant de filtres favorables à l’apparition de cet effet.
D’autres tests montrent d’importantes différences entre navigants et sédentaires du point de vue des tensions professionnelles. Pour évaluer les causes organisationnelles à l’origine de ces tensions, l’étude a utilisé le plus « célèbre » des modèles, celui dit de Karasek. Il se base sur trois notions: la contrainte (physique ou psychologique) au travail; la latitude décisionnelle, c’est-à-dire la possibilité pour un individu d’organiser son travail plus ou moins librement; et le soutien social de la part de la hiérarchie et des collègues. Plus la contrainte est forte, plus la latitude décisionnelle est faible et le soutien social mauvais, et plus on a de risques d’être stressé. En conjuguant les deux premiers facteurs, contrainte (forte ou faible) et latitude (forte ou faible), on arrive à définir quatre profils: le passif (contrainte et latitude faibles); le détendu (contrainte faible et latitude forte), le tendu (contrainte forte et latitude faible) et l’actif (contrainte et latitude fortes). Selon ce modèle, le profil tendu est le plus délétère pour la santé, notamment en ce qui concerne les maladies cardio-vasculaires.
Il a donc été constaté un écart important entre le pourcentage des « passifs » chez les marins (34 %) et chez les sédentaires (16 %). Différence durable car, en 2005, les chiffres ont été de respectivement 29 % et 10 %.
Entre officiers et PEX, les « passifs » sont respectivement de 16,2 % et 52,6 %. Les « tendus » de 21,1 % et 13,5 %. Seuls les « détendus » sont dans le même ordre de grandeur (37,8 % pour les officiers et 33,3 % pour les PEX). Les « actifs » présentent le plus grand écart: 32,4 % pour les officiers et 2,6 % pour les PEX. Le docteur Jégaden note que tous les sujets, sédentaires ou navigants, qui se considèrent en souffrance psychique, se classent dans les profils à latitude décisionnelle faible qui « paraît être le fondement commun du stress à bord et surtout dans le profil passif. Ces résultats ne correspondent pas à ce qui était attendu par le modèle de Karasek qui considère que le profil passif n’est pas censé générer de stress ». Aucun officier ne se considère comme étant à la fois « tendu » et en souffrance psychique avérée, contre 12,5 % des PEX et 25 % des sédentaires. Encore un possible « healthy worker effect »? s’interroge le docteur Jégaden. Même remarque en ce qui concerne la souffrance psychique avérée et le profil « passif »: aucun officier concerné; 10 % des PEX et 12,5 % des sédentaires.
La prédisposition à l’ennui serait confirmée
L’étude a également montré de considérables différences de perception du travail entre officiers et PEX: 27 % des premiers estiment leur travail monotone contre 47,4 %. 24,3 % des officiers ont l’impression de travailler en dessous de leurs capacités contre 60,5 % des marins. Etc. L’automatisation croissante des navires génère de l’inactivité quand tout fonctionne bien, et également un « syndrome de l’attente de l’alarme » chez certains qui craignent de ne pas être capables de gérer un problème grave. « La monotonie dans le travail devient une évidente réalité, surtout au long cours et dans un contexte de travail normatif et hiérarchisé ». Elle est néanmoins ponctuée de séquences de fortes contraintes en cas de mauvais temps, de navigation en eaux resserrées ou dans des zones de forts trafics.
De la monotonie à l’ennui, le pas peut être vite franchi. L’ennui étant défini comme l’association entre une monotonie dans le travail et un « certain degré de frustration ». Cette dernière peut avoir plusieurs origines, dont l’isolement du navire d’autant plus marquant que la durée d’embarquement est longue. Après trois mois, des manifestations cliniques ont été constatées par une étude polonaise. La séparation d’avec la famille est également une cause de frustration et les moyens modernes de communication, internet et courriel, ne changent pas grand-chose. Ils exacerbent même la « nostalgie » définie comme étant le mal du pays résultant de l’éloignement douloureux d’avec la famille et les amis.
La notion complexe d’ennui au travail est d’autant plus difficile à aborder qu’elle n’a fait l’objet d’aucune publication en France contrairement à ce qui se passe dans les pays anglo-saxons où le sujet est largement débattu. Un profil psychologique spécifique concernant une prédisposition à l’ennui y est abondamment documenté, souligne le docteur Jégaden, et un questionnaire de dépistage a été validé. Celui-ci a été traduit en français. L’étude réalisée sur les équipages des navires océanographiques a montré qu’il n’y a pas de différence entre les sédentaires et les navigants: 18 % des deux catégories de salariés sont prédisposés à l’ennui. Par contre, cette prédisposition est « significativement corrélée à la dépression ».
Les conséquences de l’ennui sur la santé sont bien connues: troubles de l’attention et du sommeil, fatigue, troubles de la perception du temps, générateurs de mauvaises performances dans le travail. Certains travaux ont même trouvé une relation directe entre ennui au travail et accidents du travail, a conclu le docteur Jégaden avant de rappeler que le marin était un homme ou une femme comme un(e) autre avec des capacités plus ou moins fortes à s’adapter à l’environnement marin.
Si la prédisposition à l’ennui est bien détectable, cela ouvre quelques perspectives intéressantes pour le recrutement des futurs officiers et marins au moment même l’on semble réfléchir intensément à ce que devrait être l’ENSM. La sélection des élèves devrait passer également par un entretien individuel, croit comprendre le président de la Fédération française des pilotes maritimes (JMM du 10/9; p. 22). Elle pourrait se poursuivre par un test de prédisposition à l’ennui, dans un monde idéal.
L’ensemble des présentations devrait être prochainement mis en ligne.