« Cette journée aurait pu être agréable. D’autres en ont décidé autrement, pour des causes peut-être valables mais qui pénalisent une activité nouvelle à Saint-Nazaire », a commencé Philippe Louis-Dreyfus, dans son discours pour l’inauguration de la ligne entre Montoir et Gijón.
Amarré aux quais de Saint-Nazaire, le Norman-Bridge a dû se sentir bien seul. Des mouvements sociaux menés par les personnels portuaires ont obligé les organisateurs à se replier sur leur plan B. « Ne retenons pas de cette journée ces désagréments, mais regardons plutôt vers l’avenir. Cet avenir, c’est l’ouverture de cette nouvelle liaison », nous a précisé un responsable de l’armement.
L’inauguration de cette ligne intervient quelques jours après les premières rotations entre les deux ports. Des débuts timides puisque les premiers chargements ont convaincu quelque neuf transporteurs à emprunter cette nouvelle ligne.
La gestation de cette ligne a été longue et parfois difficile. « Le sujet a souvent été évoqué. Il est devenu, au fur et à mesure des années, l’arlésienne ou le mythe de Sysiphe. Aujourd’hui, c’est une réalité », a continué le président de LDA.
Le concept de cette autoroute de la mer entre Nantes Saint-Nazaire et le port espagnol de Gijón s’appuie sur le transfert d’une partie du trafic routier vers des liaisons maritimes. Il s’agit pour le maritime de trouver dans le routier une nouvelle source de trafic. À l’inverse, la mer vient appuyer le développement de la route en lui offrant une garantie écologique dans son parcours.
Une traversée de 14 h
La liaison entre Saint-Nazaire et Gijón est alimentée avec un navire de type Ro-Pax. La traversée s’effectue en 14 heures. L’armement assure un départ de Saint-Nazaire les lundi et mercredi à 21 h pour une arrivée au port espagnol le lendemain à 11 h. Le départ de Gijón a lieu les mardi et jeudi pour une arrivée dans le port ligérien le lendemain à 11 h. Le week-end, le navire quitte Saint-Nazaire le samedi à 12 h pour arriver à Gijón le dimanche à 2 h et repartir à 12 h pour arriver à Saint-Nazaire à 2 h. Avec trois départs par semaine, cette liaison est-elle véritablement une autoroute de la mer au sens ou l’a expliqué le sénateur Henri de Richemont dans son rapport en 2003. La réponse de Philippe Louis-Dreyfus est empreinte de raison. « Trois rotations par semaine, cela ne s’apparente pas encore tout à fait à une autoroute de la mer. Ce concept, tel qu’il a été détaillé par Henri de Richemont, appelle plutôt à un départ quotidien. Nous démarrons un concept sur cette route et nous préférons commencer avec précaution. » Cette retenue n’empêchera pas l’armement d’aligner un second navire, dès que la demande sera au rendez-vous. Et pour le démarrage, Philippe Louis-Dreyfus a rappelé que l’innovation ne peut se faire sans une dose d’appui politique. « Depuis 160 ans, la créativité est quotidienne dans notre entreprise. » Et pour le commencement, l’armement devrait être aidé tout d’abord par l’Union européenne à hauteur de 4,7 M€. Une somme qui sera attribuée au fur et à mesure des objectifs commerciaux réalisés, dans le cadre du programme Marco Polo de 2010. Ensuite, les deux États espagnol et français ont alloué une enveloppe de 15 M€ chacun pour ce projet. Au final, sur les quatre premières années de cette liaison, l’armement devrait toucher 35 M€. Ces aides ne suffiront pas au démarrage. Louis Dreyfus Armateurs sera aussi sollicité sur les premières années. « Nous investissons en argent et en temps sur cette liaison », assure le président de LDA. L’objectif demeure pour l’armateur de Suresnes d’amener cette ligne à la rentabilité d’ici à quatre ans.
450 € la traversée maritime contre 980 € par la route
Le plan commercial de cette ligne prévoit un trafic d’environ 35 000 camions la première année. Dans cinq ans, la ligne devrait accueillir quelque 100 000 camions. « Nous y croyons beaucoup pour les clients transporteurs, parce que ce projet est écologique, économique et plus rapide », continue le président de LDA. En reliant en 14 heures les deux ports, les transporteurs profiteront d’une période de repos tout en continuant à avancer dans leur trajet, argumentent les responsables de la ligne. Une économie, puisque le prix de la traversée maritime pour un ensemble routier est facturé 450 € comprenant le prix de la cabine pour le chauffeur. Avec un prix de 1 € du kilomètre par la route, la même distance parcourue par un camion reviendrait à 980 €. De plus, continuent les responsables de l’armement, avec un taux de remplissage de 50 %, le bilan carbone de cette ligne devient positif.
Quelle sera l’attitude des clients transporteurs? « Nous disposons de par notre présence sur le Transmanche d’un réseau commercial en Europe du Nord. Nous avons un agent en Espagne, Suardiaz, qui commercialise ce service ainsi que notre bureau à Madrid. Je suis raisonnablement confiant dans l’avenir de cette ligne », a assuré Christophe Santoni, directeur général de LD Lines. La ligne a commencé ses premières rotations sans contrat avec une société de transport routier. Dès la mise en service, les routiers espagnols et portugais ont accueilli favorablement ce nouveau service, assurent les responsables de l’armement. « Le succès de cette ligne dépend des clients. Nous espérons qu’ils seront convaincus de son intérêt économique », a souligné Philippe Louis-Dreyfus.
À l’origine, le projet a été porté par deux armements formant GLD Atlantique, les groupes Louis-Dreyfus Armateurs et Grimaldi Lines. Ce dernier armement a décidé d’affecter ses moyens navals sur d’autres activités, a expliqué Philippe Louis-Dreyfus. Une décision qui amène le groupe français à chercher de nouveaux partenaires au travers de sa participation au Cercle pour l’optimodalité en Europe. Pourtant, les deux armements ont déjà participé à des projets communs, notamment entre la France et l’Italie pour la ligne Toulon-Civitavecchia. Une histoire qui s’est terminée par un arrêt de la ligne. « Nous avons l’inconvénient d’avoir connu un demi-succès mais nous avons su tirer les leçons de cet échec », a rappelé le président de LDA. Au chapitre de ces enseignements apparaît, en premier lieu, le constat que le marché ne suffit pas. Les pouvoirs publics doivent accompagner les innovations et pour cela, la meilleure manière, selon Philippe Louis-Dreyfus, est de considérer le navire comme une infrastructure afin de le financer sur d’autres schémas. D’autre part, les routiers doivent bénéficier « d’écobonus », une aide dès qu’ils empruntent les autoroutes de la mer. Enfin, depuis cet échec, le Grenelle de l’environnement et celui de la mer sont entrés en vigueur et doivent faire évoluer les mentalités de tous. Si, dans son discours d’inauguration, Philippe Louis-Dreyfus a insisté sur l’aspect positif de cette nouvelle ligne maritime, l’armateur de Suresnes a été confronté à des avis contraires. Dès cet été, dans les colonnes de Presse Océan, Joël Batteux, maire de Saint-Nazaire, a souligné que cette autoroute de la mer « est un bon signe mais elle demeure du cabotage amélioré ».
Pour France Nature Environnement (FNE), « l’offre de trois allers et retours risque de ne pas être suffisamment incitative ». Et l’organisation écologique préconise la mise en place rapide de trois départs quotidiens, « seule capable d’engendrer des transferts significatifs de la route vers la mer. » Quant au coût du transport, quasi identique à celui de la route, selon FNE, « cette autoroute doit être concurrentielle en termes d’argent et de temps vis-à-vis du transport routier traditionnel, et à terme indépendant des aides perçues ».
Les syndicats sont aussi venus s’ingérer dans le débat en demandant la mise sous pavillon français du navire assurant la liaison entre les deux ports. Il est actuellement sous pavillon britannique. « Nous sommes en conformité avec les textes européens qui prévoient que les liaisons intra-européennes doivent se réaliser sous pavillon européen, a expliqué Philippe Louis Dreyfus. Nous souhaiterions pouvoir inscrire ce navire sous pavillon français mais celui-ci n’a pas toujours la cote auprès des banquiers en raison des protections à l’égard des créanciers hypothécaires. Une trentaine de personnels français seront présents sur ce navire. »
Une inauguration chahutée
L’inauguration du 16 septembre a été largement chahutée par une manifestation du personnel portuaire. Les agents du Grand port maritime de Nantes Saint-Nazaire ont décidé de manifester à l’entrée du terminal contre la réforme portuaire. Des banderoles demandant à Dominique Bussereau où sont les 30 000 emplois promis par la réforme portuaire et la pénibilité pour tous les travailleurs portuaires ont fleuri sur le rond-point d’entrée au terminal. « Cette journée aurait pu être agréable, mais d’autres en ont décidé autrement, a indiqué Philippe Louis-Dreyfus, président de Louis Dreyfus Armateurs. Cette image nuit au port français. » Au final, le président de l’armement français s’est retrouvé seul face à la presse et quelques invités dans un hôtel de Montoir à l’écart de toute manifestation. Le secrétaire d’État aux Transports et à la Mer, Dominique Bussereau, les élus locaux et quelques officiels dont le président du directoire du Grand port maritime de Nantes Saint-Nazaire, Jean-Pierre Chalus, n’ont pas assisté à la cérémonie française. Tout ce monde s’est tourné vers le port de Gijón pour inaugurer l’événement. En Espagne, Dominique Bussereau a indiqué que cette autoroute de la mer devait être une première étape dans cette direction. « Compte tenu de sa géographie et de son littoral, la France doit être une pionnière dans ce concept. »