La transformation de la DCN, entreprise publique, en DCNS, groupe à capitaux étatiques et privés, fonctionnant comme une entreprise privée, a été une véritable révolution culturelle. Deux livres, publiés aux éditions Albin Michel, relatent cette mutation: De l’arsenal à l’entreprise de Jean-Daniel Lévi et d’Hugues Verdier, et Quand les arsenaux gagnent la haute mer de Jean-Jacques Crosnier, à nouveau en coopération avec Hugues Verdier. Tous les trois ont vécu cette saga de l’intérieur.
De l’arsenal à l’entreprise
Cet ouvrage, qui se lit comme un roman d’aventures, retrace quatre siècles d’histoire des arsenaux militaires français depuis leur fondation par Richelieu (1624) jusqu’à la création de l’entreprise DCN (30 mai 2003).
La mise en œuvre de la force de frappe nucléaire dans les années 1960 est un formidable moteur pour le monde industriel français et, notamment, pour ce qui est à l’époque la Direction des constructions navales. Le gouvernement met à sa disposition tous les moyens possibles pour la construction des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins et d’attaque. Ses ingénieurs parviennent à se mesurer à leurs homologues américains et soviétiques. « Nous avions la volonté d’aboutir sur le plan technique, la question économique était secondaire. C’était la grande époque: nous étions portés par la prouesse technologique. » La fin de la guerre Froide et la réduction du format des armées conduit inexorablement à des restrictions budgétaires. La DCN n’y échappe pas. Dès 1991 émerge l’idée de la réformer et de lui assurer une gestion plus saine. Elle fonctionne en effet comme une administration pour qui le mot déficitaire ne signifie rien. Le cabinet d’experts BearingPoint, avec le soutien du ministre de la Défense, va procéder à un audit complet de la DCN, qui dépend de la Délégation générale pour l’armement (DGA). En mars 1996, l’arrivée à la tête de cette dernière de Jean-Yves Helmer, directeur général de Peugeot et chargé spécialement d’en réduire le coût de fonctionnement, va contribuer à changer les mentalités. « Qu’un patron du privé dirige la DGA crée une onde de choc dans tout le ministère de la Défense. »
En janvier 2000, la direction de la DCN échoit à Jean-Marie Poimbœuf, qui y a effectué une partie de sa carrière. Il va pousser la réforme jusqu’à son terme: « DCN doit avoir davantage d’autonomie et une personnalité juridique. » Pour cela, il doit convaincre les syndicats, qui reconnaissent tous le besoin d’une évolution mais veulent le maintien du statut très avantageux du personnel. Ensuite, la loi du 29 décembre 2001 définit la feuille de route de la transformation de la DCN en entreprise de droit privé à capitaux publics… en 2003! C’est loin d’être simple. « La dimension juridique du dossier est en effet complexe: elle fait appel au droit des sociétés, au droit de la concurrence, au droit international et au droit administratif. » Le changement de majorité parlementaire en 2002 n’affecte guère le processus, qui est mené à son terme aux prix de grandes difficultés: recherche de titres de propriété (qui remontent parfois à plusieurs siècles) et partage des biens entre la DCN et la Marine nationale, sans oublier les grèves sporadiques dans divers établissements de la DCN. Mais les délais sont tenus. La Direction des constructions navales est devenue l’entreprise « DCN » tout court, qui équilibre ses comptes en une année avec deux ans d’avance sur les prévisions, indique-t-elle en mai 2004. Elle peut désormais nouer des alliances avec des équipementiers français (Thales) et étrangers pour proposer des projets communs reposant sur sa technicité (sous-marins, frégates et porte-avions) et ses atouts commerciaux.
Les arsenaux en haute mer
Dans le second livre, Jean-Jacques Crosnier et Hugues Verdier expliquent comment DCN s’est transformée en DCNS en ouvrant son capital (25 %) à l’équipementier de sécurité et de défense Thales. Il a fallu changer la mentalité du personnel et… faire évoluer le management. DCNS va appliquer un concept développé aux États-Unis, adapté en Europe sous le nom de « European Foundation for Quality Management » (EFQM) et déjà mis en œuvre chez l’avionneur Dassault et le constructeur automobile Renault. EFQM définit cinq domaines d’action. « Le premier est le leadership, grâce auquel le patron et l’équipe dirigeante ont un rôle de modèle et de moteur pour les salariés. La politique et la stratégie de l’entreprise doivent, quant à elles, être expliquées et comprises par l’ensemble des personnels qui doivent savoir “où ils vont”. Les ressources humaines bien gérées permettent de disposer des personnels au bon endroit et au bon moment, tout en gérant les évolutions de compétence et la reconnaissance. Il s’agit aussi de savoir maîtriser ses finances, ses moyens industriels, ses moyens technologiques et sa propriété intellectuelle, tout en nouant des partenariats stratégiques et durables avec d’autres acteurs. Le cinquième domaine est dédié à la gestion du processus, c’est-à-dire au fonctionnement et à l’efficacité de l’entreprise dans son outil de production, sans oublier sa capacité à emporter des commandes ». Vaste programme et… quel programme!
International et diversification
Faire passer le chiffre d’affaires de DCNS de 2,5 Md€ en 2010 à 5 Md€ dans dix ans, tel est le souhait de son président-directeur général Patrick Boissier, qui a exercé les mêmes fonctions aux Chantiers de l’Atlantique à Saint-Nazaire. Vu que la loi de programmation militaire 2009-2014 prévoit une stabilité de la construction de bâtiments neufs et une baisse du nombre de contrats d’entretien de la flotte de la Marine nationale, DCNS compte atteindre son objectif en portant ses efforts dans trois domaines. D’abord, le groupe entend devenir le principal fournisseur à l’international dans les marchés accessibles dont le potentiel est estimé à 3 Md€ sur dix ans: l’Asie, le Moyen-Orient et l’Amérique latine. Ensuite, il compte réaliser un chiffre d’affaires de 300-400 M€ dans le nucléaire civil comme maître d’œuvre de sous-ensembles, fournisseur d’équipements et prestataire de services. En outre, il va investir dans la recherche et le développement des énergies renouvelables: énergie thermique de la mer, énergie de la houle, hydroliennes et éoliennes flottantes. Enfin, il va réaliser des démonstrateurs et des prototypes.
Selon Patrick Boissier, l’activité navale de Défense en France emploie 40 000 personnes pour un chiffre d’affaires annuel de 5 Md€. DCNS réalise 50 % de son chiffre d’affaires avec 1 300 sous-traitants et… 8 000 fournisseurs français et étrangers dont il entend diviser le nombre par deux en sélectionnant les meilleurs dans leurs domaines de compétences. Il va signer avec eux des accords de partenariat sur plusieurs années pour qu’ils puissent investir en recherche et développement et embaucher. Il s’agit de les associer à la réalisation du bâtiment dès sa conception pour que les prix de leurs prestations baissent. Par exemple, la construction d’un sous-marin à propulsion diesel-électrique, qui revient à 100 aujourd’hui, devrait passer à 70 pour un nouveau modèle dans trois ans grâce aux innovations technologiques. Les grands programmes navals durent vingt ans, nécessitent d’investir très en amont et donnent l’occasion de déboucher sur des applications civiles. Un sous-marin nucléaire lanceur d’engins constitue le matériel le plus complexe jamais réalisé avec un ratio de 1 à 10 000 par rapport à une voiture, en termes de coût et de composants. En matière de recherche et développement, DCNS a investi 70 M€ en 2009 et compte améliorer ses méthodes en interne pour amortir les coûts de structure. « Il faut maîtriser sa base industrielle, être concepteur et réalisateur en France et en Europe », souligne Patrick Boissier.
Marché mondial
Le marché à l’exportation de l’industrie navale est en croissance constante. Selon le Groupement des industries de constructions et activités navales (Gican), il est passé de 10-15 % du montant total des prises de commandes en 2000 à 30 % entre 2005 et 2009 et à 45 % en 2009. Pour soutenir cette croissance, Jean-Marie Poimbœuf, président du Gican et ex-président de DCNS, estime indispensable de maintenir et d’augmenter l’effort de recherche et d’innovation. La réflexion portera sur le navire du futur, de nouveaux produits et des technologies pour la Défense et la construction navale civile. En effet aujourd’hui, les bâtiments militaires respectent les normes civiles en matière d’environnement et d’économie de carburant. Par ailleurs, la France organise, depuis 1968 et tous les deux ans, un salon professionnel dénommé « Euronaval » et devenu le premier dans le monde en 1996. La 22e édition se déroulera du 25 au 29 octobre à Paris-Le Bourget. Elle accueillera 390 exposants de 37 pays avec une participation plus importante de l’Italie, des États-Unis, de l’Allemagne, d’Israël et de la Russie. Quelque 35 000 entrées de visiteurs professionnels d’une centaine de pays sont attendues.