« Je souhaite que nous ayons avec les marins le même dialogue ouvert qu’ avec les sédentaires »

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Journal de la Marine Marchande (JMM): Arrivée au poste de déléguée générale d’Armateurs de France en avril 2007, vous avez entrepris une réforme en profondeur de cette organisation. Comment analysez-vous ces trois années?

Anne-Sophie Avé (A.-S.A.): Je suis fonctionnaire détachée dans ce poste que j’apprécie beaucoup. Nous avons entrepris de grands changements. Nous l’avons fait collectivement avec toutes les équipes permanentes et les adhérents d’Armateurs de France. Au cours de ces trois années, le paysage armatorial a évolué. Nous assistons à des concentrations qui sont liées aux conditions économiques et favorisées par la politique européenne. De plus, la concurrence et la crise ont joué un rôle important au cours de ces dernières années. Les capitaux des armements sont souvent détenus par des sociétés danoises, norvégiennes, suédoises ou belges. Une situation que nous observons tout particulièrement sur le secteur du transport pétrolier. La gouvernance de Mærsk, Brostrom, BW est scandinave. Aujourd’hui, la notion d’armateur français a évolué. Il devient plus difficile de dessiner les contours de cette qualité.

JMM: Quels sont les critères qui gouvernent à la qualité d’armateurs français selon votre analyse? Doit-on regarder l’origine des capitaux, le pavillon des navires ou la gestion de l’armement?

(A.-S.A.): Il ressort de nos discussions que nous considérons « français » un armateur soumis à l’environnement fiscal, social et juridique français. De plus, un armateur français doit avoir les compétences managériales et techniques de ses navires localisés en France.

JMM: Au cours de ces trois années, les armateurs ont traversé la crise financière mais aussi des événements comme le développement de la piraterie dans la Corne d’Afrique ou encore la fin des conférences maritimes. Comment avez-vous réagi face à ces éléments?

(A.-S.A.): Le rôle de notre organisation est d’apporter une valeur ajoutée pour faire évoluer l’environnement juridique, économique et fiscal en faveur de nos adhérents. Depuis trois ans, nous nous heurtons à des évolutions parfois difficiles. Vous soulignez la crise économique et financière qui sévit dans le monde depuis 2008. Nous ne sommes pas certains que cette crise soit terminée. Si la phase majeure de cette crise est derrière nous, nous pouvons encore nous attendre à des effets néfastes pour notre filière. Il règne sur des secteurs du maritime un risque de surcapacité.

Vous l’avez aussi noté, la fin des conférences maritimes est intervenue en octobre 2008. À cette date, l’économie maritime est toujours dans un cycle de hausse. Aujourd’hui, les changements économiques sont plus préjudiciables aux chargeurs. Les conférences maritimes ont toujours permis d’avoir une vision à long terme sur les différents services et un ajustement en fonction de l’offre et de la demande. Elles permettaient une sorte d’autorégulation concertée dans un secteur sans gouvernance mondiale. La fin de ces conférences a surtout joué en faveur de la concentration. Les armateurs ont une capacité d’adaptation et de flexibilité pour coller à la réalité du marché. Le risque de la fin des conférences maritimes en Europe est de voir des armateurs quitter le continent pour des terres plus compréhensives et moins contraignantes.

Enfin, sur la piraterie, la réaction des armateurs et de l’État a été conjointe. Nous avons toujours été en phase avec le ministère de la Défense. Nous avons avancé groupés avec les pouvoirs publics. Je tiens à saluer les actions du gouvernement sur ce dossier. En France, nous avons eu des interlocuteurs pour régler ce problème quand dans certains pays du nord de l’Europe, les gouvernements se sont désintéressés de ce phénomène grandissant. Sur ce dossier, la France a retrouvé de son réflexe international.

JMM: Vous citez le réflexe international de la France sur le dossier de la piraterie. Nous avons assisté, en 2008 et 2009, à un nouvel épisode du nationalisme économique de l’Allemagne avec le cas de Hapag Lloyd. Pensez-vous que ce « nationalisme » puisse s’importer en France?

(A.-S.A.): Le constat est évident: nous avons une approche culturelle différente en France et en Allemagne. Outre-Rhin, il existe un véritable partenariat social entre l’État, les syndicats et le patronat. Cela ne signifie pas forcément que les trois soient toujours sur la même longueur d’ondes, mais ils savent se mettre autour de la table pour discuter. L’intervention des Lands et du gouvernement allemand en faveur d’Hapag Lloyd ressemble un peu au rôle que joue le FSI (Fond stratégique d’investissement; ndlr) en France. La France souffre cependant dans sa volonté de soutien à l’armement et à l’emploi français d’une frilosité face à l’eurocompatibilité. Nous n’osons pas toujours, et le premier doute l’emporte souvent sur la volonté de faire, comme dans le cas du salaire net.

JMM: Lors de l’assemblée générale d’Armateurs de France, en avril, Christian Garin a souligné que 2010 serait l’année du social. Avec les changements intervenus dans vos équipes, comment appréhendez-vous ce dossier?

(A.-S.A.): Les changements intervenus dans les équipes se sont faits naturellement comme dans toute organisation. Nous avions avec nous une personne compétente sur les affaires sociales. Avec son départ, nous avons été face à un dilemme. Doit-on recruter un spécialiste des affaires sociales maritimes ou un spécialiste du droit social commun? Nous sommes confrontés à une paupérisation des compétences maritimes dans l’administration française et encore plus au niveau social. La doctrine gouvernementale est de regrouper les dossiers par thème de compétence. Tout ce qui relève du social est entre les mains du ministère des Affaires sociales. Nous avons donc fait notre choix en faveur d’une personne dont la principale qualité a été d’avoir un bagage juridique social généraliste. Ce choix ne nous isole pas de la particularité de notre secteur. Les syndicats jouent leur rôle en nous alertant sur les conditions réelles du bord et, de notre côté, nous disposons au sein des entreprises adhérentes de capitaines d’armement au fait de ces questions.

JMM: Quels seront les principaux chantiers sociaux de cette fin d’année?

(A.-S.A.): Nous sommes sur un chantier social fondamental pour notre secteur avec la rénovation des conventions collectives nationales. Nous avons entrepris avec les syndicats des négociations sur la CCN des sédentaires des compagnies maritimes. Au cours des discussions que nous avons eues, chaque partenaire a fait des efforts d’écoute et de transparence. De notre côté, nous avons, par exemple, amélioré les dispositions conventionnelles sur la prévoyance et le droit syndical. De leur côté, les syndicats ont aussi accepté de lâcher sur certains points. Après deux ans de travail, nous présentons au ministère des Affaires sociales une CCN claire, même pour ceux qui y adhéreraient ultérieurement. Je pense par exemple aux agents maritimes qui pourraient appliquer cette convention pour leurs équipes.

La réussite de cette rénovation tient aux différentes équipes, d’aujourd’hui comme d’hier, qui ont travaillé sur le dossier. Chacun a su respecter les positions des autres et être patient. Tout le monde a été innovant, et nous devons louer les efforts des partenaires sociaux pour avoir su être contributifs avec des propositions intéressantes.

JMM: La CCN des sédentaires est à la signature. À quelle échéance pensez-vous démarrer le chantier de la rénovation de la CCN des marins?

(A.-S.A.): Le chantier a démarré. Nous avons tenu les premières réunions pour organiser les négociations. Sur le fond, la rénovation de cette convention collective commencera le 4 novembre. Nous nous sommes donné un délai d’un an avec une prolongation de six mois en cas de besoin pour achever ce chantier.

JMM: Dix-huit mois au maximum pour une rénovation en profondeur de cette convention collective. N’est-ce pas un vœu plus qu’un objectif, compte tenu du travail?

(A.-S.A.): Il y a urgence à rénover, pour les armateurs comme pour les marins. De nombreuses dispositions sont obsolètes et, du coup, font retomber dans le droit commun au lieu de l’améliorer. Nous affecterons les ressources nécessaires pour parvenir à un accord. Cette rénovation est importante pour la sécurité juridique des personnels embarqués et des entreprises. Le fond de la question, derrière cette négociation, est de révéler la politique sociale de la branche pour les entreprises. Actuellement, les entreprises ont perdu la maîtrise de leur destin collectif, elles s’adaptent aux conditions juridiques et économiques. Or c’est le rôle même d’une branche professionnelle. Sur la forme, je souhaite que nous ayons, avec les marins, le même dialogue ouvert qu’avec les sédentaires. Nous devons être transparents et honnêtes de chaque côté. Ce sera la clé de la réussite. Le rôle de cette rénovation est d’améliorer le droit commun. Nous devons donc aborder les sujets que nous jugeons les plus importants pour éluder rapidement ceux qui le sont moins. Ensuite, nous ne pouvons pas omettre les accords d’entreprise. Il appartiendra à chaque compagnie d’affiner le texte selon le secteur dans lequel elle travaille, puisqu’il peut y avoir des sujets différents selon que les navires opèrent au long cours ou au cabotage, dans le conteneur, les vracs secs ou liquides.

JMM: Cette négociation intervient alors que la France est en pleine réforme des retraites. Êtes-vous touché par cette réforme?

(A.-S.A.): Dans son discours initial sur la réforme des retraites, le président de la République et ensuite le premier ministre ont tous les deux assurés que les régimes spéciaux, comme celui des marins, ne seraient pas visés par cette réforme. Des informations récentes laissent apparaître un doute sur l’exclusion des retraites des marins du cadre de la réforme. Nous attendons de voir l’issue du débat parlementaire. Il est certain que, selon l’adoption de la loi, nous devrons envisager des solutions, tout en gardant en ligne de mire l’approche des politiques sociales des entreprises.

JMM: La déléguée générale d’Armateurs de France a exposé ses ambitions pour les prochains mois. Vous avez du pain sur la planche. Parlons un peu de vous. Certains ont pensé que vous relâcheriez un peu la pression après l’été dernier. Vous êtes-vous fixé une limite dans ce poste?

(A.-S.A.): Je suis fonctionnaire détachée jusqu’en avril 2012 et c’est aussi l’échéance que je me suis fixée pour faire aboutir la rénovation des conventions collectives nationales. À ce moment, j’aurais travaillé cinq ans à ce poste. Tant que les armateurs considèrent que je sers loyalement leurs intérêts, je resterais à la barre. Je tiens à souligner que cette branche a besoin d’idées nouvelles. Aujourd’hui la passion est intacte et j’ai le luxe rare de faire un travail épanouissant dans lequel je m’éclate. Au cours des années passées, j’ai entrepris de nombreux changements dans l’organisation interne, mais toujours avec l’assentiment des adhérents. Je suis une fonceuse et certains ont cru à l’automne 2009 que je ralentirais mon rythme de travail. Il n’en a rien été et je reste sur la même dynamique.

D’autres m’ont prêté des ambitions politiques pour l’avenir. Je n’en ai aucune à ce jour. Comme haut fonctionnaire, j’aime servir. Maintenant, je suis une réformatrice et je veux continuer. Quand on reste cinq ans à un poste, il existe des risques de lassitude… de part et d’autre. Cinq ans est une bonne période pour une structure comme celle d’Armateurs de France.

JMM: Si vous deviez avoir un regret au bout de ces trois premières années, lequel serait-il?

(A.-S.A.): Je suis plutôt une optimiste. Je constate qu’au cours de ces trois premières années, nous avons fait collectivement beaucoup de choses avec les différents présidents et les équipes. Maintenant, il reste un point sur lequel j’aurais souhaité aboutir même si, côté armateurs, nous n’avons pas toutes les cartes en main, c’est le retrait du RIF de la liste des pavillons de complaisance. Mais il reste encore deux ans pour y arriver.

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