Entre les deux rives de la Méditerranée, les camions prennent la mer

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Le 7 avril, le roulier Wessex, une unité de 3 700 mètres linéaires (ml) de capacité a fait son entrée dans le port de Toulon-Brégaillon. Avec sa venue s'ouvre dans le port varois un service très original d'acheminement d'ensembles routiers, camions-remorques et de remorques non accompagnées avec la Turquie (port de Tekirdag). Mise en place par le groupe UND-Deniz, cette liaison débute avec deux escales chaque semaine. Sur la façade métropolitaine de la Méditerranée, il s'agit là d'une activité novatrice, s'agissant d'un acheminement de camions sur un axe Est/Ouest. Jusqu'à présent, les ports français travaillaient plutôt dans le sens Nord/Sud (France/Afrique du Nord). Les autoroutes de la mer en Méditerranée sur un axe Est/Ouest ont déjà plus de… trente ans!

Destination Tartous: les précurseurs

Si aujourd'hui les liens rouliers entre les deux extrémités de la Méditerranée sont centrés sur la Turquie, ce n'est pas par ce pays qu'elles ont réalisé leurs premiers pas. La première liaison « orientée » camions a été mise en place en 1977. Cette année-là, deux navires, les Falster et Scandinavia, d'une capacité de 60 camions, sont mis en place sur une relation entre Volos (Grèce) et Tartous (Syrie) sous les couleurs de GSEL (Greece Syria Express Line). Ce premier service, qui démarre le 14 août 1977 à Volos, se propose d'acheminer des camions entre les deux ports dans le but de simplifier les voyages et réduire les soucis frontaliers. Ces deux premiers navires seront rejoints en novembre 1979 par un troisième, beaucoup plus important, le roulier Zenobia. Il est la première de trois unités du type Challenger, de 163 m de longueur, 175 remorques de capacité et 140 passagers.

Deux mois seulement après son arrivée, le Zenobia bascule sur une liaison au départ du port de Koper, alors yougoslave. La nouvelle liaison, baptisée Umef (United Middle East Ferries), dessert Tartous et s'adresse, comme pour le service depuis Volos, aux camions à destination du Moyen-Orient. Il ouvre le service en janvier 1980. En février, arrive le Soca, puis en avril, le Scandinavia.

Côté Koper, la ligne fonctionne plutôt bien… Mais le 2 juin 1980, alors qu'il réalise une nouvelle boucle eastbound, le Zenobia prend une gîte inquiétante. Chargé de 135 remorques et comptant 121 passagers, il entre au port de Larnaca, mais la situation ne s'améliore pas et il est ramené sur rade où il sombre cinq jours plus tard. Le Zenobia figure aujourd'hui au « top-ten » des sites de plongée sur navires dans le monde! À défaut d'avoir été célèbre sur l'eau, il l'est devenu en dessous…

Les deux autres rouliers continueront de tourner entre Koper et Tartous jusqu'en 1982. Entre-temps, leur propriétaire les aura cédés à la société bulgare Somat (So Mejdunaroden Automobile Transport) où ils prendront les noms de Trapezitza (ex-Soca) et Tzarevetz (ex-Scandinavia). Deux ans après, une autre vie les attendra: entièrement transformés, ils deviendront des car-ferries… affectés notamment au Channel. Il en reste un aujourd'hui, le SeaFrance-Cezanne, qui a vu le jour à Malmö en 1980 comme le Soca. Pour sa part, le second est polonais (le Wawel de Polferries).

De plus, Umef aura exploité un second service roulier pendant une quinzaine de mois entre Koper et Patras avec deux navires, les Easy-Rider et Lucky-Rider, de 151 m de longueur (240 passagers). Ces deux navires passeront également deux années chez le bulgare Somat comme Boyana et Serdica, avant d'être aménagés pour les liaisons courtes. Ils naviguent aujourd'hui pour Scandlines.

Contourner la situation yougoslave

Ces premières expériences de transport maritime de camions à grande échelle entre ports de Méditerranée orientale et occidentale, va trouver une nouvelle jeunesse… C'est en mars 1987 que Turkish Cargo Line (Deniz Nakliyati) ouvre la première liaison au départ de Trieste avec la Turquie. La liaison est assurée par deux rouliers, les Yusuf-Ziya-Onis et Ibrahim-Baybora de 900 ml de capacité. Les navires alternent alors sur une relation entre Trieste et Derinçe, un port sur la rive asiatique au Sud d'Istanboul. Ultérieurement, ils seront remplacés par deux unités de plus grande taille, les Kaptan-Burhanettin-Isim et Kaptan-Abidin-Doran de 120 ensembles routiers de capacité (et autant de passagers). La ligne de Turkish Cargo Line va intégrer Istanboul.

Si les premiers camions prennent alors la mer entre la Turquie et l'Europe de l'Ouest, la majorité d'entre eux demeurent des usagers du bitume. La route entre la Turquie et l'Europe (et l'Allemagne, premier marché à ce moment) est encore un peu inconfortable et marquée du passage de plusieurs frontières.

Mais ce n'est pas la « long way to West Europe » qui va faire basculer le trafic vers la mer, mais un événement beaucoup plus grave. En 1980, la Yougoslavie perd son leader charismatique, le Maréchal Tito. Une direction collégiale lui succède. La chute du Mur de Berlin, en novembre 1989, est annonciatrice de changements profonds. En juin 1991, la Slovénie et la Croatie déclarent leur indépendance de la Fédération de Yougoslavie: les Balkans s'enflamment. La Slovénie garantit son indépendance rapidement, au terme d'un conflit armé de dix jours. Pour la Croatie, puis la Bosnie, quatre années seront nécessaires. S'ajoutera plus tard le conflit du Kosovo en 1999 qui va conduire l'Otan à bombarder la Serbie pendant 78 jours. Dans ces conditions, les camions ne circulent plus en Yougoslavie et doivent effectuer des détours plus au Nord.

Dans le but de contourner le territoire yougoslave par la mer, voit le jour en 1993 une structure dédiée au transport maritime, UND-Roro, à l'initiative d'une cinquantaine de grandes entreprises de transport turques. L'année suivante, le service débute et va rapidement collaborer avec Turkish Cargo Line, déjà présent depuis plusieurs années. Au total, UND et TCL déploient huit unités entre Trieste et Istanboul. La même année, UND-Roro fait sa première acquisition avec les deux rouliers UND-Transfer et UND-Transporter de 1 980 ml de capacité. Les navires font escale alors à Haydarpassa, le port de la rive asiatique d'Istanboul. À Trieste, les camions remontent vers l'Allemagne par le tunnel du Brenner.

La multiplication des liaisons

Le jeune service se développe rapidement et, en 1997, une seconde liaison voit le jour entre Çesme (près d'Izmir) et Trieste. Trois navires y sont affectés (un Turkish Cargo Line et deux affrétés auprès de la compagnie Ulusoy). En 1999, une nouvelle escale est ajoutée à Kumport (rive européenne d'Istanboul). C'est en août 2000 qu'arrive le premier de plusieurs navires neufs, le UND-Akdeniz, rejoint par les UND-Karadeniz, UND-Ege, UND-Adriyatyk, UND-Atilim et UND-Birlik entre novembre 2000 et mars 2002. Ce sont les premières unités développées par le chantier allemand Flensburger Schiffbau, de Flensbourg. Les Akdeniz et Karadeniz présentent des capacités linéaires de 2 640 ml (180 camions) et les quatre autres de 3 256 ml (222 camions). Pour information, les deux premiers ont été cédés en 2005 à la Norfolk Line et naviguent depuis le début de l'année sous pavillon tunisien (comme Amilcar et Elyssa à la Compagnie Tunisienne de Navigation).

Entre-temps, en 1998, un nouveau venu vient s'implanter sur la relation Turquie/Trieste, la société Ege Roro. Elle s'installe au port de Tekirdag, un site de la rive européenne de la mer de Marmara et met en service deux navires (les Mario et Franz de 2 500 ml, rebaptisés Istanbul et Trakya), rejoints par un troisième fin 1999 (l'Anadolu). En 2000, Ege Roro proposera trois départs par semaine entre Tekirdag et Trieste. Finalement, seul l'Anadolu continuera à desservir Trieste (vers Istanboul/Ambarli) jusqu'en 2005, date de la cession des trois navires.

D'abord implanté sur les liaisons de mer Noire, un autre groupe turc, Ulusoy, va également rejoindre les liaisons méditerranéennes. La compagnie développe une relation entre Çesme et Trieste. La firme deviendra propriétaire du port en 2003. Parallèlement, d'autres liaisons sont lancées en mer Noire, au départ de Zonguldak, Samsun et Trabzon vers la rive septentrionale de la mer Noire (Ukraine, Russie).

Les plus récentes évolutions ont notamment porté sur la mise en service de nouveaux navires (les UN-Marmara, Saffet-Ulusoy, UN-Pendik, UN-Trieste, UN-Akdeniz, UN-Karadeniz et Cuneyt-Solakoglu), des unités de 3 735 ml de capacité (230 camions). Entre-temps, la compagnie prend le nom de UN-RoRo. En août 2005 est mis en service le très grand terminal roulier de Pendik, un port situé près de Tuzla, sur la rive asiatique, un peu au Sud d'Haydarpassa (Istanboul). Cette installation peut accueillir simultanément 650 remorques. Sa réalisation s'inscrit dans le cadre de la mise en place du Fast Roro Project, qui va se concrétiser avec le lancement du service quotidien Pendik/Trieste, le Fast Roro Service.

Le groupe UN-RoRo va finalement passer aux mains d'une société du groupe KKR (Trieste Bidco Denizcilik & Tasimacilik) fin 2007. UN-RoRo a mis en place en mars 2009 une nouvelle ligne entre Mersin et Trieste. Démarrée sur une fréquence hebdomadaire, elle propose depuis octobre deux départs par semaine.

Trieste, tête de pont en Europe occidentale

Les transporteurs de Turquie sont très présents sur l'ensemble des marchés européens et moyen-orientaux. D'après une étude réalisée pour les services du Premier ministre turc, en matière de commerce international, « le transport maritime est de loin la méthode de transport préférée pour les exportations et importations turques, avec une part de 46 et 59,1 % du total ». Publié en janvier dernier, ce document poursuit: « Vient ensuite la route avec une part de 41,7 % des exportations et 23,6 % des importations entre janvier et novembre 2009. » Les deux principales régions partenaires sont l'Allemagne et le Bénélux.

Côté Italie, le port de Trieste, terminal ouest-européen utilisé par les liaisons transporteuses de camions, indique dans ses statistiques une fré- quentation, toutes dessertes confondues, de 181 179 camions en 2009, contre 209 218 un an plus tôt (− 13 %). Sur ces chiffres, la Turquie en représente 153 000 contre 168 600 en 2008 (soit − 9,2 %). Au cours des années 2005/2009, le trafic roulier de Trieste (tous trafics) a culminé à 225 656 camions en 2007. La relation la plus importante – et de loin – est celle qui joint Pendik et Trieste. Desservie tous les jours de la semaine, elle véhicule plus de 60 % des volumes. Çesme et Ambarli se situent autour de 16/18 %.

Le système mis en place via les navires rouliers est très particulier et novateur. Depuis le début des liaisons, les transports Ro-Ro réalisés entre la Turquie et Trieste n'assurent pas l'acheminement des chauffeurs. Ceux-ci sont transportés par avion entre Istanboul et Ljubljana. Les navires font escale au terminal de Riva Traiana (Samer Seaports Agencies), une installation de 150 000 m2 dotée de trois rampes Ro-Ro et de 900 m de quais. Les opérations y sont assurées 24 h/24, 7 jours/7. Sur place, les chauffeurs obtiennent leurs billets pour la liaison autocariste Trieste/Ljubljana et le vol vers Istanboul.

Autre spécificité de Trieste, il y existe des navettes ferroviaires triquotidiennes vers Salzburg pour y acheminer des remorques (service RoLa – Rolling Highway, assurées par Okombi). Ces services connaissent un succès certain. Les camionneurs font également usage d'autres liaisons par voie ferrée, comme Maribor (Slovénie)/ Wels (Autriche) ou encore Szeged (Hongrie)/Wels (Autriche). En septembre 2006, un premier train (transportant 20 camions) a relié Halkali (Turquie) et Wels (Autriche).

Le système global mis en place par les Turcs ressemble fort à celui que l'on connaît en Europe de l'Ouest sous la désignation d'autoroutes de la mer. Les liaisons présentent une fréquence élevée (départ quotidien depuis Pendik), un dispositif de transport incluant camions et remorques non accompagnées, un système perfectionné d'acheminement des chauffeurs, une réduction évidente des émissions de GES… et la possibilité de « mettre les camions sur les trains » sur l'itinéraire Trieste/Salzburg. La distance Istanboul/Munich via la Serbie par la route représente 1 928 km ; si l'on prend la route via la Roumanie, ce sont alors 2 154 km que le camion doit parcourir. Via le navire jusqu'à Trieste, la distance est réduite à 530 km.

UND-Deniz s'installe à Toulon

La plus récente nouveauté pour les trafics Turquie/Europe de l'Ouest concerne directement la France: depuis le 7 avril dernier, deux fois par semaine, un navire roulier exploité par l'armement UND-Deniz, basé à Istanboul, fait escale à Toulon-Brégaillon. Ce service est maintenu actuellement avec les rouliers Wessex, un navire tout neuf, sorti des chantiers Odense Staals fin mars, et Beachy-Head, une unité construite par le chantier Flensburger et livrée en 2003. Le premier est une unité de 3 600 ml de capacité (210 ensembles routiers ou 247 remorques), le second de 2 600 ml (environ 180 véhicules). Le Beachy-Head a touché Toulon pour la première fois le 11 avril.

Les deux rouliers sont affectés à une relation nouvelle entre le port turc de Tekirdag (Akport), situé sur la rive européenne de la mer de Marmara et le port varois. Depuis Toulon, ils relient le port turc en 72 heures. « La ligne transportera les ensembles routiers, les camions/remorques ainsi que les remorques isolées dans les deux sens. UND-Deniz accepte aussi de transporter tout matériel roulant ainsi que les voitures à l'import comme à l'export », précise Worms Services Maritimes, agent général d'UND-Deniz, où cette activité est suivie par Tan Aktuna. Les escales interviennent chaque mercredi (avec le Wessex) et le dimanche (avec le Beachy-Head). Un troisième départ hebdomadaire devrait être mis en place fin juin/début juillet. Les trafics sont destinés à l'Europe de l'Ouest (France, Espagne, Angleterre, Benelux, Scandinavie, Allemagne de l'Ouest, Italie du Nord, etc.) ou encore à des pays du Maghreb, via le port de Marseille.

« Cette activité nouvelle offre une opportunité économique très importante pour l'agglomération toulonnaise en termes d'organisation logistique/ transport et de services aux personnes et marchandises liées. Cette ligne très particulière amènera des camions par voie maritime tandis que les chauffeurs arriveront par avion pour reprendre leurs ensembles », souligne pour sa part la Chambre de commerce et d'industrie du Var. L'opérateur UND est un acteur économique de transport majeur en Turquie. Avec cette initiative, « Toulon devient la deuxième plate-forme européenne de cette nature ».

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