En matière ce contentieux, deux nouvelles tendances voient le jour: l’une concerne la mise en cause croissante de la responsabilité des sociétés de classification, l’autre la montée en puissance de la répression des pollutions et atteintes à l’environnement marin. À l’origine de celles-ci, le renforcement des conventions internationales, des directives européennes, des législations nationales et la pression de l’opinion publique.
JMM: Un avant-projet de directive européenne accroissant la responsabilité des sociétés de classification n’est-il pas le signe d’une image écornée?
Philippe Rames et Alexandre Job (P.R. et A.J.): "Les sociétés de classification ont un rôle majeur dans la sécurité maritime (dont elles constituent l’un des piliers) et dans la confiance que les opérateurs du commerce maritime peuvent avoir dans un navire et son environnement opérationnel. Ainsi, les affréteurs, chargeurs, assureurs, courtiers, etc., se déterminent nécessairement pour une large part sur la foi des certificats et contrôles effectués par les sociétés de classification. En conséquence, l’adéquation de ces certificats à la réalité matérielle de l’État et de la sûreté d’un navire est fondamentale.
À cet égard, on assiste depuis ces dernières années à un nombre croissant de cas de mise en cause de la responsabilité civile – voire pénale – des sociétés de classification, tant de la part des opérateurs de la chaîne de transport (tels les chargeurs et leurs assureurs facultés) que de la part des tiers, victimes d’une pollution par exemple."
JMM: 40 % de la flotte mondiale est classée auprès d’une société de classification membre de l’IACS, n’est-ce pas une garantie?
P.R. et A.J.: "C’est bien évidemment un élément rassurant, car l’IACS regroupe en son sein les sociétés de classification les plus réputées du marché. Toutefois, on relèvera que même des sociétés de classification membres de l’IACS, considérées comme présentant les meilleurs critères de qualité et les plus fiables, ont pu voir leur responsabilité recherchée. Il en a été ainsi dans l’affaire de l’Amoco-Cadiz en 1978, plus récemment duWellborn, où le Bureau Veritas a été mis en cause, de même que le NKK, dans l’affaire du Number-One, le Rina pour l’Erika, comme elle l’avait été dans celle duIevoli-Sun et l’ABS dans celle du Prestige.
On rappellera que les sociétés de classification ont généralement une double mission: statutaire et privée. D’une part, elles assument souvent une mission que l’on pourrait qualifier de service public dit de certification, les conduisant, sur délégation de l’État du pavillon à s’assurer du respect de l’application des règles de sécurité maritime et de protection de l’environnement fixées par les conventions internationales. D’autre part, une activité privée, dite de classification, qui consiste à élaborer des règles techniques relatives aux navires et à en vérifier l’application, à l’occasion de visites périodiques qui se concluent par la délivrance d’une cote donnée au navire inspecté. C’est notamment sur la foi de cette cote que vont ensuite se déterminer les assureurs pour accorder ou non leur garantie à un navire déterminé.
Toutefois, il est également clair que les contrôles effectués par les sociétés de classification ne peuvent se substituer aux contrôles effectués par l’administration de l’état du pavillon (ou par les sociétés délégataires au titre de la certification). Aussi est-il probable qu’en cas de mise en cause de leur responsabilité, certaines d’entre elles soient tentées d’essayer de s’abriter derrière une sorte d’immunité de juridiction dans le cas où serait en cours l’exécution de la mission de certification leur ayant été confiée par une administration publique. Ainsi dans l’affaire de l’Erika, le Rina a-t-il été tenté d’invoquer l’immunité de juridiction alléguant qu’il ne pouvait être plus responsable que l’État déléguant, Malte, qui bénéficie pour sa part de l’immunité de juridiction au regard des règles du droit international public.
On rappellera que dans le cadre de leur mission de classification – privée –, ces sociétés relèvent pour leur part de la compétence des juridictions de droit commun sur le fondement des règles de responsabilité civile ou délictuelle selon le cas.
Les navires étant de plus en plus sophistiqués et dotés de structures de plus en plus complexes (navire à double, voire bientôt triple coque, etc.) nécessitant donc des opérations de contrôle de plus en plus complexes, il est fort probable que les sociétés de classification soient, à l’avenir, de plus en plus impliquées dans des affaires de sinistres maritimes. Ce d’autant plus qu’il s’agit d’entités solvables (qui sont aujourd’hui pour la plupart d’entre elles généralement bien assurées) en qui certains seraient tentés de voir une "deep pocket" séduisante dans le cadre de recours.
À cet égard, on relèvera que cette sophistication accrue des navires et par conséquent des problématiques techniques devrait avoir pour effet corrélatif un accroissement des coûts d’instruction des grands sinistres maritimes et des délais de procédure: expertises judiciaires et techniques particulièrement complexes et longues avec toujours plus d’intervenants (chantiers, affréteur, armateur, société de classification, etc.). Il est en effet généralement nécessaire d’interroger le chantier naval, les sociétés de classification, l’ensemble des prestataires et sous-traitants intervenus lors de la construction et l’entretien du navire. Les opérateurs se retrouvent alors nécessairement à devoir gérer des contentieux internationaux de plus en plus complexes tant sur le plan juridique que technique. Ainsi, il peut devenir particu-lièrement difficile de pouvoir attraire l’ensemble des intervenants concernés devant un seul et même tribunal pour trancher le litige dans sa globalité et on assiste souvent à un phénomène de satellisation des procédures contentieuses en ce domaine.
Dans un tel contexte, un dossier avec des parties quelque peu procédurières peut durer une dizaine d’années. Prenons le cas du Sherbro, porte-conteneurs de Delmas qui a la suite d’un désarrimage a perdu près d’une centaine conteneurs en 1993. Le dossier vient d’être plaidé sur le fond en appel et la Cour a rendu sa décision le 11 octobre dernier. Ici, l’expertise judiciaire destinée à déterminer les causes du sinistre a duré près de 7 années. Au bout de 14 ans de procédure, la Cour d’appel de Versailles vient de condamner l’armateur, à rembourser l’État français des sommes dépensées par celui-ci pour récupérer les conteneurs perdus en mer et nettoyer les plages de nombreux produits chimiques, pesticides et autres produits divers échappés de conteneurs transportés à bord du navire. Et cette affaire n’en est peut-être pas pour autant terminée, l’armateur et son assureur pouvant former un pourvoi en cassation ce qui aura pour effet de faire durer la procédure encore quelques années."
JMM: Ne peut-on s’attendre à une montée des contentieux du fait des atteintes à l’environnement?
P.R. et A.J.: "Les pollutions maritimes ont, ces dernières années, retenu l’attention du législateur et des juges notamment sous son aspect répressif. En effet, à la suite de sinistres récents (Erika et Prestige notamment) et de l’impact de ceux-ci sur l’opinion publique, la répression des pollutions maritimes s’est durcie et sa mise en œuvre constitue désormais un enjeu de la politique pénale menée par les autorités judiciaires du littoral.
La pratique judiciaire démontre que les poursuites exercées à l’initiative des procureurs de la République, à l’encontre de navires et commandants ayant procédé à des dégazages sont quasi systématiques dès lors que le contrevenant a pu être identifié. Le nombre des poursuites s’est en effet accru de manière substantielle depuis 2000 et les sanctions prononcées particulièrement sévères.
Pour la réparation des dommages subis par certaines victimes (collectivités locales, associations de défense de l’environnement, etc.), celles-ci sont aujourd’hui tentées d’obtenir la réparation de ce que l’on appelle le "préjudice écologique pur", lequel prend en compte le dommage causé à l’écosystème lui-même, en tant que patrimoine collectif, indépendamment de toute répercussion sur l’activité humaine. Cette question, a d’ailleurs été l’objet de longs débats lors du procès de l’Erika où les montants sollicités à ce titre par certaines parties civiles atteignaient plusieurs dizaines voire centaines de millions d’euros.
En l’état du droit positif, les juridictions françaises demeurent réticentes à admettre l’indemnisation de ce préjudice dans la mesure où elles se heurtent aux exigences traditionnelles du droit commun de la responsabilité civile. Quant à la réparation pécuniaire de ce préjudice, elle soulève la question de son évaluation. Quel est le prix d’un oiseau de mer? d’un crustacé? d’une algue? comment le déterminer?
Autant de questions qui demeurent au regard du droit positif sans réponse certaine à ce jour.
Cependant, l’impact médiatique du procès de l’Erika et la sensibilisation accrue de l’opinion publique à la cause environnementale pourraient conduire le juge à devoir adopter des solutions innovantes sur ce sujet ainsi que l’ont demandé certaines victimes.
Quoi qu’il en soit, la reconnaissance du préjudice écologique en droit français ne pourra se faire sans une profonde mutation de celui-ci. Contrairement à ce que certains prétendent, ce n’est pas la directive de l’Union européenne relative à la responsabilité environnementale qui pourra en être le moteur. Dès lors que celle-ci réserve l’application des conventions internationales applicables en matière de responsabilité civile et d’indemnisation des dommages résultant d’une pollution par hydrocarbures et qu’elle n’a pas pour effet de changer les règles de responsabilité civile, mais uniquement d’instituer un nouveau régime de police administrative."