Dans sa livraison du 22 août, Le Monde titrait un éditorial "Cynisme de mer" et commençait par ces mots: "Il y a quelque chose de décourageant… malgré l’indignation causée par chaque collision, chaque marée noire [les voyous des mers] continuent de prospérer. Ils incarnent l’un des aspects les plus injustifiables de la mondialisation, quand la recherche du profit maximum prend le pas, sans aucun état d’âme, sur la préservation des vies humaines, de la sécurité d’autrui, du patrimoine naturel commun."
Naturellement, on ne peut que soutenir cette sainte colère contre les vrais voyous des mers, pires ennemis des bons opérateurs maritimes, en particulier français (armateurs et navigants bien sûr – répertoriés au plus haut niveau de la qualité mondiale depuis de nombreuses années – assureurs, constructeurs…) qui luttent sans merci pour le renforcement de la sécurité maritime. Ce sont eux de fait les premiers à souffrir de la concurrence déloyale des armateurs voyous, tant en termes d’image que d’économie!
Mais il y a quelque chose d’au moins aussi décourageant dans l’éditorial d’un journal de référence comme Le Monde dont le directeur-fondateur signait "Sirius" ses articles (et non Lynch!), marquant ainsi sa volonté de prendre toujours le recul nécessaire et d’appuyer ses commentaires sur une recherche d’un professionnalisme scrupuleux!
Par ses amalgames flattant le "politiquement correct" et des affirmations pour le moins approximatives, votre éditorial assimile complaisamment tous les professionnels de la mer à ces voyous. Et c’est effectivement décourageant pour ceux qui se battent depuis des lustres pour que s’accélère une marche vers la qualité devenue maintenant irréversible et objectivement mesurable. De fait, tout professionnel consciencieux (qu’il soit maritime ou de la presse!) vous dirait qu’à chacune de vos affirmations péremptoires il existe une réponse incontestable…
Non, "la solidarité des gens de mer" n’est pas morte. Chaque jour en apporte la preuve. Les exceptions sont aussi rares qu’autrefois, elles sont seulement plus connues et mieux dénoncées grâce aux médias (qui doivent d’ailleurs en être remerciés). Oui, l’Union européenne "a renforcé la sécurité, notamment des transports d’hydrocarbures". Mais dire "qu’elle n’est pas parvenue, comme les États-Unis, à éloigner de ses côtes les navires poubelles, y compris à cause de la résistance de certains des États de l’Union européenne (Grèce, Chypre, Malte…) qui les abritent sous leur pavillon" est inapproprié ou injustifié à quatre titres :
• les efforts cohérents, énergiques et continus de l’Union européenne sont déjà remarquables d’efficacité. Mais ils sont relativement récents et "Rome ne s’est pas faite en un jour";
• l’intégration de Chypre et Malte dans l’Union européenne, assortie de conditions sévères sur le plan de la qualité maritime, a déjà généré des changements de comportements et des "gains de qualité" très significatifs pour la sécurité maritime européenne et mondiale;
• la Grèce (qui compte aussi des armateurs parmi les plus sûrs au monde) a prouvé durant sa récente présidence de l’Union européenne qu’elle pouvait être intransigeante sur le fond… en plus d’être le plus grand et l’un des plus compétents pays maritimes du monde;
• les États-Unis et l’Union européenne n’ont pas à faire face aux mêmes défis, et ce, pour de multiples raisons, dont la première est que la plupart des bateaux entrent dans les eaux américaines pour charger ou décharger dans un port américain (où ils peuvent être inspectés) alors qu’en Europe, un très grand nombre de navires ne fait que longer les côtes des États membres, par exemple de la Baltique à Gibraltar à destination d’un port de l’hémisphère sud (comme le Prestige).
Non, l’Organisation maritime internationale n’est pas "dominée par les grands pavillons de complaisance", mais par les États qui participent le plus assidûment à ses travaux, comme le démontre son fonctionnement. Les pavillons de libre immatriculation ne sont pas tous "complaisants": le Liberia, par exemple, figure au tableau d’honneur de la qualité mondiale; tandis que les États de complaisance – tels Panama et St Vincent les Grenadines – ne "tiennent" jamais la plume à l’OMI et se heurtent à des barrages subtils lorsqu’ils veulent accéder aux instances dirigeantes de l’Organisation…
Un minimum de recherche eût d’ailleurs permis de vérifier que l’OMI fait un travail remarquable d’élaboration des règles, et que la vraie question est celle de l’application de ces dernières, qui ne relève pas d’elle, mais soit des États (du pavillon, du port) qui seuls disposent des pouvoirs régaliens de police et de justice, soit d’ensembles régionaux comme l’Union européenne (armée de son efficace bras séculier qu’est l’Agence européenne de sécurité maritime – AESM).
Enfin lorsque vous écrivez: "C’est la victoire de la morale contre la finance qui est en jeu…", il pourrait être tentant de vous dire, au nom de cette même morale, que les combattants de la qualité maritime demandent seulement aux médias d’agir euxmêmes en professionnels. Il était en effet facile de tenir compte de quelques informations essentielles, toujours disponibles:
• selon l’ISU (International Salvage union), les pollutions pétrolières et sauvetages de tankers ont été en 2006 au plus bas niveau de leur histoire, avec le volume de pollution le plus réduit depuis 35 ans, et ce malgré le "boom" incroyable des volumes transportés sur la même période Il n’y a eu l’année dernière "que" (c’est encore trop!) quatre pollutions de plus de 700 tonnes;
• l’Europe a mis et met en oeuvre des m e s u res qui commencent à bannir e ffectivement de nos eaux les navires sous- normes (les listes noires en témoignent). Avec les "Paquets" Erika 1, Erika 2 et maintenant le 3o paquet (qui s’attaque enfin aux États du pavillon, ce qui est une "première" au niveau international), il n’y a pas un domaine touchant à la sécurité qui ne soit concerné;
• c’est ainsi que les contrôles sont beaucoup plus efficaces, coordonnés, harmonisés, et les sanctions infiniment plus dissuasives, tandis que les procédures et schémas de crise sont de plus en plus fins;
• l’AESM précitée est devenue un acteur majeur, y compris par la flotte affrétée "anti-pollution" qu’elle constitue année après année tout autour de l’Europe;
• l’efficacité de la lutte anti-dégazages est maximale: les amendes pleuvent, les navires sont détournés. Ils ont diminué dans une proportion de un à vingt au large de nos côtes. Or il y a encore 5 ans "tout le monde" disait que c’était impossible et qu’on n’arriverait pas à stopper ces délits!;
• les métiers maritimes comptent une grande majorité de responsables qui ont une véritable éthique et ne transigent pas ou plus avec la sécurité. Là aussi ne pas en parler souvent dans les médias est compréhensible, mais les ignorer à ce point lorsque se produisent ces douloureux événements de mer qui ne leur ressemblent pas (et donc les meurtrissent plus que quiconque) est inadmissible et désinformant! Tout simplement car c’est d’abord sur eux que l’on peut compter. Songez que c’est le service de 45 000 navires de commerce "tournant" 365 jours et nuits par an et représentant 80 % du commerce mondial, qui est en jeu;
• le vrai talon d’Achille du maritime aujourd’hui – et ça n’est pas faute de l’avoir crié depuis quinze ans – est le manque de personnel qualifié, officiers et matelots spécialisés aux niveaux national et international. Beaucoup d’entre nous pensaient il y a encore quelques années qu’ils quitteraient ce métier vaincus par la complaisance véreuse, tant ils attendaient de vraies mesures qui ne venaient pas, ou pas assez. Mais "l’espoir a changé de camp, le combat a changé d’âme". En effet même s’il y a et y aura sans doute encore des bavures, il est devenu évident que la garde de la sécurité maritime monte. Certes il faudra encore 5, peut-être 10, ans pour "y parvenir vraiment", mais l’arsenal mis au point s’annonce d’une efficacité redoutable, d’ailleurs "le marché" lui-même – c’est une "première" historique – le confirme par le niveau des taux de fret.
Autrefois la solution consistait à s’aligner plus ou moins sur la complaisance, et à le faire ouvertement, au nom de la nécessité, toujours éminente d’ailleurs, d’être compétitif… Aujourd’hui ceux qui pratiquent encore la vraie complaisance (celle des comportements) se taisent et se cachent. Le terrorisme intellectuel a changé de camp: ceux qui parlent sont les militants de la qualité. Et les nuances entendues ici ou là expriment essentiellement et seulement le souci d’éviter que des attitudes trop extrêmes aient des effets pervers. Oui, on s’éloigne régulièrement, hic et nunc, de ce monde où "prospéreraient les voyous" et auquel il est si habituel (et pourtant de plus en plus erroné) de se référer après chaque sinistre important. Il appartenait à l’Institut français de la mer, préoccupé avant tout de l’intérêt général maritime et dont la priorité "sécurité maritime" rigoureuse est bien connue, d’en témoigner publiquement. Ne serait-ce que pour que les bons opérateurs maritimes, les armateurs vertueux, les navigants consciencieux, les acteurs maritimes de qualité se sachent reconnus… et les inviter à poursuivre inlassablement leurs efforts. Une bouteille à la mer en quelque sorte!