La Turquie, puissance maritime régionale

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La Turquie, qui compte 75 millions d’habitants, apparaît à bien des égards comme une nation d’avenir à la hauteur de bien des pays émergents. La crise économique du début de la décennie est effacée par une croissance remarquable et un climat relativement stable même si la vie politique nationale et les relations avec les voisins ne sont pas simples(1). L’assainissement financier et le rétablissement de la confiance internationale permettent à la Turquie de donner la pleine puissance à son remarquable tissu économique et à son dynamisme commercial qui depuis 1996 bénéficie d’un accord de libre-échange avec l’UE.

Pays libéral, mais marqué par un certain étatisme (20 % de l’activité industrielle et bancaire), la Turquie possède à la fois une poignée de holdings multisectorielles dominant les grands secteurs nationaux et un très large panel de PME-PMI capables de répondre à un marché diversifié et en voie d’internationalisation. À l’ancienne base agricole et de l’industrie textile (qui résiste à la pression chinoise), s’est ajoutée une large palette d’activités industrielles comme le BTP, la sidérurgie, l’électroménager, l’automobile et la construction navale. Au final, la croissance est au rendez-vous avec 9,9 % en 2004, 7,6 % en 2005 et 5 % en 2006.

Privée de ressources énergétiques et encore largement dépendante des importations pour beaucoup de produits, la Turquie s’affirme néanmoins comme une puissance régionale grâce à sa population, sa force militaire et maintenant son économie. Depuis la fin de l’URSS, le pays a retrouvé son rôle de plaque tournante de plusieurs espaces en recomposition politique et économique: les Balkans de plus en plus intégrés à l’UE, la Russie qui réaffirme sa puissance, l’Asie Centrale au cœur des enjeux énergétiques et le Proche-Orient en pleine tension, mais non dénué de potentiel.

Les trafics maritimes témoignent du développement économique et des échanges internationaux du pays. Ainsi, entre 2003 et 2006, les trafics de conteneurs ont été portés de 2,5 MEVP à 3,8 MEVP. En 2006, les voitures neuves exportées atteignaient le chiffre de 766 000 unités, les échanges ro-ro avec les pays de la mer Noire et l’Italie représentaient 240 000 unités de fret roulant. Les importations de vracs liquides énergétiques par voie maritime représentaient 22,5 Mt en 2005 alors que la filière sidérurgique importe par les ports 45 Mt de charbon, de minerais et de ferraille et exporte 10 Mt de produits métallurgiques.

La Turquie, par sa position géographique, est aussi une voie de passage. Depuis le Traité de Montreux de 1936, les détroits des Dardanelles et du Bosphore – bien que situés dans les eaux nationales turques – sont considérés comme des routes internationales, garantissant ainsi la liberté de passage et de navigation. Le quatrième passage le plus emprunté au monde, les détroits turcs et plus spécifiquement le Bosphore sont d’une navigation délicate (dont le pilotage n’est obligatoire que pour les plus gros navires) et l’augmentation du trafic s’accompagne de celle des accidents (2).

La croissance des trafics portuaires de la mer Noire et notamment les exportations de pétrole brut de Novorossisk ont provoqué une forte augmentation du trafic des détroits au point d’inquiéter de leur possible congestion. La menace environnementale sur la région d’Istanbul est permanente. Le futur oléoduc gréco-bulgare initié par les compagnies russes soulagera la croissance des flux pétroliers régionaux. En revanche, la Turquie abrite un oléoduc pour la production azérie vers le terminal de Botas/Ceyhan dans le Sud-Est du pays (1 768 km de pipe line, 1 million de barils jour).

UN TISSU PORTUAIRE EN RECOMPOSITION

La façade maritime turque est particulièrement longue puisque le pays forme un vaste rectangle bordé sur 8 300 km par la mer Noire au nord, la mer intérieure de Marmara et la mer Égée et la Méditerranée orientale (3). Au Sud-Est, Mersin et Iskenderun alimentent la capitale Ankara et l’Est anatolien alors que le port de Bota /Ceyhan exporte du brut. Le grand port de la côte ionienne est Izmir, flanqué de deux ports spécialisés (Aliaga pour le pétrole d’importation, Cesme pour les trafics ro-ro). Sur la mer Noire, Samsun et Trabzon ont des hinterlands limités alors que Eregli est uniquement lié à la sidérurgie et Zongulgak au transbordement vers l’Ukraine.

La mégapole d’Istanbul dispose de deux sites majeurs, Ambarli sur la rive européenne et Haydarpafla sur la rive asiatique. Dans la même région, plusieurs ports sont actifs tel le port roulier de Pendik, celui de Gemlik proche de Bursa et surtout de Derince/Izmit. Plusieurs projets portuaires autour de la conteneurisation sont en cours dans la région. Actuellement, le port le plus efficient est celui d’Ambarli avec trois terminaux gérés par des entreprises turques (Marport/Arkas, Kumport, Mardas). Cependant, il est à l’opposé de la grande région économique située sur la rive asiatique jusqu’à Izmit. Le franchissement des deux ponts et de la métropole stambouliote renchérit beaucoup les pré post acheminements locaux. À terme, un tunnel ferroviaire permettra de faciliter les échanges entre les rives.

Le port de Haydarpafla est limité par son ancrage dans l’espace urbain de la rive asiatique et devrait à terme disparaître. Plusieurs projets sont en cours à l’est de la mer de Marmara, d’autant plus que les trafics des ports de cet espace sont appelés à passer entre 2006 et 2012 de 2,2 MEVP à 6,8 MEVP (4). DP World a acquis un site à Yarimca/Gebze dans la baie d’Izmit pour ouvrir un terminal en 2008 alors que le site de Sedef/Dilovasi va être modernisé par le group Yildirim pour la conteneurisation. Dans la même région, le groupe turc Arkas va ouvrir le premier grand terminal (Zeyport) pour véhicules neufs en partenariat avec Mitsui sur le site de Yenikov/Gölcük à proximité de la grande zone où se concentre la construction automobile. En revanche, un autre projet du groupe Arkas pour les conteneurs dans la région (Gebze/Belde) est en attente.

Par ailleurs, la Turquie mène depuis plusieurs années une privatisation des terminaux. Une première vague a été menée dans les années quatre-vingt-dix notamment des terminaux spécialisés de la Direction Maritime (TDI) qui n’a gardé que sept ports mineurs sous sa tutelle. Il reste aussi dans le giron public les terminaux exploités par les Chemins de fer turcs (TCDD) privatisables depuis janvier 2005 (Haydarpafla/Istanbul, Izmir, Derince/Izmit, Bandirma, Mersin, Iskenderun, Samsun). En 2005, à l’issue de deux processus différents, PSA et son allié local Akfen ont obtenu les terminaux de Mersin et de Iskenderun mais en raison de la proximité des sites, les privatisations ont été suspendues à une décision du conseil d’État, aujourd’hui accordée (voir encadré). De son côté, le terminal conteneur du port Alsancak/Izmir, après plusieurs retards, est en voie de privatisation avec la remise en mars 2007 des propositions de quatre groupes: PSA et HPH avec leurs alliés locaux ainsi que deux sociétés turques Arkas et Celebi group.

Si PSA et DP World ont déjà engagé leur développement en Turquie, les autres grands acteurs du conteneur sont discrets. A.P. Møller a choisi dans la région un hub stratégique à Port Saïd et un positionnement régional à Constantza. HPH qui s’est engagé aussi en Égypte voudrait se renforcer plus au nord. MSC utilise plusieurs ports tels Limassol, Beyrouth, Ambarli, tout en utilisant Le Pirée comme plate forme pour l’Est de la Méditerranée, mais son départ est annoncé après la grève du début 2007. Enfin, CMA CGM ne s’est engagé qu’à Beyrouth.

LA FLOTTE TURQUE ET SES PRINCIPAUX ARMEMENTS

L’administration turque, dans les années quatre-vingt-dix, a encouragé la croissance de la marine marchande en accordant des dégrèvements d’impôt aux compagnies enregistrant leurs navires sous le drapeau turc. En janvier 2006, la flotte turque, qui comptait 840 navires (5), de plus de 300 tonnes brutes, représente 2 % de la flotte mondiale avec en moyenne des unités relativement petites. Sous deux registres différents (national et international), la Turquie se situe à la 24e place internationale. Cette flotte est pour moitié constituée de vraquiers et pour un cinquième de pétroliers.

La flotte turque participait, selon les statistiques nationales en 2005, pour 24 % des échanges maritimes du pays, la proportion étant supérieure pour les imports (25,1 %) que pour les exports (20,4 %). Le commerce maritime turc s’internationalise puisqu’en 1996 la proportion nationale était encore de 39 % et en 2002 de 33 %. La conteneurisation est notamment très peu maîtrisée par les opérateurs turcs (9 % en 2004) à l’inverse complet du roulier de transbordement devenu un des fers de lance de l’activité de transport de la Turquie.

La conteneurisation nationale turque est limitée, mais dynamique. Issu du monde maritime, le groupe Arkas, présent dans le secteur de la consignation, de la manutention et de la logistique, possède son propre armement depuis 1996, East Mediterranean Express Service (EMES), classé au 57e rang mondial, actif uniquement en Méditerranée. (60e), fondé en 1997. Là encore, il s’agit d’un groupe familial, Kalkavan, à l’activité diversifiée, dont la construction navale. Turkon non seulement opère des lignes vers l’Europe du Nord et les États-Unis, mais a créé en 1994 Turkon Emissionhaus, entité allemande de Hambourg chargée de développer les participations et la gestion des navires. Dernière compagnie active, la société Mardas qui possède son propre terminal à Ambarli.

Les acteurs turcs évoluent à l’échelle d’un pays encore modeste du transport maritime international, mais qui peut gagner de l’importance dans la zone d’échange Méditerranée – mer Noire en plein développement. Les analyses internationales promettent pour la conteneurisation un triplement des trafics portuaires d’ici dix ans pour l’Est méditerranéen et la mer Noire. Les Turcs peuvent représenter sur beaucoup de marchés émergents (Ukraine, Géorgie, Algérie, Libye) une alternative aux grands opérateurs européens.

Le monde maritime turc est présent dans les vracs liquides et/ou secs avec notamment les armements Dunya Shipping (plus gros opérateurs), Geden Lines, Besiktas Shippping, Yasa Shipping, Kaptanoglu Group, Eregli Shipping, Turkish Cargo Lines. Un certain nombre d’entre eux sont engagés dans des commandes importantes de navires en Turquie et en Asie.

La Turquie a particulièrement développé son transport roulier. Avec l’ouverture de l’ex-URSS, les liaisons de transbordement se sont développées avec le nord de la mer Noire, Skadovsk et Odessa en Ukraine, Novorossisk et Sotchi en Russie, Poti en Georgie. Surtout en 1993, face aux conflits en Yougoslavie, les acteurs du transport routier turcs ont créé un service de contournement maritime de la péninsule balkanique. Sous le nom d’UND Ro-Ro puis UN Ro-Ro, cet opérateur regroupe aujourd’hui quatre sociétés utilisant huit unités neuves (6) pour les lignes entre Trieste et les ports de la région d’Istanbul, Pendik et Ambarli. Une autre compagnie alliée, Ulusoy, assure elle, depuis 2000, le service entre Trieste et Cesme.

UN Ro-Ro met en œuvre une solution extrêmement originale. La route maritime entre Trieste et Istanbul est relativement longue (52 heures), mais est intégrée à la logistique des transporteurs turcs. Le trafic se compose à parts égales de semi-remorques et d’ensembles routiers, cependant ces dernières voyagent sans leurs chauffeurs qui utilisent un service aérien entre Trieste et Istanbul. Par ailleurs, depuis 2006, un service ferroviaire complémentaire est mis en œuvre au travers de l’Autriche vers la frontière allemande. Le développement en Méditerranée occidentale est encore en question, cependant au printemps 2007, UN Ro-Ro et Grimaldi Napoli ont décidé d’optimiser leurs réseaux respectifs.

LE DYNAMISME DE LA CONSTRUCTION NAVALE

La Turquie développe très rapidement son industrie navale qui n’a pris son envol que dans les années quatre-vingt en profitant du déclin des constructeurs européens. Le site principal localisé dans la petite baie de Tuzla à l’est d’Istanbul concentre la presque totalité de la construction turque. Pas moins de 36 entreprises sont localisées dans un demi-cercle de 6,3 km. Face à la congestion de Tuzla, le site de Yalova sur la rive opposée de la baie d’Izmit va être développé (avec là encore une quarantaine d’entreprises) ainsi que d’autres régions (Adana sur la Méditerranée, Eregli sur la mer Noire).

Le bilan de la construction navale turque est remarquable puisque le pays est passé de la 16e place mondiale en 2003 à la 8e au début 2007. En octobre 2006, les chantiers turcs avaient en commande 200 unités représentant 1 675 000 tbc. Ce carnet est basé sur une addition de secteurs de niches: petits chimiquiers et pétroliers (7) de moins de 25 000 tpl, porte-conteneurs de 2 000 EVP, cargos cimentiers, remorqueurs, navires de pêche, mega yachts. Un certain nombre de ces chantiers assurent aussi des travaux de maintenance et de réparation.

La moitié de cette production est destinée au marché national, l’autre partie essentiellement pour des petits armements spécialisés européens qui apprécient la proximité géographique de ces constructeurs. Le secteur a le soutien d’un tissu bancaire conséquent d’une dizaine de banques dont les deux leaders sont Denizbank (groupe Dexia) et Garantibank. Ce tissu bancaire peut financer les projets de construction navale, mais le monde maritime turc souhaiterait un système de type allemand (KG). Le gouvernement turc ne souhaite pas mettre en place ce type de financement en raison des déductions fiscales importantes qu’il nécessite.

Le secteur est extrêmement positif pour son avenir avec une ambition d’être au 1er rang européen et au quatrième rang mondial. Déjà, depuis 2003, la construction navale turque a doublé son personnel (28 500 en 2006), son nombre de chantiers (62) et sa capacité de production (1,4 Mtpl). Pour ce faire, la production va vers une montée en gabarit des capacités de construction de navire capsize. Déjà les carnets de commandes seraient pleins jusqu’en 2010 et des armateurs turcs doivent passer commande en Asie notamment pour les unités les plus grandes.

Quel sera le destin maritime de la Turquie? Il s’agit bien d’une économie émergente de moyenne importance comme le Viêt-nam, l’Afrique du Sud ou la Malaisie. Le secteur maritime est relativement bien développé, mais contrasté. La construction navale est de rang international dans un contexte mondial positif. Grâce à une palette de niches, le tissu portuaire doit rapidement s’adapter pour répondre à la demande nationale et aux attentes des opérateurs. La privatisation des terminaux à conteneurs et la réalisation de nouveaux sites devraient intégrer plus la Turquie au système portuaire mondial.

Le secteur du transport maritime parait plus en retrait. Les opérateurs turcs sont établis sur des bases de marché national (vracs, roulier) alors que les petits opérateurs du conteneur doivent trouver leur place dans un secteur dominé par les méga carriers pour qui un pays comme la Turquie représente une source nouvelle de développement. Le pays possède quelques atouts. L’absence de rente énergétique oblige le pays à se concentrer sur le développement industriel et commercial dans un contexte géopolitique favorable notamment vis-à-vis du grand marché européen au profit des industries maritimes de services et de fournitures.

* Institut supérieur d’économie maritime.

1) La question chypriote pèse notamment sur les relations extérieures de la Turquie, d’autant plus que depuis l’adhésion de l’île à l’UE, l’interdiction d’escale pour les navires chypriotes dans les ports turcs est inadmissible pour les Européens. La partie nord de Chypre, dont l’indépendance n’est reconnue que par la Turquie, fait l’objet d’un trafic maritime spécifique.

2) Entre 1998 et 2003, il a été répertorié 608 accidents dont 54 % étaient des collisions et 27 % des échouements. 95 % des accidents se sont déclarés en l’absence de pilote.

3) André Vigarié, "Les ports turcs", Journal de la Marine Marchande 3 et 10 mars 2006. Fiche de synthèse des Missions économiques du MINEFI "Infrastructures portuaires et transport maritime en Turquie".

4) Containerisation International, avril 2007.

5) La qualité de la flotte turque est souvent en question notamment au travers du Port State Control et dans les statistiques d’inspection et de détention (MOU Paris) elle était mal classée en 2005.

6) UN Roro a fait construire douze navires au chantier allemand Flensburgers Schiffbau Gesellsschaft soit un investissement de 700 M€. Les quatre derniers navires livrés sont d’un gabarit important avec 3 700 ml. Quatre unités sont encore à livrer ou construire.

7) Une grande partie de la flotte de Fouquet Sacop est ainsi construite en Turquie chez Yardimci shipyard.

HPH et PSA remportent deux concessions

En mai, les deux ports de Mersin et d’Izmir ont été attribués à des groupes internationaux de manutention. Le 4, Hutchison Ports Holding a remporté la concession du port d’Izmir, en co-entreprise avec Global Yatirim Holding et EIB, des sociétés turques. Les autres groupements concurrents malheureux à ce port sont Babcock & Brown, le consortium formé par PSA et Akfen, et, enfin, celui entre Alsançak, Limak et Baticim Bati (des sociétés turques). Après Izmir, ce fut au tour du terminal à conteneurs de Mersin de se voir privatiser. Il a été concédé, le 12 mai, au groupement formé par PSA (Port of Singapore Authority) et le turc Akfen.

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