L’Île de la Cité à Paris n’est pas plus agitée qu’à son habitude. Avocats, magistrats et prévenus se bousculent devant les sas d’entrée du Palais de justice de Paris pour assister à leur procès.
Devant les grilles, deux groupes ont déployé une banderole: l’association des bénévoles de l’Érika et Mor Glaz. Les forces de l’ordre attendaient plusieurs mouvements écologistes. Ils n’ont peut-être pas osé braver les forts vents parisiens de ce lundi midi.
À l’intérieur du Palais, dans la salle des Criées, les avocats forment la majorité de la foule. Ils s’adonnent à leur jeu favori; quelques effets de manche devant des télévisions et des radios avant d’entrer dans la salle.
"Mesdames et messieurs, la Cour." Jean-Baptiste Parlos ouvre les débats d’un procès qui s’annonce long. Quatre mois de procédure s’ouvrent.
Le président du tribunal a commencé par rappeler à chaque prévenu les délits pour lesquels ils sont accusés. Tous sont accusés soit de délit non intentionnel de pollution, soit de mise en danger de la vie d’autrui, soit de délit volontaire d’abstention de combattre un sinistre. Sur le premier délit, plusieurs sociétés sont renvoyées devant le tribunal: Total Fina, devenue Total Fina Elf puis Total SA, Total Transport Corporation, Total Petroleum Service et le Rina, la société de classification italienne. Les personnes physiques accusées de ce délit sont au nombre de sept: Bernard Thouilin, responsable des affaires juridiques et de la sécurité maritime de Total, le capitaine Karun Mathur, commandant l’Érika au moment des faits, Gianpiero Ponasso, en sa qualité d’ingénieur en chef du bureau de classification du Rina, Giuseppe Savarese, comme armateur du navire, Antonio Pollara, en sa qualité de gestionnaire de l’Érika de la société Panship, Mauro Clemente et Alessandro Ducci, tous deux, respectivement directeur financier et gérant, de la société Amarship, exploitant commercial de l’Érika. Le délit de mise en danger de la vie d’autrui vise les vies concernées par celles de l’équipage. Cette faute vient en complément du délit de pollution. Il vise le capitaine du navire, l’armateur, Giuseppe Savarese, Antonio Pollara, Gianpiero Ponasso ainsi que le Rina. La société Total SA et Bernard Thouilin sont renvoyés devant le tribunal par le juge d’instruction alors que le parquet avait demandé un non-lieu. Enfin, le délit d’abstention volontaire de combattre un sinistre concerne Éric Geay, en qualité d’officier de suppléance de l’État Major, Michel de Fresse de Monval, son supérieur hiérarchique, chef du centre opérationnel de la Marine nationale à Brest, Jean-Loup Velut, chef de la division de l’Action de l’État en mer et Jean-Luc Lejeune, officier de permanence sur le Cross Etel le soit des faits.
EXCEPTION D’IRRECEVABILITÉ POUR IMMUNITÉ DU RINA
Le premier coup d’éclat de ce procès est intervenu dès l’ouverture avec l’absence remarquée du capitaine du navire, Karun Mathur. Il fait actuellement l’objet d’un mandat d’arrêt international.
Dès le premier après-midi, plusieurs points de procédure ont été relevés. L’avocat du Rina, Me Olivier Metzner, a d’emblée entamé les débats en soulevant une exception d’irrecevabilité pour immunité de son client. Le défenseur de la société italienne a rappelé que le Rina a été créé en mars 1999. "Cette modification de structure n’est en rien une combine pour échapper à ses responsabilités, mais plutôt une obligation qui lui a été faite par une directive européenne de changer son actionnariat dans lequel l’État était largement présent." Les avocats des parties civiles ont répondu que le Rina "héritait" du passé de la précédente structure juridique. Autre motif invoqué par l’avocat du Rina, l’immunité diplomatique. Cette dernière est accordée, par les juridictions françaises, à toute personne ou société qui agit dans une mission de service public, a rappelé Me Olivier Metzner. "Pour que cette immunité ait une base légale, il est nécessaire que l’État donne un pouvoir de puissance publique à une société de droit privé." Et en l’occurrence, selon le défenseur de la société de classification italienne, lorsque l’État maltais intervient pour certifier les navires du pavillon, elle entre dans le cadre d’une délégation de pouvoir public. Et l’avocat, entre deux effets de manche, de citer une jurisprudence de la Cour de cassation qui rappelle qu’une société de droit privé peut bénéficier d’une délégation de service public. Il va plus loin en citant l’arrêt du Conseil d’État du 23 mars 1983. Ce dernier a indiqué que le Bureau Veritas peut bénéficier d’une immunité lorsque dans une mission relevant normalement du pouvoir régalien, il les exécute pour le compte de l’État. En recevant une délégation de Malte, le Rina peut invoquer cette immunité. "Si je n’ai pas eu cette délégation alors je ne suis rien, relaxez-moi. Si je suis détenteur du rien, le rien ne peut apporter rien d’autre que rien", a continué Me Olivier Metzner.
Et il conclut en demandant au tribunal d’ordonner une fin de non-recevoir pour le Rina. "Rendez un jugement avant dire droit. Le procès a lieu et il est déjugé", termine-t-il.
Les avocats des parties civiles se sont réparti la tâche de répondre. S’agissant du lien entre l’État maltais et le Rina, permettant à ce dernier de bénéficier d’une immunité, les parties civiles ont répondu que le Rina a entamé devant les tribunaux italiens une procédure pour être jugé dans son pays. "Le tribunal suprême italien a rendu son jugement: l’ordre judiciaire français est compétent. Alors, pourquoi aller aujourd’hui demander une immunité quand le Rina était prêt à être jugé dans son pays? s’est interrogé un avocat des parties civiles. De plus, a continué l’avocat, retenir l’immunité du Rina reviendrait à un déni de justice." Et le défenseur du Conseil général du Morbihan d’enfoncer le clou: "Le Rina est intervenu dans le cadre de contrat de droit privé. En France, les contrats de droit privé relèvent des juridictions privées. De plus, rien dans les documents ne permet de justifier d’une délégation."
Le procureur de la République a aussi plaidé en ce sens. Il conteste l’immunité.
Me Souliez-Larivière, avocat de Total SA, a pour sa part, observé les "imprécisions de la poursuite". L’avocat s’est étonné de l’attitude des parties civiles à vouloir "absolument transformer le droit pour faire bouger les choses". Selon le défenseur du pétrolier français, la procédure a rendu la situation inextricable pour la société et les personnes appelées devant le tribunal.
Par ailleurs, Me Souliez-Larivière a soulevé plusieurs contradictions entre les conclusions du parquet et celles du juge d’instruction. Il cite, pêle-mêle, les règles du vetting, illégales pour le juge d’instruction, mais pas pour le Parquet et celles sur l’affrètement au voyage qui sont claires pour le juge, et non pour le Parquet. Et de conclure qu’un "procès équitable doit permettre à chaque personne poursuivie de savoir sur quoi elle l’est précisément". Les défenseurs des parties civiles se sont alarmées d’avoir reçu les conclusions du défenseur de Total que tardivement.
Me Corinne Lepage, représentant plusieurs communes du littoral atlantique, a confirmé avoir reçu le jour même (le 12 février), les conclusions de l’avocat de Total. Me Soulez-Larivière s’excuse et explique ce retard lié à "un incident informatique à son bureau". Le conseil de Total a, ensuite, soulevé la nullité des poursuites concernant la mise en danger d’autrui.
Après quelques autres plaidoiries de parties civiles sur ces questions, le Ministère public a requis le rejet de toutes ces demandes et de joindre les incidents au fond. Les défenseurs de Giuseppe Savarese et de Antonio Pollara ont aussi soulevé une demande d’irrecevabilité de procédure s’agissant de la mise en danger d’autrui.
Selon les avocats, aucun texte ne réprime les délits causés dans la zone économique exclusive. "La convention internationale Solas (Safe of life at sea) renvoie aux États le soin de prendre des mesures pour appliquer. Solas est insuffisant", ont répété, d’une même voix, les deux défenseurs. "Quelle règle s’applique alors?", a continué l’avocat de Giuseppe Savarese. Il n’a pas demandé de nullité de la procédure. Il souhaite que le tribunal l’informe précisément des motifs et de la base légale des accusations portées à l’encontre de son client.
Après audition des parties, le président du tribunal a levé l’audience jusqu’au lendemain. À 19 h 30, l’ensemble des prévenus et des plaignants quitte la salle. Les premiers empruntent une porte dérobée pour éviter une confrontation avec les quelques journalistes restés sur place. Les avocats pour leur part, viennent déjà diffuser leurs premiers commentaires.
La première journée s’achève avec un sentiment de démarrage sur les "chapeaux de roues".
LE "VETTING" AU CENTRE DES DÉBATS
Dès le lendemain, le juge reprend la procédure. Il demande que les deux requêtes des parties défenderesses soient jointes au fond. Elles seront traitées dans le jugement final. La journée sera consacrée à la lecture d’une note interne de Total signée de Bernard Thouilin. Datée de 1998 et saisie chez Total, la note interne contient une mise en garde sur les risques judiciaires que présentait l’affrètement de navires pour le transport de produits pétroliers. La compagnie pétrolière a rappelé qu’il n’était pas légalement de son ressort de contrôler l’état du navire. Les parties civiles ne partagent pas cette analyse, en rappelant que cette note indique que les juges ont tendance à mettre en cause la responsabilité des donneurs d’ordre. "Le risque est grand de voir les juges se livrer, en l’absence de texte, à des contorsions juridiques pour mettre en cause celui qui dispose de la puissance économique […]", ajoute la note. À la barre, Bertrand Thouilin, jugé aussi dans le procès à titre personnel, a convenu: "Le moins que l’on puisse dire, c’est que c’était prémonitoire." Le grand invité de ce second jour fut le vetting. Procédure de contrôle des navires par les sociétés pétrolières, le vetting a fait l’objet de nombreuses interrogations par le président du tribunal.
Bernard Thouilin a rappelé que le vetting se rapproche de l’auscultation. "Ce terme se rapproche de vétérinaire", a déclaré le responsable de Total. Et un avocat des parties civiles rétorque, "quand on envoie le vétérinaire, n’est-ce pas que l’animal est fort malade?".
Le procès en quelques chiffres
– L’ouverture du procès le 12 février laisse augurer d’une procédure longue. Les débats devraient durer jusqu’au 13 juin. Ensuite, le tribunal délibérera et devrait, selon les premières estimations, rendre son jugement en septembre.
– La 11e chambre de la 4e section en charge de cette affaire est composée par: Jean-Baptiste Parlos, président; Gilles Guigesson, vice-président, assesseur; Caroline Propseri, juge, assesseur; Paul Huber, assesseur suppléant. Le ministère public est représenté par Marjorie Obadia et Laurent Michel, tous deux vice-procureurs.
– Prévenus: ils sont au nombre de 15, dont 11 personnes physiques et 4 personnes morales.
– Partie civile: elles étaient 74, le 25 janvier. Lors de la première journée, le président du tribunal a constaté plusieurs désistements. Selon un premier décompte, il en reste encore 70; certaines se sont déclaré le matin de l’audience.
– Avocats: ils sont 92, dont 52 pour les prévenus et 40 pour les parties civiles.
189 tonnes de documents
Le dossier du procès Èrika pèse 189 t entre les différentes pièces et annexes. Il tient sur 10 Cd-roms. À imaginer que ce dossier doive déménager, il faudrait huit camions pour l’emporter.
Un coût de presque 600 000 €
Le procès coûtera environ 600 000 €. Les frais d’interprétariat s’élèvent à 280 000 €. Ils interviennent pour les prévenus: six parlent italien, un parle hindi et anglais. De plus, un témoin parle néerlandais. Les frais de sonorisation de la salle du tribunal coûteront 180 000 €. Enfin, 120 000 € sont réservés pour l’installation d’une salle de presse dans la salle des pas perdus du 5 mars au 18 mai. Ces derniers sont pris en charge par le service de communication du ministère de la Justice.
Un calendrier à géométrie variable
Le président du tribunal a donné une première esquisse de calendrier pour ces quatre mois de procédure. Il a rappelé que cet agenda est susceptible de modifications en fonction des incidents de procédure. Les premières journées sont consacrées aux règles de procédure. Ensuite viendra le temps du rappel des faits. Dès le mois d’avril, interviendront les témoins et les experts. Au titre de ces derniers, Jean-Yves Le Drian et Henri de Richemont seront appelés à la barre le 22 avril. Les régions ont fait appel à plusieurs experts du droit maritime et notamment, Jean-Pierre Beurrier et Martin N’Dende. Patrick Decavèle, directeur de Broström France et ancien président d’Armateurs de France, sera appelé à la barre comme témoin de Total SA. La phase de l’audition des témoins devrait se dérouler jusqu’au 16 mai. Les différentes parties procéderont après à leur plaidoirie. Le jugement est attendu pour le mois de septembre.
Partie de campagne au procès
La campagne présidentielle s’est invitée au procès Érika. Ce fut, chronologiquement, Dominique Voynet, candidate des Verts, qui a fait un rapide passage. Elle est venue soutenir les différentes associations de bénévoles qui manifestaient devant les grilles du Palais de justice. Un passage bref puisqu’elle n’a pas pris le temps d’entrer, “aussi bref que sur les plages de l’Atlantique après la pollution de l’Érika”, s’est même risqué un avocat qui la regardait partir. Dans la salle du tribunal, Philippe de Villiers, président du Conseil général de Vendée, et partie civile, a assisté à la première partie de l’après-midi avant de quitter, dès 15 h 30 le tribunal, appelé à d’autres missions, a indiqué un de ces proches. Au Parti socialiste, le représentant de la Région Poitou-Charentes, a été jusqu’à indiquer que la candidate du parti socialiste pourrait venir dans les prochains jours. “Elle suit de près le déroulement des débats et pourrait venir assister un de ces jours au procès comme partie civile”, a indiqué son avocat aux journalistes présents. Le second jour, ce fut au tour du candidat José Bové de se présenter dans la salle des Criées pour venir “soutenir les victimes de la pollution”. Le candidat à l’élection présidentielle s’est inquiété d’entendre Total demander la relaxe. Il a profité de ce déplacement pour demander que l’affréteur soit civilement et pénalement condamné.
Parmi les autres personnalités présentes à ce procès, citons Alain Malardé de la Confédération maritime, Jo Le Guen, célèbre défenseur des causes maritimes, ou encore Alain Bougrain-Dubourg pour la Ligue de protection pour les oiseaux; ils sont venus exprimer leur désir de voir enfin admettre un “préjudice écologique”. Si le premier jour des débats a été un “salon où il fallait se montrer”, les jours suivants n’ont pas eu les mêmes répercussions médiatiques. Le procès passe en vitesse de croisière et suscite un peu moins l’intérêt.