Le bassin d’essais des carènes a cent ans

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En 1852, l’ingénieur français Reech démontra la possibilité de prédire la résistance d’un navire au frottement de l’eau à partir de mesures sur modèle. Mais, il faudra plus de cinquante ans pour passer de la théorie à la pratique. La machine à vapeur et l’hélice ont permis aux architectes navals d’établir des relations, empiriques et mesurables, entre le déplacement du navire, sa vitesse et sa puissance propulsive. Pour progresser, il a fallu étudier, sur des maquettes et séparément, la résistance hydrodynamique et le rendement des hélices. Le Britannique Froude, ignorant les travaux de Reech, établit en 1869 les lois de comparaison entre modèle et réel et parvient à convaincre l’Amirauté et les architectes navals de leur bien-fondé et de la nécessité des "bassins d’expériences". Très vite, les Marines militaires et les armateurs britanniques, italiens, allemands, russes et américains en comprennent tout l’intérêt et en financent la construction. En France, le "Bassin d’expériences de la Marine" voit le jour au début du XXe siècle à Paris dans le premier bâtiment en béton armé de France, sous l’impulsion de l’ingénieur du génie maritime Émile Bertin (1840-1924). Devenu "Bassin d’essais des carènes", il est transféré en 1988 au site du Val-de-Reuil (30 km de Rouen), qui a ouvert ses portes à la presse le 14 décembre 2006.

LES ESSAIS DE HOULE

Une mer forte peut mettre en péril la sécurité d’un navire et de son équipage.

Une houle arrivant de trois quarts sur un petit navire est plus dangereuse que par son travers et peut conduire à son chavirement. Il en est de même s’il se trouve sur la crête d’une vague. Lorsque la longueur d’onde des vagues venant de l’avant est proche de celle d’un grand porte-conteneurs se déplaçant à une certaine vitesse, celui-ci peut perdre une partie de son chargement à cause du "roulis paramétrique" (JMM 27-10-2006, p. 26). Pour atténuer les effets de la houle, il faut donc les étudier sur la carène, partie de la coque en dessous de la surface sur une eau calme à vitesse nulle. Les mesures des pressions sur elle et leurs validations expérimentales permettent de calculer l’endommagement du navire et l’impact des vagues sur sa durée de vie. Une tenue à la mer théorique peut être calculée par ordinateur dans des conditions ordinaires, mais pas par mer forte. Il convient donc de procéder à des essais de "modèles" (maquettes à des échelles particulières) en bassin pour évaluer le comportement du navire. L’objectif est de déterminer le point de "non-retour", en vue de donner des conseils sur les conditions de mer, de vitesse et de direction. Les dimensions et équipements (diodes et accéléromètres) de la cuve à houle "Roger Brard" permettent d’étudier ces phénomènes, variables selon les navires. Deux caméras filment la dynamique du modèle lors des mouvements de houle. Pour un bâtiment miliaire, une gîte très importante rend en effet difficile l’évacuation du personnel. Avec un compartiment inondé à la suite d’un tir de missile, d’un attentat d’une collision ou de l’explosion d’une mine, il est encore possible de continuer le combat et, avec deux, de rentrer au port le plus proche. Une voie d’eau rend très vulnérables les rouliers et ferries équipés de portes avant et arrière. Dans le cas d’un pétrolier, il s’agit de savoir combien il reste de temps pour transférer sa cargaison. Un modèle des bâtiments de projection et de commandement (BPC) Mistral et Tonnerre a servi à l’analyse de leurs limites opérationnelles, selon l’état de la mer et les directives de la Marine nationale, et à modifier leurs caractéristiques en prévision de théâtres potentiels d’opérations où les houles sont très importantes. Un BPC embarque des chalands de débarquement de troupes et de matériels dans son radier… susceptible de connaître lui aussi une tempête! La houle externe en provoque une à l’intérieur, qui fait s’entrechoquer les chalands. Pour l’éviter, une cloison d’un mètre de haut se redresse dans le radier et empêche la formation de vagues. En outre, lors de l’évacuation des chalands, le contrôle de la porte arrière supprime le lien entre l’intérieur et l’extérieur du radier. Enfin, la cuve à houle permet d’étudier les oscillations d’un sous-marin en surface, qui "roule" comme un tonneau. Le roulis du futur sous-marin nucléaire d’attaque Barracuda est ainsi mesuré selon les différents gisements de houle par rapport à son axe, pour en vérifier les performances et les limites de son utilisation en surface.

LE GRAND TUNNEL HYDRODYNAMIQUE

Le BEC dispose d’un moyen d’essais unique au monde pour l’étude de la cavitation et de la discrétion acoustique des propulseurs navals pour les bâtiments militaires, les navires civils et les sous-marins.

Son grand tunnel hydrodynamique est équipé de dispositifs de mesures acoustiques, de vélocimétrie laser par effet Doppler, de visualisation des écoulements et d’acquisition d’images. Au contact des gouvernails et dans le sillage des pales d’hélices lancées à grande vitesse se produit le phénomène de cavitation. L’eau entre en ébullition à température ambiante en présence d’une très faible pression (20 millibars) sur l’une des faces et crée un tourbillon de vapeur à sa proximité immédiate. Les bulles ainsi formées implosent au contact de l’eau environnante à plus grande pression (quelques milliers de bars). Il s’ensuit un bruit intense et une érosion des matériaux qui, à la longue, peuvent être criblés de trous. Un sous-marin en patrouille ne dépassera pas 17 nœuds pour éviter ce phénomène… et ne pas se faire repérer par les sonars adverses! La réduction de la cavitation est possible, mais pas son élimination totale. Cela explique le secret qui entoure les hélices de submersibles, dont le profil permet d’évaluer ses performances en constante amélioration. Aujourd’hui, les pompes hélices (équivalents des hydrojets) des sous-marins sont composées d’un rotor sous tuyère en aval d’un stator pour augmenter la discrétion acoustique. Celle-ci est aussi étudiée pour les navires de pêche halieutique et les bâtiments océanographiques et de recherches sismiques. Depuis le choc pétrolier des années 1970, les hélices des navires civils sont optimisées en vue d’un meilleur rendement et d’une forte réduction de la consommation de carburant, sans cavitation, ni vibration et à moindre coût. Sur les paquebots, le confort de passagers implique de limiter le bruit des hélices.

C’est possible grâce aux "pods" ou nacelles, placées à l’extérieur du navire et qui intègrent moteur, réducteur et hélice et libèrent de la place à bord. En outre, un pod permet de gagner 15 % en puissance, d’économiser du carburant et d’éviter des rejets dans l’atmosphère. Le BEC participe à la conception de pods pour navires rapides jusqu’à 40 nœuds et équipés d’hélices classiques, d’hélices contrarotatives ou de pompes hélices. Les modèles d’hélices sont fabriqués au 1/10 pour les essais en tunnel. Ce dernier traite aussi des modèles à l’échelle 1, comme les torpilles et les propulseurs individuels pour plongeurs.

LE BASSIN DE TRACTION LE PLUS RÉCENT DU MONDE

Depuis 2004, le BEC est équipé d’un grand bassin de traction dénommé B 600. Ce dernier totalise 3 000 t d’eau, 2 000 t d’acier, une puissance de 2 MW, un débit de 33 m3/s et une pression allant jusqu’à 5 bars, soit 30 t sur chaque paroi. Et pourtant, le visiteur est surpris par le profond silence qui y règne. "Plus c’est grand, plus c’est cher, mais plus on est proche de la réalité", précise un ingénieur du BEC.

Le B600 étudie le comportement complet de l’étrave à la quille. Il peut générer des houles régulières et irrégulières monodirectionnelles jusqu’à 1 m de haut, correspondant à des vagues de 20 m pour une échelle de maquette de 1/20. Pour les besoins de l’analyse statistique, le modèle doit avoir rencontré suffisamment de vagues pendant son parcours pour que l’essai soit jugé représentatif de la répartition entre grandes et petites vagues, rapides et lentes. Pendant les essais modélisés, le temps est compressé par rapport au réel: pour une maquette au 1/25, il est divisé par 5. Pour améliorer la fiabilité de la performance de propulseurs complexes, les maquettes peuvent atteindre 11 à 14 m de long et peser 4 à 7 t. La précision recherchée sur la traînée d’un navire est inférieure à 1 %.

L’architecture navale propose des formes de carènes et l’hydrodynamique les valide. Les essais en bassin sont précédés de simulations numériques sur les formes de carènes et les propulseurs. Sur 20 projets, 1 ou 2 seulement sont testés. Le calcul de la tenue à la mer prend en compte les vagues, le vent, la vitesse du navire, le gisement de houle, le tangage et le roulis. Pour déterminer la zone d’emploi opérationnel du navire, à savoir quand il ne tangue, ni ne roule trop, une dizaine d’ingénieurs procèdent à 80 calculs pour 2 essais/jour.

Une forme originale de bulbe de paquebot permet de gagner sur la résistance au frottement. Augmenter d’un nœud la vitesse du futur deuxième porte-avions représente un gain en ce sens de 5-10 %. Mais, il s’agit de trouver un compromis, car la vitesse de l’avion au décollage dépend de la longueur du pont, de la puissance de la catapulte et de la vitesse du bâtiment.

À l’avenir, selon le directeur technique du BEC Marc Ferrié, la propulsion des navires connaîtra une intégration plus poussée en fonction des besoins du moteur et de l’hélice, en vue d’économiser l’énergie et de réduire le frottement.

Le BEC en chiffres

Le Bassin d’essais des carènes est le centre d’expertise et d’essais de la Délégation générale de l’armement (DGA) en matière d’hydrodynamique et d’hydroacoustique navales. Il est certifié ISO 14001 depuis 2005. Son patrimoine est évalué à 150 M€ et son coût annuel d’intervention à 10 M€. Le maintien en condition opérationnelle et l’achat des nouveaux équipements d’essais reviennent à 1,5 M€ par an. Tout le bénéfice de la vente de services est reversé au budget de la DGA. Les prestations civiles du BEC pour les navires de commerce et bateaux de compétitions sportives sont “indispensables pour sa vie technique et scientifique et ouvrent à d’autres problématiques que celle de la Marine nationale”, précise son directeur technique Marc Ferrié. Fin 2006, le BEC employait 121 personnes, dont 48 cadres répartis en 12 ingénieurs militaires (École Polytechnique et École nationale supérieure des ingénieurs des études et techniques d’armement), 6 ingénieurs civils fonctionnaires (Études et Fabrication) et 30 ingénieurs contractuels (École centrale de Nantes et docteurs es sciences). Les jeunes ingénieurs militaires, qui changent d’affectation tous les quatre ans, apportent une remise en cause régulière jugée très bénéfique. En revanche, les civils, qui restent plus longtemps, assurent la continuité. Il faut en effet un an pour former un ingénieur diplômé aux spécificités du BEC. Les techniciens, recrutés au niveau bac + 2, ne changent d’affectation au sein de la DGA qu’en fonction de leurs desiderata et des postes disponibles. Au BEC, l’ouverture d’esprit sur le reste du monde, la curiosité et l’inventivité sont indispensables pour la veille technologique. “La réussite est toujours un travail d’équipe. Le succès est inaccessible à ceux qui demeurent isolés” (Roger Brard, directeur du BEC de 1941 à 1969),

L.S.

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