Un très long yard depuis la naissance de la Socoma, une coopérative ouvrière de manutention créée en 1950 pour lutter contre l’influence toute puissante de la CGT sur les quais. Aujourd’hui, il a bien sûr fait valoir ses droits à la retraite. C’est un p.-d.g. bénévole qui du matin jusqu’au soir, après le départ du dernier navire de la SNCM, s’active dans son bureau. "Si j’arrêtais de travailler, je crois que je mourrais", confie-t-il. Depuis onze ans, il préside sans discontinuité le Semfos, le syndicat des manutentionnaires de Marseille-Fos. Un record. Ironie de l’histoire, lorsqu’en 1995, au sortir du long et difficile conflit sur la mensualisation des dockers, il est appelé à cette lourde responsabilité, son entreprise n’était pas adhérente, repoussée par ses pairs du fait de son statut coopératif. Depuis, il a gagné la reconnaissance de la place portuaire.
Charles-Émile Loo a su pacifier une corporation légendaire pour ses luttes sociales. "Quand on parle de grève sur le port de Marseille-Fos, on évoque encore les dockers. Pourtant, la réalité, c’est qu’il n’y a plus de grève de la manutention depuis des années", explique-t-il. À quoi attribue-t-il ce changement d’attitude? "Il fallait leur faire confiance. Je leur ai dit que nous appartenions tous à la même veine." Le message est visiblement passé. Même pour l’application des 35 heures, il n’y a pas eu de mouvement. Les discussions entre les deux parties et les réalités du terrain ont abouti à une double organisation de shift: six heures sur les bassins marseillais, sept heures sur Fos. D’autres aménagements, plus fondamentaux, ont été trouvés. L’irrégularité du trafic rendait difficile la mensualisation au sein des entreprises. En créant le Gemfos puis le Gemest, associations portées par un groupement d’employeurs, la difficulté a été tournée. Ces sortes de BCMO bis où les ouvriers sont mensualisés, représentent autant de réservoirs de main-d’œuvre pour faire face aux pics de trafic.
LE PORT ET LA POLITIQUE, "MA VIE"
La réussite du système de manutention marseillais tient aussi à la personnalité de son président. Ce fils de concierge qui a obtenu son certificat d’études grâce à l’aide de copains émigrés italiens plus doués que lui pour les études, a un profond sentiment d’avoir accumulé toutes les chances dans sa vie. Combattant de la Résistance, cacique socialiste, proche compagnon politique de Gaston Defferre et François Mitterrand, "mes maîtres", adjoint au maire, député, maire de secteur, conseiller régional, député européen… En politique, le CV de Charles-Émile Loo est plus chargé qu’un super porte-conteneurs.
Après l’avoir longtemps écarté du milieu patronal, cette forte appartenance socialiste confère à "Milou", son surnom de toujours, une authenticité singulière. Son parcours exceptionnel, ce mélange de politique et de port, "toute ma vie", a d’ailleurs fini par faire de lui un type atypique après avoir été longtemps un prototype marseillais. Ses costumes et ses chemises sortent des bons tailleurs. Toujours tiré à quatre épingles, il garde pourtant le sens populaire chevillé au corps.
SEUL MANUTENTIONNAIRE DANS L’ENCEINTE PORTUAIRE
Il se dit heureux d’avoir quitté le prestigieux immeuble des Docks où siégeait la Socoma pendant les dernières années. "Les dockers lorsqu’ils y venaient ne se sentaient pas à leur aise. Moi, non plus. J’y partageai les 600 m2, avec la MGM (la grande holding de la manutention marseillaise), c’est elle qui désirait des locaux de prestige." Depuis quelques mois, le groupe coopératif est venu s’installer dans un petit bâtiment appartenant au PAM, sur la Grande Bigue, à quelques pas des chantiers où travaillent les ouvriers dockers de la Socoma. "Je suis le seul manutentionnaire à être installé à l’intérieur de l’enceinte portuaire. Jamais le patronat n’a voulu être si près de ses ouvriers", jubile-t-il.
"Milou, ce n’est pas un vieux monsieur, c’est un monsieur tout court", dit de lui un docker de la place. Celui qui a participé à toutes les luttes, le petit livreur de viandes a dévoré la vie avec appétit jusqu’à devenir riche. Pour avoir reçu et distribué tant de coups (et parfois des mauvais), il connaît la valeur du respect et du sens de l’engagement. Lui qui a commencé sur les quais en combattant la CGT dit aujourd’hui particulièrement estimer les représentants de ce syndicat. "Avant d’étudier une situation, il juge l’homme. Il marche à la confiance", soulignent ses proches. Il est demeuré fidèle à son passé, à son appartenance politique, à ses attaches populaires, à sa ville. "Je suis la dernière entreprise de manutention marseillaise. Les petits-enfants de ceux que j’avais embauchés, il y a 55 ans, viennent d’entrer à la Socoma", se réjouit-il. Il en est fier. Son entourage compte d’ailleurs beaucoup de membres de sa famille. Cette encyclopédie vivante du monde marseillais est régulièrement consultée.
LES ARMATEURS DEVIENNENT DES MANUTENTIONNAIRES
Il a été le premier à tirer la sonnette d’alarme lorsque le trafic en provenance d’Afrique et du Maghreb à commencer à baisser sur les bassins Est. Il est toujours inquiet, mais pense que la communauté portuaire s’est enfin mobilisée sur le problème. La SNCM?
"L’arrivée de Veolia va certainement compter en Méditerranée. Avec leurs moyens, leurs compétences et surtout une volonté bien affirmée, ils occuperont les premières places." Où va Marseille-Fos, que faut-il attendre des terminaux public-privé, des rapports dockers-portiqueurs, de Fos 2XL…? Charles-Émile Loo se montre intarissable: "Le mouvement est irrémédiable. Les armateurs deviennent de plus en plus des manutentionnaires. Ils prennent pied sur terre-plein portuaire. Les choses ont déjà évolué dans le monde. Cela ne fait que commencer chez nous. Marseille-Fos doit trouver une solution globale qui respecte les intérêts des portiqueurs, des dockers et des clients. Il faut surtout aborder la question sans sectarisme, ni idéologie. Sinon on court le risque de voir Marseille-Fos rester en seconde division pour les conteneurs." Il se gardera d’ajouter que les dockers sont disposés à conduire les portiques.
Quand on lui pose la question du secret de sa forme et de sa longévité? Il répond simplement. "Je n’en ai pas. Peut-être parce que j’ai travaillé toute ma vie?"
Présent dans MGM
La Socoman détient 24,5 % de la MGM, holding qui contrôle les deux plus importants manutentionnaires: Eurofos sur les bassins ouest et Intramar (Marseille).
Majoritaire avec 51 % du capital, Port Synergy (CMA CGM et P&O Ports) dirige la manœuvre. “Au début, on m’avait approché pour racheter ces parts. Depuis, nous restons ouverts aux propositions.” À noter, Sea Invest à travers Marseille Manutention (ex-Léon Vincent) possède lui aussi 24,5 % de MGM.
La Socoma, un savoir-faire unique sur le Maghreb
La Socoma (ou groupe Socoman) réalise un peu plus de la moitié de son activité avec la SNCM (54 %) dont il est le manutentionnaire de toujours. Le trafic sur la Corse qu’il faut assurer 365 jours sur 365 représente une bonne part de son activité. Mais la majorité du trafic opéré provient d’Algérie: outre le contingent traité par la SNCM avec l’Afrique du Nord, les armements algériens ENTMV (Entreprise nationale de transport maritime de voyageurs ou Algérie Ferries) avec 9 % et la CNAN (Compagnie nationale algérienne de navigation) avec 37 % apportent une part substantielle. “Notre force, c’est le roulier. Notre spécialité, le trafic en provenance d’Algérie avec encore beaucoup de palettes, de caissages”, indique d’ailleurs Charles-Émile Loo. Ce travail “d’épicier arabe” constitue d’ailleurs un savoir-faire unique sur le port de Marseille.
L’an dernier, le groupe a réalisé un chiffre d’affaires de 16,36 M€ pour 24 263 journées dockers travaillées dont 21 % (4 993 journées) ont été réalisées par le personnel Socoma.