L’affaire est complexe et a connu de multiples rebondissements depuis plusieurs mois. Elle pourrait également avoir des répercussions dans d’autres ports français. Rappel des faits.
Début janvier 2006, la Société nouvelle de remorquage du Havre (SNRH), filiale du néerlandais Kotug, s’implante au Havre avec cinq remorqueurs. Elle a injecté 25 M€ dans l’affaire et a obtenu l’agrément du PAH au cours de l’été 2005. Des clients ont déjà manifesté leur intérêt. Par contre, le syndicat des marins CGT, le syndicat des officiers de la marine marchande UGICT CGT et le syndicat des cadres navigants CGC voient d’un très mauvais œil le nouveau venu et parlent de concurrence déloyale. La bataille ne fait que commencer.
Dès le départ, les choses sont mal engagées. La SNRH, qui devait débuter ses opérations commerciales au 1er janvier, ne peut le faire car les Affaires maritimes n’ont pas effectué les visites de contrôles sur les remorqueurs afin d’attribuer le permis de navigation. Autre problème qui se pose rapidement, les Affaires maritimes refusent de valider la décision d’effectif de la SNRH compte tenu d’accords cadres qui sont intervenus au niveau national le 2 décembre 2005. Ces accords portent notamment sur l’extension des 35 h dans le domaine du remorquage. Pour faire face à son impossibilité de fonctionner, l’opérateur contre-attaque juridiquement. Pour la seconde fois, l’administration refuse le dossier de la SNRH. L’administration estime que la durée du travail au sein de l’entreprise est supérieure à 13 heures par jour ce qui excéderait les limites légales en la matière. Les cinq remorqueurs Stéphanie, Claire, Loire, Pioneer et SD-Seine restent donc à quai.
La SNRH contre-attaque à nouveau en engageant un recours devant une juridiction administrative et un recours devant le conseil d’État. Les syndicats de leur côté continuent de s’opposer au concurrent virtuel des Abeilles en dénonçant leur organisation du travail, qui ne respecterait pas la législation en vigueur, mais aussi la conformité de certains remorqueurs. Ils appelent à la grève dans tous les ports français dans l’hypothèse où la SNRH serait autorisée à travailler. Au mois de mars, le recours juridique de l’opérateur est rejeté. Il revoit sa copie et présente un nouveau dossier.
Nouveau rebondissement, au mois de mai, les Abeilles se mettent soudainement en grève. Les syndicats estiment que le PAH n’aurait pas fourni les garanties suffisantes destinées à mettre sur un pied d’égalité la SNRH et les Abeilles. Finalement, le port rassure les partenaires sociaux. Un médiateur est nommé en la personne de l’avocat Gilles Bélier. Sa mission, rencontrer les différents intervenants du dossier puis rendre un rapport aux Affaires maritimes. Jacques Fournier, le président de l’Association professionnelle des entreprises de remorquage maritime (Aperma) ainsi que Patrick Chaumette, expert en droit maritime à l’université de Nantes, sont consultés. "Si ce rapport donne raison à une sorte de bidouillage de service continu, un mot d’ordre de grève nationale sera lancé" menace à l’époque Lionel Gournay, responsable CGT. Les syndicats estiment en effet que la nouvelle proposition de la SNRH ne permet pas d’assurer un service continu comme le font les Abeilles, à savoir des remorqueurs prêts à intervenir 24 h sur 24, 7 j sur 7 et 365 jours par an pour garantir la sécurité dans le port. Les syndicats veulent une égalité de traitement, car selon eux la SNRH ne travaillerait que 14 h sur 24. Ils ont également peur que cette expérience ne fasse tache d’huile dans d’autres ports français.
Au mois de juin, le ton monte. Des salariés de la SNRH expriment leur ras-le-bol en manifestant dans l’avant-port. Pascal Riteau, le responsable des opérations de la société, a même entamé une grève de la faim dans l’espoir d’obtenir enfin une réponse de l’administration qui reste silencieuse alors que le rapport a été rendu depuis le 18 juin. Finalement au cours d’une réunion en sous-préfecture, le rapport Bélier est transmis à la SNRH. Dans le même temps, les Affaires maritimes et le PAH réaffirment leur position. La SNRH ne pourrait pas travailler, car elle ne respecterait pas les exigences liées à un service continu qui garantit la sécurité dans le port.
La CGT et les Abeilles tiennent le même discours
Les responsables du syndicat CGT du remorquage sont pleinement satisfaits du rapport Bélier. Pour Yves Peignard, le coordinateur national CGT du remorquage, le texte démontre clairement que l’opérateur concurrent des Abeilles n’est pas en mesure avec ses effectifs d’assurer un service continu. "Il faut les mêmes règles du jeu sinon ce serait une concurrence déloyale." Pour Lionel Gournay, une centaine d’emplois seraient directement menacés aux Abeilles dans l’hypothèse où la SNRH serait autorisée à travailler dans le port. Le syndicat va même plus loin et n’hésite pas à qualifier les emplois de la SNRH de précaires. Selon les responsables, la SNRH pourrait demander une période probatoire, une période suggérée dans le rapport Bélier. "Nous nous opposons formellement à cette idée. Les conditions ne seraient pas légales. Nous entamerions alors un mouvement de grève dans tous les ports de France", rencherit Lionel Gournay. Ce dernier souligne que le trafic du port du Havre, qui est actuellement en baisse, ne serait pas propice – pour l’instant en tout cas – à l’installation d’un second opérateur. La direction des Abeilles, par la voix d’Hervé Lefebvre, s’est pour la première fois exprimée dans cette affaire. Le responsable rappelle qu’en juillet 2005, le PAH avait agréé la SNRH dans les conditions suivantes: quatre remorqueurs en disponibilité permanente 24 h sur 24 et 365 jours par an plus un remorqueur mobilisable sous quatre heures. Hervé Lefebvre indique que l’opérateur n’est pas en mesure de tenir cet engagement. "Pour honorer un agrément, il faut avoir les effectifs nécessaires. Il faut du personnel qui reste à bord, pas du personnel qui vaque à leurs occupations à terre. Or, la SNRH prétend qu’avec moitié moins de personnel, elle peut assurer la sécurité."
Un manque de courage selon la SNRH
Michel Kindermans, le patron de la SNRH, est amer. Depuis le 1er janvier, ses remorqueurs sont cloués à quai. L’homme est pourtant convaincu du bien-fondé de sa démarche. "Il faut se rappeler que c’est André Graillot, à l’époque directeur général du PAH, qui était favorable à la venue de la concurrence dans le remorquage. À l’époque, on considérait que le monopole qui ne procédait à aucune réduction de tarifs était préjudiciable au marché. Le seul moyen était donc de faire venir un second opérateur. C’est comme cela, qu’il s’est adressé à moi", se souvient Michel Kindermans.
Mais, rapidement, les problèmes surgissent. En 1999 notamment, le ministre des Transports s’oppose au projet. À deux reprises, la SNRH gagne ses recours juridiques devant le tribunal administratif juridique face au PAH, ce qui la conforte dans sa démarche. Finalement en juillet 2005, l’agrément est délivré par le port. "Pour garantir l’avenir, nous nous sommes alors appuyés sur un groupe européen, le néerlandais Kotug, qui est expérimenté sur les implantations portuaires. Notre objectif étant d’abaisser les coûts, nous ne pouvions pas adopter le système du monopole. Nous avons voulu innover avec un système à la semaine. Kotug exploite ses navires de la même manière dans d’autres ports européens." Pour Michel Kindermans, les accords-cadres, qui sont passés à la fin de l’année 2005, figent l’organisation du travail et "défendent le monopole qui cherche à imposer son système". La SNRH s’est malgré tout pliée à ces nouvelles exigences avec une nouvelle proposition le 28 avril dernier. Le responsable indique que le rapport Bélier n’est pas défavorable ce qui explique le mutisme selon lui de l’administration qui n’était pas pressée de le dévoiler. "La situation est ubuesque. Dans cette affaire, il y a un manque de courage de l’administration, du port… On recule constamment. Pour l’intérêt de qui, on peut se le demander." Michel Kindermans ne veut pas baisser les bras et se dit prêt à se battre jusqu’au bout.