L’affaire couvait depuis que Progosa, fondé en 1997 et toujours contrôlé et dirigé par Jacques Dupuydauby, avait obtenu une concession trentenaire pour l’exploitation à Lomé (Togo) d’un terminal public à conteneurs; celui-ci devant faciliter le développement des transbordements. Naturellement, Progosa propose au groupe Bolloré de s’associer à cette affaire. "Naturellement" car, actionnaire majoritaire du manutentionnaire de conteneurs SE2M, Progosa a pour partenaire SDV Togo à hauteur de 15 %. Cette entité détient également 30 % de SE3M, manutentionnaire de marchandises conventionnelles. Le groupe Bolloré refuse explicitement de s’associer à l’opération, estimant que cette dernière est contraire à ses intérêts.
Cela amène Jacques Dupuydauby à chercher ailleurs. Et il signe le 28 décembre 2004 avec CMA CGM une convention concernant la construction d’un terminal public dont l’exploitation sera confiée à la Société d’Investissement de Terminal à Conteneurs (SITC), détenue à parité par les deux associés. Il est prévu d’y investir 45 M€ en dix ans pour renforcer mécaniquement l’actuel mole 2, porter à – 13 m le tirant d’eau disponible, puis livrer deux grues mobiles avant l’été 2006. Cette première phase sera suffisante pour recevoir simultanément deux porte-conteneurs de taille moyenne.
La seconde phase consiste à construire un nouveau poste à quai de 250 m à – 13 m également, disposant d’un terre-plein d’une surface revêtue de 150 000 m2. En 2007, deux portiques doivent compléter l’équipement. En 2009, la dernière phase devra s’achever avec la livraison de 150 m de quai supplémentaires à – 14 m et celle d’un 3e portique. Au total 16 ha supplémentaires de terre-pleins seront disponibles pour faire de Lomé une véritable plate-forme de transbordement au bénéfice, entre autres, des États enclavés comme le Burkina, le Niger et dans une moindre mesure le Mali.
Cette association avec CMA CGM déclenche un vif agacement du groupe Bolloré qui prend le contrôle de Progosa Shipping Investment, à ne pas confondre avec Progosa Shipping Togo qui était l’attributaire de la concession du terminal conteneurisé de Lomé. Avec un sens certain de l’anticipation, Jacques Dupuydauby, alors président de Progosa Shipping Investment, avait organisé en début 2005 le transfert des actions des filiales opérationnelles du Togo (et du Gabon) à Progosa Shipping Investment Luxembourg (une entité différente de Progosa Shipping Investment), après avoir obtenu l’assurance des États concédants qu’ils acceptaient ce jeu de "bonneteau". De sorte que le groupe Bolloré se retrouvait propriétaire de coquilles vides, d’autant plus vides que le personnel démissionnait pour rallier le groupe Progosa Shipping Investment Luxembourg. Cela déclencha une série d’actions devant divers tribunaux en Espagne et en Afrique: par exemple, demande par le groupe Bolloré de déclaration de nullité de décisions de conseils d’administration ou encore saisie de l’Autorité (française) des marchés financiers par l’autre partie. À ce jour, les décisions de justice sont soit attendues soit incertaines.
Ce bras de fer a pris une singulière dimension lorsqu’au début du mois de février 2006, Gilles Alix, directeur général du groupe Bolloré, et trois autres cadres supérieurs sont placés en garde à vue à Lomé pour "corruption" de magistrat. Ils sont libérés quelques heures plus tard moyennant le versement d’une caution de 150 000 € chacun. Quelques jours plus tard, SE2M, SE3M et Jacques Dupuydauby se portent parties civiles dans le dossier opposant le ministère public aux quatre prévenus du délit de corruption. La presse française et africaine rend compte avec plus ou moins de nuances. Progosa diffuse largement des revues de presse assez orientées.
Les courants du réseau françAfrique
De part et d’autre, des amis "indéfectibles" de l’Afrique et souvent très proches de l’ancien maire de Paris s’activent pour leur employeur respectif. Ainsi, Michel Dupuch, ancien conseiller Afrique de l’Élysée et administrateur de Progosa a été dernièrement rejoint par Rémy Chardon, préfet et, entre autres, ancien directeur de cabinet de Jacques Chirac à la mairie de Paris. De l’autre bord, si on ose dire, Michel Roussin, ancien ministre de la Coopération et ancien chef de cabinet du maire de Paris de 1984 à 1993, appartient à l’équipe de Vincent Bolloré.
Au milieu du marigot, flotte une CMA CGM extrêmement prudente: "Nous sommes de tout cœur avec le propriétaire du terminal de Lomé", déclarait sobrement Jacques Saadé le 5 avril dernier. Rappelons, si besoin est, que CMA CGM a racheté effectivement en début d’année, la flotte Delmas avec un accord à long terme d’utilisation de la manutention Bolloré en Afrique. Une manutention africaine qui n’est pas à vendre, confirmait Vincent Bolloré à Jacques Saadé, dans la matinée du 5 avril. Jacques Saadé ajoutait que, de toutes façons, il bénéficiait d’une clause de "first refusal" en cas de cession (JMM du 14-05-2006, p. 10) et probablement de la possibilité de se libérer de toutes ses obligations en cas de changement d’actionnaire du manutentionnaire.
Les autres bons amis
Autre perspective de la manutention africaine: deux grues Gottwald HMK 300 E sont arrivées peu avant Pâques à Dakar, achetées et exploitées par Getma. Contrôlé majoritairement par Richard Talbot, Getma vient de signer le contrat de manutention des navires MSC pour les ports d’Abidjan, Dakar, Douala, Cotonou et Lomé.
Les 29 % du capital du groupe Getma détenus par l’une des filiales du plus gros assureur nord-américain "fertilisent" les imaginations. En effet, cela fait quelques années que les États-Unis tentent de reprendre pied en Afrique sub-saharienne, attirés par ses ressources pétrolières moins exposées que celles du golfe Persique. Et certains d’imaginer que Getma soit une sorte de cheval de Troie agissant pour des intérêts américains.
Autre grande amie des ressources minérales et énergétiques africaines, la Chine populaire dont l’influence est de plus en plus sensible dans les États africains, à tous niveaux. Mais à ce jour, elle ne semble pas présente, directement ou indirectement, dans l’activité portuaire ouest-africaine. Cela restera-t-il bien durable? En effet, il n’y a pas de sécurisation des filières internationales de matières premières sans sécurisation du maillon portuaire.
Enfin, tout ce qui peut affaiblir l’influence française en Afrique francophone ne peut pas attrister particulièrement l’ami Danois. Mærsk fut le principal acteur de la plainte déposée auprès de la Commission européenne contre le système de répartition des cargaisons avant embarquement, il y a "très" longtemps. Mais du passé faisons table rase: ainsi AP Møller est-il coactionnaire avec Bolloré, majoritaire, de la Société d’exploitation du terminal de Vridi (Abidjan); ils sont également partenaires dans le terminal de ghanéen de Tema… proche de Lomé…