"Vers 1982, apparaissent les containers, qui dans les bateaux remplacent les caisses en bois jusqu’ici posées en vrac, et dans leur sillage les acheteurs des marques, des chaînes spécialisées et des hypermarchés", écrit sans réserve Laurence Benhamou dans son livre par ailleurs passionnant intitulé "Le grand bazar mondial" (1). On voit par là que même une journaliste économique de l’AFP, certes spécialiste du commerce et de la grande distribution, a du mal à suivre les évolutions déjà anciennes du transport maritime qui fête cette année, le 40e anniversaire de l’ouverture par Sea-Land de la première ligne transatlantique conteneurisée. Compagnies conteneurisées et places portuaires ont de quoi s’interroger sur leur capacité à se faire connaître et reconnaître en France.
L’auteur poursuit sur le même sujet: "tout se produit à un rythme frénétique, dopé par internet, les transports express, les containers sans cesse plus gigantesques" (p. 212). Le lecteur spécialisé aura rectifié de lui-même: Laurence Benhamou doit vouloir parler des "bateaux" porte-conteneurs.
Cela écrit et nonobstant une relecture avant impression perfectible ou déjà délocalisée, ce livre de 240 pages est, répétons le, passionnant. Il décrit l’accélération de la délocalisation des centres de production de l’industrie et de la grande distribution dans le but principal d’améliorer les marges tout en proposant aux consommateurs finaux des prix plus bas: "Le prix est tellement moindre que je pourrai vendre ce canapé moins cher que le produit français et avec plus de marge", explique un acheteur de la Camif au sujet de canapés en cuir. Cela avait commencé dans les années 70 avec la confection qui avait migré vers le Sud (Espagne, Portugal, puis Maghreb) avant de mettre, dans les années 80, le cap à l’Est (Asie du Sud-Est) puis de remonter au Nord, vers la Chine.
Au sujet des transferts de technologie auxquels les grands groupes industriels européens sont plus ou moins obligés de souscrire s’ils souhaitent vendre en Chine, L. Benhamou conclut: "Comme si les grandes firmes occidentales cherchaient à acheter moins cher la corde pour se pendre". Marx avait déjà écrit de pareilles choses.
LA MACHINE À MOUVEMENT PERPÉTUEL ENFIN TROUVÉE
Du strict point de vue maritime, l’affaire est bonne; excellente même car dans certains cas, les transporteurs semblent avoir trouvé la machine à mouvement perpétuel: en effet, "pour un pull en cachemire, la laine peut venir d’Australie, être filée en Italie, retravaillée en Corée…" explique l’acheteur d’une chaîne de mode pour adolescentes (p. 65). Le soutien-gorge à 10 € de Body Shop a lui aussi beaucoup voyagé: le tissu est italien; la façon est bulgare; il part au Viet Nam se faire broder et ses dentelles viennent de Turquie. Si la parfumerie est encore méfiante vis-à-vis de la qualité des flacons et autres pompes produits en Chine, le coût de la main d’œuvre autorise quelques fantaisies: ainsi les flacons du parfum Burberry sont-ils expédiés à Shanghai pour y être décorés puis retournent en France pour y être emballés.
Autre point de vue: les compagnies conteneurisées "couinent" facilement contre l’encombrement des capacités portuaires européennes et ouest américaines: si le contribuable doit payer leur dégoulottage pour faciliter le broderie de soutiens-gorge ou la décoration de flacons d’eau de toilette, il faudrait peut-être qu’il y ait un débat sur la pertinence économique et sociale de telles opérations. Dans le même type de préoccupation, il est communément admis que l’intégration européenne va gérer de nouveaux besoins de transports terrestres et que donc le contribuable doit participer à l’amélioration des infrastructures. Bien. Quel est l’objectif final? De permettre à Bonduelle d’acheter encore plus de choux-fleurs polonais "parce que livrés à Lille, ils sont 30 % moins chers que les bretons. Si nous achetions du chou-fleur breton, la grande distribution irait les acheter, elle-même, en Pologne. Et nous, on ferme" (p. 80)? Dans ces conditions, laissons la sainte main invisible du marché saturer les infrastructures terrestres et forcer, par la hausse des coûts, le chou-fleur polonais à prendre la mer ou à ne plus être compétitif vis-à-vis de son homologue breton.
Pour en revenir au livre, la plupart des acheteurs rencontrés par Laurence Benhamou sont, comme elle, assez pessimistes sur les capacités de la France à résister longtemps à cette course folle d’autant que les services se délocalisent également: Axa fait traiter une partie de ses données en Inde, par exemple.
FAMINE EN CHINE GRÂCE À LA MONDIALISATION?
Mais le pire n’est pas sûr. Il peut se produire ailleurs: en Chine par exemple où Bonduelle envisage d’installer sa propre usine de haricots… "C’est un peu renversant quand on sait que les Chinois ont à peine assez de sol pour se nourrir eux-mêmes – la surface agricole utile n’est que de 3 % du territoire, à cause des déserts, des montagnes, des grosses villes – mais ils ont besoin de devises", fait remarqué un ancien cadre du fabricant français (p. 83).
Déjà pour nourrir ses poulets de batterie, le premier éleveur chinois fait des sourires aux agriculteurs américains de céréales (JMM du 30-09-2005, p. 29). Tout va bien.
Même Pascal Lamy, directeur général de l’OMC semble exprimer quelques doutes sur les bienfaits de la mondialisation. À Santiago du Chili le 30 janvier dernier, il soulignait qu’"il ne faut pas oublier que le commerce n’est qu’un outil pour élever la condition humaine: les conséquences ultimes qu’ont nos règles sur les êtres humains devraient toujours être au centre de nos préoccupations". Il appelait à fournir une assistance accrue aux pays en développement pour les aider à faire face aux déséquilibres créés entre gagnants et perdants de l’ouverture du commerce.
Il n’y a plus qu’à.
1) Sorti en octobre 2005 chez Bourin éditeur; ISBN: 2-84941-027-6; 19 €