Avec Baptiste Maurand, à la tête du port du Havre, il est le représentant d'une nouvelle génération à la tête des ports français même s'il a le profil classique pour diriger un port (ingénieur des Ponts, des Eaux et des Forêts). Vision, marchés, il veut enclencher une nouvelle phase de développement à Rouen, pivot entre Le Havre et Paris.
Vous reprenez volontiers l’expression de « port entrepreneur » pour exprimer votre vision. Les ports ne l’étaient donc pas jusqu’à présent.
Pascal Gabet : Avant, le port aménageait des quais et des terminaux et attendaient que les entreprises s’implantent. À ce jeu, on atteint vite des paliers. On en a fait les frais à Rouen. On faisait des appels à projet et personne ne se manifestait alors que la région est industrialisée. Cela questionne notre attractivité dans un contexte de concurrence très forte des ports du range nord-européen, dont notre hinterland est sous leur dépendance. Tout l'enjeu est de parvenir à faire basculer la chaîne logistique d'une entreprise. Et cela est extrêmement difficile. Pour cela, il faut être en capacité de mobiliser des ressources commerciales, certes, mais pas seulement. Nous sommes en train d’identifier des structures dans les bureaux d’études et universités qui réfléchissent sur des chaînes logistiques un peu complexes et peuvent nous aider.
Une façon de faire un peu tardive, non ?
P.G. : On a des atavismes forts. On peut prétendre faire autre chose mais si Rouen est un port exportateur de céréales (5,13 Mt sur le 1er semestre, 7,6 Mt en 2018, NDLR), son premier client reste Exxon en volume et en valeur (les droits de port ne sont pas du même niveau, 2 € la tonne et 1,70 €, respectivement). Les premiers trafics en volume sont bel et bien les produits pétroliers raffinés (5,13 Mt au 1er semestre, NDLR). La fermeture de Petroplus, qui a amputé le port de quelque 2 Mt, a contraint à trouver de nouvelles façons de fonctionner.
On parle souvent de Rouen comme un port intérieur. Cette vision du port vous convient-elle ?
P.G. : C’est bien un port intérieur, maritime et fluvial (sur les 23 Mt en 2018, le trafic maritime a représenté 15,5 Mt). Être à l’intérieur des terres a un intérêt fort puisque l’on peut offrir des solutions logistiques au plus près des consommateurs et producteurs, à l’import et à l’export. C’est un avantage mais aussi une contrainte car cela nécessite une gestion particulière du port avec 120 km de fleuve qui nous amènent à la mer et une interface avec les territoires le long du parcours, ce qui nous donne une sacrée responsabilité à leur égard.
Rouen a bien d’autres rôles à jouer au sein d’Haropa »
Quel serait le positionnement cohérent de Rouen sur l’axe Seine entre Le Havre et Paris ? Certains rêvent d’en faire une zone multimodale de stockage.
P.G. : Le port de Paris offre des terminaux de stockage, mais pour la consommation et avec d’énormes contraintes (pressions urbaines, prix du foncier). Nous sommes un port d’import/export mais qui est en bout de territoire. Effectivement, placer Rouen en tant que zone multimodale de stockage, qui grâce à la Seine est relié à Paris et au Havre, a du sens. Mais Rouen a bien d’autres rôles à jouer au sein d’Haropa. Il est avant tout un port de vracs. Ces frets n’ont pas tous besoin de grosses capacités nautiques mais de circuits logistiques sophistiqués. Nos terminaux le long de la Seine sont assez bien dessinés de ce point de vue, avec des opérateurs appareillés pour recevoir et traiter tous les types de vracs, notamment industriels (les vracs solides ont augmenté de 33,7 % en 2018, NDLR). Notre projet est d’affirmer ce positionnement tout en restant incontournable sur les céréales en dépit des à-coups de la production française. Si notre part de marché augmente, on en sera moins tributaire. Ce sont nos concurrents qui l'endosseront !
Le traumatisme du conteneur est donc réglé, sachant qu’il n’y a plus la moindre escale en direct sur vos terminaux, soit dit en passant, et que moins de 70 000 EVP ont été comptabilisés en 2018 !
P.G. : Nous n’aurons jamais les performances d’un port de façade. Nous n’avons pas les capacités nautiques et plus aucun intérêt à le faire, étant relié au Havre. En revanche, l’idée est bien de travailler sur la logistique du porte-conteneur, en tant que zone de stockage et de répartition. La marchandise part et arrive en conteneurs du Havre, est amenée par barges ou feeders à Rouen, de façon à être éclatée, et pareil dans l’autre sens. Nous pouvons offrir du stockage à la fois en durée et en coût bien plus compétitif qu’un terminal havrais, dont la vocation première est la rotation rapide.
J'insiste : c'est un produit commercial »
Qu’est-ce que vous vendez exactement aux exportateurs ?
P.G. : La possibilité de prendre une ligne du Havre, et pour que cela soit opérationnel et rapide, on gère la liaison et on amène la marchandise au terminal de Moulineaux ou de Radicatel. Certains grands groupes ont basculé (dont il taira les noms, NDLR). Cela a pris du temps car il a fallu qu’on leur garantisse que le produit Rouen existe à travers les BL des armateurs (le connaissement mentionne Rouen comme livraison, NDLR) et lever les réticences sur la fiabilité, le transit-time et le coût. J'insiste : c'est un produit commercial et nous avons travaillé dans une approche collective, y compris la Métropole, de façon à pouvoir jouer sur tous les éléments de compétitivité qui emportent la décision. La métropole de Rouen a réduit dès 2018 la taxe d’aménagement sur les zones logistiques rouennaises, en la portant au plus bas niveau que la loi l’autorise. Nous avons une politique agressive sur les droits de port depuis trois ans, dont le coût moyen est de 1,50 €. Il reste un sujet sur la fiscalité foncière et je fais partie des directeurs de ports qui militent pour des zones portuaires avec des avantages fiscaux spécifiques.
Le groupage à l’export vers l’Afrique et les Dom-Tom était autrefois votre marque de fabrique historique.
P.G. : Les flux n’ont pas diminué. C’est juste moins visible car les navires ne viennent plus à Rouen ! L’idée est de développer le groupage export mais surtout de développer un flux à l’import. Dans le positionnement de Rouen au sein de l’axe Seine, le déséquilibre entre conteneurs vides/pleins à l’export est un frein. Le groupage export nécessitant un conteneur, les « vides » se baladent sur la Seine. L’idée serait que les conteneurs soient positionnés à Rouen, pas longtemps pour qu’il n’ait pas à générer ce coût, dans l’attente d’un groupage export Afrique. Nous sommes en train d’identifier les clients qui importent aujourd’hui par Le Havre et qui, au lieu du camion, privilégieraient la barge. En occupant la barge, on contribue à la rendre compétitive même si le fluvial, en l’état, restera toujours plus cher que la route et moins malléable…
On aménage les terre-pleins pour des projets en lien avec l’économie circulaire »
L’extension de la zone Rouen Vallée de Seine Logistique procède du même raisonnement ?
P.G. : Si on arrive à bien positionner Rouen sur du stockage qui vient du Havre, on peut aménager des entrepôts et l’import peut supporter des bâtiments XL (de 40 à 60 000 m3) alors que le groupage nécessite des surfaces moindres. C’est la finalité de Rouen Vallée de Seine Amont, une nouvelle zone logistique qui sera connectée au terminal à conteneurs (en cours de commercialisation par le groupe tchèque P3, livraison à deux ans, NDLR).
Est-ce qu’un usage spécifique émerge sur le terminal de Petit-Couronne, pour lequel vous avez lancé un appel à projets pour de nouvelles activités.
P.G. : On aménage les terre-pleins pour des projets en lien avec l’économie circulaire. Un céréalier planche sur la valorisation de ses poussières, dont le procédé (méthanisation) pourrait intéresser des voisins dans une logique d’échanges. Il faudra purger au préalable tous les sujets sur la partie réglementaire et environnementale.
En 2018, Rouen a approuvé un programme d’investissements de 290 M€ pour les dix ans à venir alors que vous venez d’achever le vaste chantier d’approfondissement du chenal de la Seine qui améliore vos accès maritimes. Quelles sont les chantiers prioritaires ?
P.G. : On sort d’un programme qui avait pour objet de se mettre capacité de recevoir des vraquiers à plus grand tirant d’eau, dont la proportion de ceux à plus de 10 m a doublé en trois ans, alors que notre chenal ne permettait pas de recevoir des navires présentant un tirant d’eau théorique de 10,30 m à la descente de la mer. Nous avons fait les travaux pour gagner 1 mètre supplémentaire. Et nous avons accueilli nos premiers navires de ce gabarit en juillet. Désormais, il faut adapter nos infrastructures à cette nouvelle capacité d’accès. Nous sommes en discussion avec les opérateurs.
Pour offrir de nouvelles solutions maritimes et fluviales, il nous faut aussi de nouveaux terminaux et ce, en utilisant des friches portuaires pour éviter de consommer du terrain. Cela peut paraître évident mais ce n’est pas sans contraintes car il s’agit de terrains, soit pollués ou pas déconstruits. Il y a une trentaine d’hectares à récupérer avec le remblaiement de la Darse des Docks et la zone des Torchères sur l’ancienne raffinerie Pétroplus. Une partie des investissements sera également fléchée vers la transition énergétique. Nous avons lancé un programme d’installation de bornes électriques (2 installées, 4 à 5 à terme) pour la batellerie dans un premier temps. Et Nous sommes en train d’aplanir certains éléments pour un projet de ferme solaire. Nous avons identifié un terrain et pris contact avec des distributeurs d’électricité.
Il faudra de l’intelligence collective »
Vous ne parlez plus de conventionnel alors que Rouen s’affirmait comme le dauphin d’Anvers ?
P.G. : C’est un domaine qui a été négligé. Certains opérateurs ont des projets. Nous sommes train de monter des solutions avec quelques armateurs. Ce trafic nous intéresse de par sa logique de cabotage.
Vous avez manifesté des ambitions dans la réparation navale avec à la clé une enveloppe de 20 M€ visant à acquérir un nouveau dock flottant de 150 m de long ? Quels navires visez-vous ?
P.G. : Nous sommes sur la gamme des bateaux qui empruntent la Seine, donc les paquebots fluviaux, les navires de services portuaire, qui se font entretenir en région parisienne ou plus haut vers le canal du nord. Mais cet outil sert moins une visée commerciale que de répondre à une problématique d’organisation du port. Nous avons plusieurs dragues mais pas suffisamment pour assurer une rotation. À travers le dock, on se donne les moyens de les entretenir chez nous et de ne pas dépendre d’un marché d’entretien. Au-delà, il s'agit de rentabiliser le temps disponible.
La nouvelle génération que vous représentez est un atout pour faciliter l’intégration des trois ports Paris, Rouen, Le Havre ?
P.G. : Le GIE était une structure volontariste. Il a clairement défini une marque, permis une politique commerciale unique et ce point de vue, c’est plutôt une réussite. Il faut désormais passer à une structure d’entreprise pour avoir une politique tarifaire et d’investissements intégrés. C’est la mission de Catherine Rivoallon. Oui, le fait de ne pas être marqué par 15 ans d’histoire peut être déterminant pour faire oublier les concurrences d’hier. Mais cela ne les fera pas disparaître pour autant. La concurrence n’est pas un problème si on ne la rend pas morbide. Il faudra de l’intelligence collective. Mais quoi qu’il en soit, c’est une réelle chance à un moment où les ports doivent rentrer dans une économie dématérialisée et décarbonée, nécessitant d’acquérir de la compétence sur des champs nouveaux. Cela nous coûtera bien moi cher de le faire ensemble que chacun chez soi.
Le sujet n’est pas le lieu du siège ni que la gouvernance soit unique »
Désarçonner le social sera, selon vous, la partie la plus fine à jouer ?
P.G : Il y a l’écueil social – les salariés ne doivent pas être malmenés dans l’histoire – mais aussi celui d’être incompris des territoires, institutions ET clients. Il s’agit de construire un objet administratif qui répondent à leurs attentes. Le sujet n’est pas le lieu du siège ni que la gouvernance soit unique. Elle le sera car on a décidé qu’il en serait ainsi. Le défi est qu’il soit capable de répondre à toutes les attentes.
Nous sommes en 2025. Qu’aimeriez-vous avoir au moins réussi ?
P.G : Bien enclencher ce nouveau cycle de développement de façon à ce que nos trafics, qui plafonnent autour de 22 Mt, franchisse le cap des 25 Mt. Un palier qui attestera du fait que les nouvelles filières sont bien installées.
Propos recueillis par Adeline Descamps