Lamia Kerdjoudj Belkaid, secrétaire générale de la Feport : Schizophrène, la politique portuaire européenne ?

Alors que la 8e législature européenne se termine et qu’une autre se met en place, la Fédération européenne des opérateurs portuaires privés a adopté en assemblée générale le 14 juin 2019 à Burgas (Bulgarie) un manifeste à l’intention des eurodéputés nouvellement élus et des futurs vice-présidents et commissaires. Objet : engager un « dialogue constructif sur les sujets d'importance cruciale pour l'industrie européenne de la manutention des marchandises ». En clair : Arrêter de faire tout et n’importe quoi en Europe avec les ports.
 

 

 

 

Vous dressez un bilan sévère de la politique portuaire européenne de ces 20 dernières années. Vous estimez même qu’elle a affaibli les ports en encourageant d’un côté la concurrence interportuaire et de l’autre en favorisant la consolidation des armateurs.

Lamia Kerdjoudj Belkaid: Aucun des grands sujets portuaires n’a été vraiment abordé ces dernières années. Le manque de vision stratégique est flagrant. La politique portuaire, qui a été menée jusqu’alors, a obéi au dogme du laissez-faire et de la libéralisation et dans le même temps a facilité la consolidation et l’intégration verticale. En se focalisant sur la concurrence entre opérateurs dans un même port, alors que dans certains d’entre eux, il n’y a parfois pas suffisamment d’activité pour justifier l’existence d’un seul, la politique a d’un côté prôné la multiplication de l’offre portuaire et les investissements dans les infrastructures. De l’autre, elle a renouvelé et ce depuis 1995 l’exemption à l’interdiction des cartels dont bénéficient les armateurs réunis en consortiums ou alliances. Ils peuvent donc échanger des informations sur les capacités et ainsi être en position de force dans les négociations avec les ports. Aujourd’hui, dans le transport maritime du conteneur, on est dans une situation de surcapacité chronique qui pousse les armateurs à massifier leurs flux en construisant des navires plus grands. En face, l’offre portuaire est pléthorique mais les élus parmi les ports sont peu nombreux du fait de la rationalisation des escales. Le port de Malaga est symptomatique de cette situation: un désert.

Vous vous inquiétez de la volonté des armateurs à étendre leur périmètre sur le terrestre.

Lamia K.B.: L’intégration verticale est une évolution qui a du sens si le marché la réclame mais elle ne doit pas être facilitée par le régulateur. Selon les experts, deux scénarios se profilent compte tenu du niveau d’endettement de certains armateurs: soit la cession de terminaux pour récupérer du cash soit l’intensification de la consolidation. Le premier cas reflète tout le danger de l’intégration verticale, qui par le jeu de cessions d’actifs, peut faire tomber des terminaux, dont la position géographique et le rôle sont stratégiques, dans l’escarcelle d’opérateurs, par exemple non européens. Aujourd’hui, 30 % des terminaux à conteneurs sont d’ores et déjà détenus par des armateurs européens et non européens.

Vous plaidez pour la surveillance des investissements directs étrangers dans les secteurs stratégiques et êtes assez critique de ce point de vue sur le projet chinois de nouvelle route de la soie.

Lamia K.B.: Ces projets sont respectables et à respecter. Mais nous déplorons l’absence de projet européen. Ces dernières années, l’obsession de nombreux acteurs portuaires a été: en être ou ne pas en être, parfois sans questionner la finalité du modèle proposé par la Chine. Les intentions chinoises, celles évoquées dans China 2025, sont pourtant claires: avoir accès aux marchés européens et par tous les moyens possibles, mer, terre et autres, comme les télécoms avec la 5G. Dans le manifeste, nous appelons à défendre un projet qui sert les intérêts européens et posons la réciprocité avec les gouvernements des pays tiers comme préalable. Non par reflexe protectionniste mais par pragmatisme économique et politique. En Chine, il n’est pas possible de posséder plus de 49 % de parts dans une entreprise ou une agence. La Feport suggère qu’il en soit de même en Europe vis-à-vis des pays tiers qui appliquent ce type de règle. Ne disposant pas d’outils encadrant l’investissement dans le domaine portuaire, l’Europe est dans une vulnérabilité totale.

De quels instruments devrait se doter l’Europe ?

Lamia K.B.: Nous avons besoin de sécurité juridique au niveau européen comme cela existe dans l’aérien. Il faut surtout que nous ayons un débat sur le domaine portuaire et sa dimension stratégique. Le manque de vision a aussi concerné la politique maritime, portuaire et industrielle menée ces dernières décennies. L’ensemble des navires, qui étaient construits en Europe, le sont désormais en Chine car on a arrêté de subventionner les chantiers navals européens. Résultat, c’est la double peine. On a favorisé quelque part une fuite du savoir-faire et de la création de valeurs. En revanche, quand ces navires construits ailleurs reviennent, ils escalent en Europe et nécessitent une infrastructure qui doit être financée par des budgets nationaux ou européens.

À qui avez-vous adressé votre manifeste?

Lamia K.B.: Il a été transmis aux députés concernés. Nous allons désormais les sensibiliser et les inviter à sonder les commissaires en charge des porte­feuilles du transport, du commerce, de la concurrence et de la croissance sur toutes ces questions qui transcendent le seul débat portuaire et interrogent le projet économique et politique européen. Le secteur portuaire, les armateurs et les chantiers navals européens représentent tous des enjeux de souveraineté. Ils nécessitent des décisions politiques, fortes et courageuses, à l’image de celles qui ont permis la création d’Airbus. Il faut de la cohérence et de l’ambition dans la feuille de route européenne.

Quel est désormais le calendrier ?

Lamia K.B.: Il faut qu’un certain nombre de décisions symboliques soient annoncées dès 2020. Parmi celles-ci, l’évolution urgente des règles concurrentielles en Europe. Le cas Alstom-Siemens* interroge au-delà du secteur ferroviaire. Garder des navires sous pavillon européen est important comme il est indispensable de reconnaître le caractère stratégique des ports européens. Nous attendons beaucoup sur ces questions des prochains commissaires.

Quels sont les indicateurs qui vont donneront l’assurance que le « casting » est le bon ?

Lamia K.B.: Le choix des commissaires en est un (la Commission compte 28 commissaires, y compris le président et les vice-présidents. Le collège des commissaires ne sera validé que fin octobre, NDLR). Les compétences et attributions ainsi que la nominations des vice-présidents en est un autre. Tous ces éléments envoient des messages clairs.

Propos recueillis par Adeline Descamps

* La Commission européenne, qui dispose depuis 1989 d’un droit de veto sur les grands projets de fusion, a approuvé un peu plus de 6 000 fusions en 30 ans et bloqué une trentaine. Depuis le début de son mandat, fin 2014, Margrethe Vestager a interdit trois rapprochements.

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