En tant que responsables de l’organisation physique de l’escale, de la gestion de toutes les formalités administratives liées au navire avant l’arrivée et lors de son séjour en port, des démarches relatives à la cargaison, comment les consignataires et les agents maritimes vivent-ils les perturbations actuelles ? On ne vous a pas entendu sur le sujet alors que les autres fédérations professionnelles font du bruit.
Johann Feltgen : C’est compliqué mais la situation est problématique pour toutes les professions qui composent la chaîne portuaire et logistique. Les solutions ne sont pas simples à trouver entre les retards des navires, les congestions dans de nombreux ports, les difficultés pour trouver des conteneurs et des disponibilités sur les navires. Tous les métiers de la chaîne sont impactés, certes les commissionnaires et leurs clients importateurs et exportateurs, mais aussi les compagnies, différemment et surtout sur un plan opérationnel. Leur réactivité ne peut pas être immédiate car mettre des navires et des conteneurs en ligne demandent un peu de temps.
Diriez-vous que cela a dégradé de façon durable les relations entre certains acteurs de la chaîne ?
J.F. : Les tensions entre organisations syndicales ne sont pas obligatoirement justifiées, du moins, elles sont contre-productives. D’une part, nous partageons les mêmes problématiques d’exploitation mais surtout avons un intérêt commun : que la chaîne logistique fonctionne. Par ailleurs, le marché est peut-être dérégulé en ce moment et il est complexe pour chacun de jongler avec ses impératifs de rentabilité financière et ses contraintes d’exploitations mais c'est la loi de l'offre et de la demande qui dicte ses règles. Si le marché s’est retourné pour les compagnies de façon très surprenante, tant sur le plan financier qu’opérationnel, il ne faut pas oublier qu’elles sortent d’une longue période de difficultés. Leur reprocher ce revirement de situation est incongru.
Vous avez 45 ans de carrière et avez exercé plusieurs métiers, manutentionnaire, transitaire, agent maritime, consignataire, sauf peut-être dans une compagnie. Vous aviez déjà connu pareille conjoncture ?
J.F. : Absolument pas. Ce « moment » sera-t-il une parenthèse ou s’inscrira-t-il dans la durée ? personne n’en sait rien. Notre seule certitude, c’est que cela ne va pas se rétablir du jour au lendemain. Le marché est trop perturbé avec une conjonction de crises. À quelle vitesse on va revenir à une certaine normalité, il est impossible de se projeter dans les conditions de marché actuelles.
Vous venez d’être élu à la présidence de l’AMCF. L’organisation a une obsession depuis quelques années, celle de son statut. Vous n’avez toujours rien obtenu.
J.F. : Bien au contraire. On a beaucoup avancé sur l’idée d’une reconnaissance officielle de nos professions et en termes de prise de conscience des pouvoirs publics. N’importe qui peut aujourd’hui se revendiquer agent maritime ou consignataire de navires sans aucune licence, agrément, formation, caution morale, garantie financière ou autres…C’est d’autant plus invraisemblable quand on voit le niveau de réglementation de la profession de commissionnaire des transports [statut officiel régi par la Dreal, NDLR]. Nous trouvons incroyable d’émettre de telles exigences pour affréter un camion alors que l’on peut avoir un super tanker dans un port consigné par un quidam !
Il ne s’agit d’ailleurs pas tant de reconnaissance que d’une sécurité pour l’ensemble des professions portuaires qui elles ont besoin d’intermédiaires fiables, compétents et professionnels, alors que les enjeux de sureté et de sécurité sont de plus en plus prégnants. Et les agents maritimes et les consignataires s’occupent à la fois de marchandises, de navires, et la gestion des équipages. Durant la crise sanitaire par exemple, nous avons été les garants des tests et des vaccins pour les marins.
Quelle forme cette reconnaissance peut-elle prendre ? Il fut un temps où vous évoquiez un statut d’opérateur économique agréé (OEA).
J.F. : Nous avons à vrai dire essayé toutes les pistes. Notre souhait est que notre métier soit mentionné dans le code des ports avec la définition d’un statut et les qualifications qui lui sont associées comme cela existe dans certains pays à l’instar de l’Italie où l’exercice du métier est codifié et conditionné à l’obtention d’une licence.
On nous a opposé que cette demande contrevenait à la dérégulation au niveau européen. L’argument ne tient pas dans la mesure où cette protection existe dans d’autres États membres. On a ensuite proposé le statut similaire OEA mais le dossier n’a pas abouti. Pour l’heure, on est parvenu à imposer une charte de qualité à laquelle se réfèrent tous nos adhérents et qui a été mise en ligne sur les sites des Ministères de la Mer et des Transports et porté à connaissance de tous les ports dont certains commencent à s’y référer. Il est aussi question d’une référence à la Charte de Qualité dans le LAMY transport. On sait que c’est un dossier au long cours mais on ne lâchera pas car il y a trop d’enjeux qui y sont associés.
Vous avez manifestement quelques difficultés de recrutement. Pourquoi vos métiers n’attirent-ils donc pas ?
J.F. : Les contours et le périmètre de nos fonctions sont flous. Je l’ai éprouvé dans les instituts de logistique et de transport. À Nantes, où existe une excellente formation Trading et Shipping, vous avez 80 % des recrues qui choisissent la voie du trading ou du courtage d’affrètement parce qu’ils se projettent mieux en termes de perspectives de carrière. Les jeunes ont une perception biaisée de ces métiers, parfois moins bien payés et aux horaires repoussoir. Ils en retiennent les inconvénients mais n’en voient pas les avantages car on ne leur a pas expliqué que nos métiers peuvent être aussi très riches et évolutifs. Aussi, les formations, peu nombreuses, ne sont pas toutes adaptées et leur hétérogénéité rend l’orientation difficile.
Vous parlez d’enjeux partagés avec les autres métiers portuaires et leurs fédérations. Sur quoi pourriez-vous avoir besoin de faire cause commune ?
J.F. : Pour améliorer l’ensemble de la chaîne logistique portuaire par exemple. On tient à assurer un dialogue permanent avec les autres fédérations professionnelles du transport, de la logistique et du maritime – les commissionnaires avec TLF, les manutentionnaires avec l’UNIM, les ports avec l’UPF et les chargeurs avec l’AUTF – car les ports restent un sujet. On doit avancer sur la multimodalité, la fluidité portuaire avec des procédures douanières facilitées, la mise en œuvre de services digitaux au sens large… Sur ces sujets, les ports nord-européens sont largement en avance sur nous.
Il fut un temps où vous ne démordiez pas sur le fait d’obtenir un engagement de service minimum dans les ports. C’est enterré ?
J.F. : La stabilité sociale est primordiale mais sur laquelle on n’a pas de prise et notre rôle n’est pas de nous immiscer dans le dialogue social. Dans la compétitivité portuaire entrent en jeu la fiabilité sociale mais aussi les coûts de passage portuaire. Il faut que le coût d’escale soit compétitif et on est conscient que ce n’est pas simple car chaque port a ses impératifs financiers. Mais quelle que soit la politique tarifaire appliquée, il est important que les autorités portuaires ne perdent pas de vue que le coût d’escale compte dans le choix d’un armateur. Les professions portuaires ne l’oublient pas. Nous essayons chaque année de contenir d’éventuelles dérives tarifaires, qui peuvent mettre en péril toute une filière
Vous faisiez allusion à des services digitaux qui peuvent faire la différence. À quoi pensez-vous ?
J.F. : Il y a des moyens non financiers d’attirer de la clientèle dans nos ports. Les services digitaux qui facilitent la vie portuaire et les blocages documentaires en sont. Anvers et Rotterdam l’ont bien compris. J’ai souvenir d’une expérience, lancée il y a deux ans, dans le port belge pour dématérialiser tous les certificats sanitaires dans le cadre des procédures phytosanitaires en blockchain. Pour cela, il a fallu arriver à convaincre les importateurs, les exportateurs, toutes les administrations et toute la chaîne entre les deux, mais le bénéfice pour le client est énorme. Il faut des services innovants pour se démarquer de la concurrence. Les tarifs priment certes, mais la souplesse du passage portuaire, la réactivité et les « services Plus » comptent tout autant.
Propos recueillis par Adeline Descamps
*Vingt deux entités sont membres de l’AMCF : agences maritimes, consignataires, associations professionnelles territoriales et membres correspondants.Soit plus de 2 800 salariés répartis sur les ports métropolitains et ultramarins. L’organisation professionnelle revendique 85 % de l’activité « Ligne » et plus de 90% de la Consignation de navires.