Il y a deux ans, Armateurs de France avait organisé une journée technique sur la propulsion vélique au cours de laquelle avait été mis en avant un certain nombre de problématiques. Les choses ont-elles évolué ?
Jean Zanuttini : Clairement. Il y a une évolution importante du contexte et aussi des mentalités. Chacun réalise désormais que le sujet de la transition énergétique n’incombe pas aux futures générations mais à la nôtre. Et l'enjeu n’est pas de réduire de 5 à 10 % mais de beaucoup plus, voire d'atteindre le zéro ou quasi zéro dès que possible. Chacun a compris que des mesures vraiment ambitieuses pour réduire les impacts sont inéluctables et que les échéances sont proches. La prise en compte de ces impacts environnementaux ne se résume plus à un rapport corporate mais est au centre des préoccupations parce qu’ils sont associés à des notions de risques et de contraintes réglementaires.
Cette conviction qui s’ancre progressivement redistribue les enjeux du débat. Elle conduit chacun – les chargeurs, les armateurs, les institutionnels, les banquiers... – à se poser des questions de fond sur les options disponibles pour atteindre des objectifs aussi ambitieux. C’est profitable à la propulsion par le vent car les solutions envisageables pour le transport maritime, notamment à longue distance, ne sont pas nombreuses. Combien sont en réalité capables demain, sans nécessiter des investissements complètement délirants et l'installation d'une infrastructure totalement nouvelle, d’atteindre les objectifs ?
Combien en effet ?
J. Z. : Les logiques de communication ont tendance à brouiller les messages. Il faut restituer chacune des solutions évoquées aujourd’hui dans leur environnement : que peut ou ne peut pas faire telle technologie, dans quelles conditions et dans quel contexte. Il y a en outre des stratégies des armateurs dites « zéro émission », comme celle de Maersk avec le méthanol, qui pourront fonctionner car elles sont portées par des acteurs dominants et industrialisés. Mais tous n’auront pas les moyens de préempter un approvisionnement en énergies bas carbone et la ressource ne sera pas accessible à tout le monde. Nous savons que nous aurons de la tension sur la disponibilité de certaines énergies que vont se disputer les différents secteurs. Dans une perspective de réduction des émissions de gaz à effet de serre, il sera bien plus efficace de remplacer les centrales au charbon que de faire du carburant pour le maritime. Les arbitrages ne vont donc pas nécessairement pencher en faveur du transport maritime.
De notre à point de vue, les meilleures options pour décarboner de façon importante reposent à la fois sur la réduction à la source des besoins énergétiques et l'usage d'énergies présentes à bord. Le vent est de très loin la plus facile et la plus dense.
Vous êtes invité à intervenir sur la scène de la plupart des rendez-vous de la profession. C’est pour servir votre marketing ou pour évangéliser le marché à la propulsion vélique ?
J. Z. : On investit en effet du temps et des fonds pour participer là où il nous paraît pertinent de porter une voix sur la transition du transport maritime. Je ne vais pas vous dire que notre démarche est totalement désintéressée, mais elle n’a pas non plus une visée exclusivement marketing. Nous cherchons à imprégner le marché car il est important de dissiper certaines brumes autour de technologies mises en avant de façon extrêmement forte mais qui, dans le transport maritime à longue distance, ne peuvent pas jouer un rôle central.
À quelles solutions alternatives pensez-vous ?
J. Z. : Dans l'optique d'une réduction des émissions de CO2 du transport maritime, on met souvent en avant, en oubliant dans certains cas la propulsion par le vent, les e-fuels [carburants alternatifs aux énergies fossiles, NDLR] fabriqués à partir d'électricité censée être issue d'énergies renouvelables, collectées à terre ou en mer. Parmi eux figurent l’hydrogène et le méthanol. Au-delà d'une journée de navigation, l'hydrogène pour la propulsion des navires marchands n'est pas raisonnable.
Raisonnable ?
J. Z. : Les capacités exigées sont en effet déraisonnables. L’hydrogène va nécessiter sur un navire au long cours d'avoir à bord un mois d'autonomie de carburant. Il faudra un volume beaucoup plus important pour avoir la même quantité d'énergie car pour 1 m3 de fuel, il faut 7 m3 d’hydrogène. Et les rendements sont médiocres, 3 à 4 fois moins élevé pour l’hydrogène par rapport au vélique. Dans notre modèle, il faudrait mettre des réservoirs d'hydrogène sur la moitié de l'espace cargaison. Cela n'est pas réaliste.
Vous n’avez jamais tenu de telles positions sur l'hydrogène. Vous le condamnez radicalement ou vous le réservez pour certaines applications ?
J. Z. : Il ne s’agit pas pour nous de discriminer telle ou telle option mais de rétablir les domaines d’usage. Des dispositifs de soutien et des politiques publiques se mettent en place. Il est donc important que le vent soit considéré par toutes et tous comme un sujet absolument sérieux et celui qui doit être travaillé en priorité pour décarboner les transports.
Comme tout le monde, nous progressons dans notre compréhension des technologies proposées. Il commence à y avoir une littérature importante que nous étudions. Nous participons par ailleurs à des comités de filières stratégiques qui nous donnent l’occasion d’échanger. Des études scientifiques nous ont confortés dans nos calculs. L’hydrogène a plein d’usages possibles mais pas pour du transport longue distance. Nous songeons nous-mêmes à l’utiliser pour finir la décarbonation sur les 10 % restants du besoin initial de réduction des émissions, pour des apports en électricité complémentaires à bord par exemple. Mais les 80 premiers pourcents seront obtenus grâce aux mesures opérationnelles [baisse de la vitesse, de la consommation électrique à bord, NDLR] et à l'utilisation du vent.
Les différentes technologies véliques – voiles, ailes, rotors, rigides, semi-rigides – perdent aussi le lecteur ou le citoyen !
J. Z. : Il y a au contraire une biodiversité des projets et elle démontre que l’on peut utiliser le vent de différentes façons pour adresser des contextes d’utilisation qui correspondent aux contraintes opérationnelles du transport maritime, elles-mêmes extrêmement variées.
Vous planchez sur votre roulier à voile depuis 2011. Votre proposition – quatre mâts en duplex rabattables mais avec des voiles souples – n’a que peu évolué alors que les technologies avancent.
J. Z. : Les premières esquisses datent en effet de 2011. On avait fait le choix de retenir un système qui peut paraître par certains côtés « old school » pour plusieurs raisons. Dans une logique de propulsion principale et dès lors que nous sommes sur des gréements de très grande taille [4 200 m² de voile, NDLR], nous avons besoin d’une grande surface de voile et d'une technologie capable de remonter face à des vents de face alors que le navire est plutôt lent (11 noeuds). Sinon, on sollicite trop d'énergie, ce qui n’est pas le but recherché.
Ces paramètres nous ont conduit à opter pragmatiquement pour une technologie éprouvée, les voiles textiles. C'est aussi, dans une vision industrielle, la possibilité de pouvoir choisir entre plusieurs fournisseurs dans le cadre d’une filière structurée. Nous avons ainsi la garantie de bénéficier de ses avancées technologiques et ne pas nous enfermer dans une solution unique. Si nous avions dû nous positionner sur des concepts plus récents, les ailes sont des dispositifs qui fonctionnent sans doute mieux que les voiles mais qui ne permettraient pas d’assurer une propulsion principale. Il nous faudrait quatre ailes de 1 000 m² et, à ce niveau, on touche aux limites des nouvelles techniques.
Et pourquoi avoir choisi le diesel en complément ?
J. Z. : Environ 60 % de l'énergie dont on a besoin sera apportée par le vent, ce qui nous permet d’avancer une réduction de la consommation de l’ordre 80 à 90 %, mais en se comparant à un navire qui navigue à une vitesse de 15 nœuds. Soyons honnêtes : si les énergies fossiles n'étaient pas aussi merveilleuses en termes de densité énergétique, on ne les exploiterait plus depuis longtemps. Les énergies renouvelables sont par définition intermittentes. Il faut donc prévoir des sources d'énergie pilotables, activables quand on veut pour couvrir la totalité du besoin d'énergie.
Avec l’éolien, on arrive à en limiter le recours car on peut router et optimiser la navigation. Cependant, il y aura des moments, rares, où il n’y aura pas du tout de vent. Aussi, en manœuvre, il nous faut beaucoup de puissance. Un moteur diesel est encore imbattable. Mais nous allons l’hybrider avec un pack de batteries, de seconde vie. C'est une première étape et on étudie plusieurs alternatives. C’est à ce niveau que l’hydrogène peut avoir un rôle à jouer.
Parmi les autres options, quelles sont-elles à part l'hydrogène ?
J. Z. : Le méthanol pourrait être intéressant pour l'usage qu'on va en faire. Mais c'est un sujet complexe. Notre démarche est en trois temps. La première, de loin la plus importante, est celle que nous réalisons aujourd'hui : mettre en place un service de transport qui réduise fortement les émissions par rapport à un service conventionnel en allant moins vite et en utilisant le vent à titre principal.
Il nous faut digérer cette étape, acquérir une bonne connaissance pour accroître notre expertise. On va en profiter pour tester, grâce à la station à bord, un système de batteries de seconde main. Dans les cinq ans après la mise en service du premier navire, nous envisageons d’augmenter la capacité en batteries pour pouvoir être à zéro émission dans les ports.
Pendant la traversée, on charge en énergie pour effectuer les manœuvres au port sur batteries. A quai, on recharge et on alimente le navire pendant ses opérations commerciales de chargement et déchargement. L’étape ultime sera d’installer un système de production d'électricité intégralement sans émissions (des piles à combustible, par exemple) qui alimente et recharge les batteries sans intermittence. C’est notre horizon à dix ans.
Dans vos échanges avec les chargeurs, qu’est-ce qui peut apparaître comme bloquant et qu'est-ce qui emporte la décision ?
J. Z. : Nos premiers interlocuteurs sont les responsables de département logistique avec lesquels on échange avant tout sur leur demande de transport, leurs contraintes, leurs ports idéaux, la desserte des sites, la sensibilité à la durée de transport, à la fréquence de service… Dès lors qu’ils sont convaincus sur la faisabilité logistique, c’est la réduction d’impact qui les incite au changement.
Sauf que pour rentrer dans vos petites cases, il faut remplir certains critères, ne pas être pressés par exemple.
J. Z. : Comme toujours dans le maritime, cela dépend. Je prends, par exemple, le groupe Bénéteau, leader mondial dans la fabrication de yachts, basé dans l’ouest français. Il exporte une grande partie de sa production vers les États-Unis. Nous sommes sur du colis hors normes et il n'y a pas aujourd’hui de ligne régulière qui relie la côte atlantique française avec l'Amérique du Nord.
Du coup, ils doivent soit faire venir exprès un navire mais grouper des expéditions pour le remplir, soit effectuer des convois exceptionnels par la route. Avec notre offre, ils font une économie sur le pré-acheminement, à la fois en termes de coûts et de temps. On peut même avoir un transit time plus favorable en fonction du lieu de positionnement des frets. Entre Saint-Nazaire et Baltimore, nous affichons un transit time de 14 jours. Mais si vous intégrez l'ensemble des facteurs, on se retrouve avec un différentiel, par rapport aux services conteneurs, qui n’est que de trois à quatre jours plus rapide que nous dans le pire des cas. En tout cas, ce n’est pas un point bloquant dans nos échanges avec les chargeurs.
Quels sont les paramètres qui vont entrer dans la composition des tarifs de transport ?
J.Z. : Nous avons un avantage compétitif énorme : présenter des prix qui ne sont pas indexés sur celui des carburants. Ce n’est peut-être pas encore un point considéré comme ultrasensible. Mais nous sommes persuadés que dans les années à venir, ça va le devenir.
On ne pourra pas imaginer des surcharges pour manque de vent ?
J.Z. : Non. Le vent est certes intermittent mais il est prédictible et statistiquement sur l'année, les choses s'équilibrent. Il y a des années qui sont un peu plus venteuses que d’autres mais on ne pourra pas avoir une année sans vent. Sinon, les problèmes de vie sur Terre seraient bien plus importants.
Il y a un équilibrage qui va se faire : des trajets avec moins de vent, où l’on va consommer davantage, seront compensés par d’autres, où l’on aura été au contraire porté par le vent.
Vous êtes sur des contrats de transport à l’année voire pluriannuels. Vous allez faire du spot ?
J.Z. : Nous avons en effet des chargeurs engagés sur des contrats de plusieurs années. Mais nous aurons de la disponibilité pour du fret spot, en très faible proportion dans le sens France-Amérique du nord, mais bien plus dans l'autre sens. Dans notre modèle économique, nous avons anticipé ce déséquilibre des flux [la compagnie prévoit d’opérer une ligne entre la France, au départ de Saint-Nazaire, et les États-Unis (Halifax et Baltimore) via Saint Pierre et Miquelon au moyen d’un puis deux navires en rotation de façon à assurer un départ tous les quinze jours, NDLR]
Notre navire est très polyvalent. Il va charger des types de cargaisons très différents dans les gabarits [capacité de transport de 280 EVP, 5 000 t de fret conventionnel ou 1 500 mètres linéaires et 500 voitures, NDLR]. Nous aurons donc aussi des politiques tarifaires en fonction du type de fret.
Pour le financement de vos navires, vous prévoyez des fonds propres et de l'emprunt bancaire. Vous attendez toujours le retour bancaire ? Sur la partie fonds propres, vous allez pouvoir prétendre à des financements publics ?
J.Z. : Le montage financier est bouclé en effet. Sur les 50 M€ nécessaires à la construction du navire, 25 % le sont sur fonds propres et avons recours à l’emprunt bancaire pour les 75 % restants. Nous attendons toujours les go bancaires. Nous avons des partenaires publics qui participent au projet, de façon significative, pas sous forme de subventions mais dans des logiques de prêteurs avisés. Fin mai, la région Pays de la Loire a confirmé son appui au projet en accordant un prêt de 1,3 M€.
Cela paraît laborieux au niveau bancaire. À quel niveau cela bloque-t-il ?
J.Z. : Ça l’est car nous devons aussi faire évoluer les perceptions dans le domaine financier. Un navire marchand avec une voile reste un objet peu familier pour les banquiers. Les financeurs en fonds propres ont des logiques de rentabilité qui font qu’il y a une acceptation du risque. Plus le risque est élevé, plus la récompense est importante si cela marche.
Dans des logiques de dette, on est sur des rémunérations beaucoup plus faibles et donc forcément, l’analyse des risques est extrêmement poussée. Tout est calé pour qu’il n’y ait jamais ou quasiment jamais de défauts de paiement.
Pourtant, vous avez convaincu Michelin, Renault, Bénéteau, Manitou, Clarins… et vous avez le groupe maritime Sogestran au capital à hauteur de 15 %. Peut-on imaginer que ce dernier monte davantage au capital le cas échéant ?
J.Z. : La présence de Sogestran au capital [armement fluvial havrais, qui se diversifie de façon appuyée dans le maritime, NDLR] nous a inconditionnellement donné de la consistance. Le groupe prendra une participation plus forte dans Neoline Armateurs, la société qui construira le navire, dont il sera l’investisseur privé de référence.
Le premier navire de 136 m sera réalisé par le groupement d’entreprises Neopolia, dont le siège est à Saint-Nazaire. C’était important pour vous de privilégier une construction française ?
J.Z. : Nous avons en effet signé une lettre d’intention avec la société Neopolia Mobility [un cluster d’entreprises ligérien, NDLR] suite à la relance d’une consultation internationale en décembre 2020 alors qu’un premier accord n’avait pu aboutir financièrement car il ne rentrait plus dans nos exigences techniques, nos contraintes budgétaires et calendaires. Il s’agit pour nous de participer au développement de notre région.
En scindant l’offre en deux – pour le gréement [confié aux Chantiers de l’Atlantique, NDLR] et pour le navire –, nous avons pu améliorer le prix et trouver une solution pour assurer une construction française. Seule la coque sera sous-traitée en Turquie. Malgré ce petit décalage, la mise en service du premier Neoliner est toujours prévue au premier trimestre 2024 et, dans l’idéal, un an plus tard pour le second. Dans l'idéal.
Votre prochaine annonce portera-t-elle sur le financement du navire ou l’accord d’un nouveau chargeur ?
J.Z. : Nous devrons très prochainement annoncer un nouveau contrat avec un autre chargeur de marque en effet.*
Propos recueillis par Adeline Descamps
*Depuis cet entretien, l’entreprise a confirmé avoir signé avec le groupe Rémy Cointreau qui envisage de charger 200 conteneurs par an, soit 250 000 bouteilles, dans le sens France-Etats-Unis.