Quel bilan peut-on tirer de l’année 2022 pour le fret transmanche ?
Jean-Claude Charlo : Après 2021, qui a été l’année la plus désastreuse de l’histoire de DFDS en France, notamment sur l’activité passagers, 2022 est l’année d’un quasi retour à la normale. Nous avons connu un vrai retour des passagers à bord de nos bateaux. Sur le fret transmanche, c’est plus compliqué. Sur la partie Ouest de la Manche, de Dieppe à Roscoff, la croissance des trafics a été de 4 %. Mais cela ne concerne que 20 % des volumes à destination des îles britanniques, car 80 % du fret transmanche concerne la Manche Est. Sur ce secteur, ferries et tunnel confondus, l’activité fret transmanche a diminué de 2 % en 2022. Pour les seuls ferries, la baisse a été de 7 % avec une tendance baissière depuis août dernier.
Qu’est-ce qui explique cette diminution des flux ?
J.-C. C. : La baisse des volumes remonte en fait à 2016. Jusqu’en 2015, le marché connaissait une croissance d’environ 5 % presque chaque année. Le premier ralentissement a eu lieu en 2016, année du vote du Brexit et début du mouvement des relocalisations industrielles. Mais on ne peut pas se cacher uniquement derrière le Brexit ou le Covid. Bien sûr, le Brexit, avec les procédures douanières, rend les échanges avec la Grande-Bretagne plus chers. Mais il y a surtout le contexte économique et l’inflation. Le pouvoir d’achat en berne en Angleterre fait baisser les importations, tandis que la perte d’activité économique entraîne de moindres exportations. Cela se ressent surtout en Manche Est alors que le transmanche Ouest, plus captif, est moins soumis aux variations liées à la conjoncture.
Qu’en est-il de l’activité de DFDS sur le transmanche ?
J.-C. C. : En 2022, nos ferries ont transporté 637 000 unités fret à Calais et 416 000 à Dunkerque, soit une activité en progression de 2 % pour le premier port et en baisse de 20 % pour le second. Ce contraste tient surtout aux procédures douanières. Précédemment, quand un camion arrivait à Douvres, le chauffeur choisissait un embarquement pour Calais ou pour Dunkerque en fonction du premier départ. Aujourd’hui, l’importateur doit choisir à l’avance son point d’entrée dans l’Union européenne et l’indiquer sur le document douanier : soit Dunkerque, soit Calais. Avec le choix entre trois opérateurs ferries et un tunnel sous la Manche, l’option Calais est plus souvent choisie par les opérateurs, car elle apporte davantage de souplesse.
Où en est la procédure de l’Autorité de la concurrence sur l’accord d’échange d’espace pour l’embarquement des camions, que vous avez conclu en mai 2021 avec P&O ?
J.-C. C. : Cet accord a reçu un avis favorable côté britannique mais, coté français, la procédure de l’Autorité de la concurrence est toujours en cours. Avec P&O il ne s’agit pas d’un accord commercial. Il n’y a pas d’échange d’argent. Il s’agit simplement d’un accord technique d’interopérabilité, comme cela existe depuis des décennies dans le transport maritime de conteneurs. L’idée d’un tel accord avait émergé avant le Covid, avec l’objectif d’offrir plus de choix de départs à nos clients. L’autorité de la concurrence n’a pas été saisie à notre connaissance par un client mais par un concurrent. Cette saisine n’interrompt pas l’accord, que nous continuons à appliquer pour améliorer l’offre à notre clientèle qui subit ainsi moins de temps d’attente à l’embarquement.
Combien de rotations sont ainsi proposées ?
J.-C. C. : DFDS exploite trois navires à Calais sous pavillon français et trois navires à Dunkerque sous pavillon britannique. De Calais, chaque navire effectuant cinq rotations par jour, nous effectuons ainsi 15 départs quotidiens dans chaque sens. Grâce à cet accord avec P&O et ses quatre navires, nous proposons ainsi 35 départs par jour dans chaque sens. Cela bénéficie à notre clientèle, mais aussi à l’autorité portuaire qui peut ainsi optimiser la gestion portuaire avec un échelonnement intelligent des horaires de départ.
La décision de P&O, qui a dépavillonné ses navires pour faire du dumping social, ne nuit pas à la qualité de vos relations avec ce concurrent et partenaire ?
J.-C. C. : La question du dumping social doit être décorrélée de l’accord technique que nous avons avec P&O. Le dumping a commencé avec l’arrivée d’Irish Ferries sous pavillon chypriote. P&O a fait le même choix et est allé au-delà en faisant appel à une main-d’œuvre à bas coût. Cette concurrence déloyale, que nous dénonçons, apporte à P&O un avantage de 80 % sur la masse salariale, et donc un avantage global de 35 % sur DFDS si l’on considère que nos coûts d’exploitation sont similaires par ailleurs. Les conditions que nous accordons à nos marins vont au-delà de celles prévues par la convention collective, car nous considérons que la sécurité de la navigation sur le détroit demande une grande vigilance, qui ne peut pas être garantie avec des embarquements de 17 semaines sans interruption.
Des solution sont elles en voie d’être apportée à ce problème ?
J.-C. C. : Nous avons alerté les autorités compétentes sur cette pratique créant une distorsion de concurrence. Il n’y a pas une goutte d’eau internationale entre Calais et Douvres. Les conditions qui s’y appliquent ne doivent donc pas être celles de l’OMI, mais celles que choisissent les deux pays. Le gouvernement français, ayant pris conscience qu’il s’agit à la fois d’une question sociale et d’un problème de sécurité, a présenté une charte de bonne conduite sur le transmanche. Mais les deux opérateurs en question ne signeront probablement jamais cette charte. Nous espérons donc que, côté français comme côté britannique, il y aura une réglementation.
Que ferez-vous si la réglementation n’évolue pas ?
J.-C. C. : Nous sommes tellement convaincus de la pertinence de notre pavillon que nous acceptons, pour l’instant, des efforts financiers pour le maintenir. Cette situation, cependant, ne peut pas être pérenne car l’écart de 35 % est insupportable financièrement. Je ne souhaite pas que DFDS ait un choix à faire entre abandonner le transmanche et copier le modèle social de ses concurrents. Le combat contre le dumping social est structurant pour DFDS. Et, à titre personnel, je trouve la situation profondément injuste. C’est un combat que nous menons avec nos marins et avec nos confrères de Brittany Ferries. Nous défendons nos valeurs et voulons payer correctement nos marins pour un travail correct et un service correct. Le choix d’un pavillon nous inscrit dans un tissu économique local, d’où notre engagement aujourd’hui sur ce sujet. Si le bastion du ferry tombe, le pavillon français tombera.
Quel est l’écart de coût entre les pavillons français et britannique ?
J.-C. C. : Avec le pavillon britannique, depuis le remboursement des charges sociales salariales prévue par le Fontenoy du maritime, l’écart de coût salarial n’est que de 5 à 7 %. J’espère que ce remboursement des charges, prorogé pour trois ans, sera pérennisé sur le long terme car la compétitivité du pavillon français vis à vis de ses voisins en dépend. L’Irlande a laissé entrer les pavillons de complaisance. Aujourd’hui, il n’y a plus que des pêcheurs sous pavillon irlandais. On est ici au-delà d’une simple question de concurrence : il s’agit d’une question stratégique. Du côté des autorités françaises, il est rassurant de constater qu’une volonté d’agir existe. Mais il est grand temps de concrétiser cette volonté car chaque jour qui passe creuse un peu plus la tombe du premier registre.
Les développement de DFDS dans le transport ferroviaire ou dans la logistique sont-ils le signe d’une nouvelle stratégie et de l’ambition de devenir un logisticien global ?
J.-C. C. : DFDS, à travers son histoire, a toujours eu une activité logistique, et cela a pris un nouvel essor avec le rachat en 2010 de Norfolk, qui avait une activité routière. Nous souhaitons développer pour nos clients des solutions globales plus vertueuses, et cela passe par l’intermodalité. Nous proposons par exemple une solution pour éviter le monde routier pour des transports entre la Turquie et l’Angleterre, avec un transport maritime jusqu’à Sète, du ferroviaire en partenariat avec Viia entre Sète et Calais, puis une traversée maritime vers l’Angleterre.
À ce sujet, qu’en est-il du rachat des activité routières de votre partenaire turc Ekol ?
J.-C. C. : Je ne ferai pas de commentaire sur Ekol. Mais ce que je peux dire c’est que les développements se poursuivent en externe pour DFDS, toujours sur des niches qui répondent aux problématiques de nos clients. Il ne s’agit pas de grossir pour atteindre une éventuelle taille critique, mais de répondre aux demandes de nos clients sur une zone géographique précise en proposant aux industriels des solutions clés en main. L’objectif est en effet de devenir un logisticien global et, par la force des choses, nous commençons à l’être avec du maritime, du ferroviaire, de la route, des services en douanes… Nous restons pour l’instant à l’écart de l’aérien, et notre projet stratégique ne prévoit pas de s’y intéresser. Ce serait clairement un changement d’activité. Quand on propose du ferroviaire c’est complémentaire avec le maritime : du rail entre deux ports, ça a du sens pour une compagnie maritime. Mais faire du transport transatlantique par avion n’en aurait pas car nous ne serions pas les meilleurs pour le proposer.
Propos recueillis par Étienne Berrier