L’année 2022 a-t-elle été plus homogène pour Bolloré Logistics que les deux précédentes chahutées pour les commissionnaires de transport ?
Henri Le Gouis : Il est difficile d'avoir une vision homogène tant les ruptures ont été fortes et seront encore pénalisantes dans les prochains mois. Le marché est progressivement passé d’une pénurie du fret à un retour progressif à la normale des capacités, mais avec des contraintes importantes en termes de ressources humaines, de transport terrestre et d'infrastructures portuaires. Les ruptures se matérialisent également sur les grands axes avec un coup d'arrêt net sur les échanges Asie-Europe, mais une grande dynamique sur le transpacifique dopé par le phénomène de surstockage des importateurs.
Le marché américain sera probablement d’ailleurs, par son accès privilégié à l'énergie, le moins touché par la possible récession. Enfin, les facteurs politiques ont imprimé des secousses extrêmes sur la logistique internationale, avec la guerre en Ukraine, la politique de sanctions qui l'accompagne et le durcissement des restrictions sanitaires en Chine, jusqu'à la toute récente inflexion qui pourrait être tout aussi brutale, pour 2023, du fait des effets induits qu'on commence à peine à percevoir.
A quoi faites-vous référence ?
H.LeG. : À la liberté de circulation en Chine. Si les Chinois sont autorisés à voyager demain, si les avions peuvent redécoller, le marché du fret aérien va être significativement impacté, avec un effet vertueux sur l'ensemble de l’industrie aéronautique, qui pourrait même être confrontée à une crise de croissance. Le secteur, qui a souffert d’adaptations douloureuses durant la crise sanitaire, doit retrouver ses ressources en termes de personnels, de sous-traitance, de compétences…
Concrètement, comment vos flux ont-ils évolué en 2022 ?
H.LeG. : On s’est développé en termes de chiffre d’affaires du fait de la hausse des taux de fret. Mais par les unités d'œuvre, on s'inscrit plutôt dans un scénario de retour à la normale par rapport à 2019.
Nous acheminons 600 000 EVP par an en Europe, dont 400 000 en provenance ou à destination du marché français. Il y a eu deux mouvements inverse. Le contexte à l’export a été plutôt favorable en sortie d'Europe, avec la baisse de l'euro, le redémarrage de ses industries traditionnellement exportatrices, à savoir l'aéronautique, le luxe et l’agroalimentaire. D’autres secteurs marquent encore le pas. En revanche, notamment sur la deuxième partie de l'année, la baisse de l’import est manifeste. Le secteur de la distribution souffre d'arbitrages en termes de consommation de la part des ménages européens, dont les dépenses se sont orientées davantage vers les loisirs au détriment des biens marchands.
Vous vous attendiez à un mouvement de balancier aussi rapide des taux de fret ?
H.LeG. : Nous anticipions une correction parce que la croissance des taux de fret était complètement décorrélée de celle des flux qu'on traitait et des volumes de nos clients. Mais on prévoyait cet arbitrage plutôt en milieu d’année 2023. Nous avons été surpris effectivement par son caractère précoce ainsi que par sa brutalité.
L’année 2022 a été marquée par l'accélération des investissements des compagnies maritimes dans la logistique, l’aérien voire le ferroviaire dans le cadre d’un continuum air-mer-terre. Est-ce de nature à bouleverser les équilibres établis entre vos métiers respectifs selon vous ?
H.LeG. : La supply chain mondiale évolue vers toujours plus de complexité alors que les points de blocages sont multiples, d’ordre économiques, sociaux, tarifaires, douaniers, d’infrastructures… En tant qu’organisateur de transport, nous avons aussi un rôle central à jouer dans la mise en œuvre d’une chaîne d’approvisionnement plus vertueuse. Or même si on a envie de faire plus de report modal – et notre objectif est de doubler nos volumes pour 2025 –, la mise en pratique reste complexe et le partage de cette motivation avec les chargeurs également.
Toutes ces raisons me font dire que le métier d'organisateur du transport et de la logistique a encore de l’avenir ! Un certain nombre de compagnies maritimes ont montré leur volonté d’aller vers plus d’intégration verticale. Cette stratégie ne fonctionne que s’il y a des compétences extrêmement fortes pour la gérer. La commission de transport est un métier de services, très différent de celui d’armateur.
On vous entend beaucoup sur le sujet du report modal ces dernières semaines. Est ce qu'il y a un agenda particulier qui vous incite а prendre la parole ? La nécessité de créer un électrochoc ?
H.LeG. : Il n’y a pas d’agenda caché de Bolloré Logistics sur ce sujet. Le piège sur ce sujet consisterait à attendre la livraison des grandes infrastructures pour lesquelles les procédures sont de plus en plus longues, notamment en France.
Clairement, on ne va pas attendre le canal Seine-Nord ou la fin des procédures pour la chatière au Havre. Il faut agir en faveur du report modal avec les moyens existants, quitte à utiliser des vecteurs un peu innovants comme les solutions fluvio-maritimes [le commissionnaire, en partenariat avec Scat, opère à un rythme hebdomadaire la barge Cyclone entre Gennevilliers et Bonneuil-sur-Marne, NDLR]. Il faut choisir des chantiers à sa mesure sur lesquels on peut impacter. Si en tant que premier organisateur de transport en France, on ne se positionne pas, qui peut le faire ?
Une fois qu'on a dit ça ?
H.LeG. : Une fois qu’on a dit ça, il faut en effet pouvoir offrir des solutions qui soient suffisamment opérationnelles et compétitives pour mettre de la confiance. Le report modal demande des postes à quai, des navettes dédiées aux barges, de la fréquence et de la régularité.
Et au-delà du tarifaire, nous avons besoin de capacité pour que ne pas se heurter à des problématiques de dimensionnement comme avec le terminal multimodal LHTE au Havre. Nous pourrions utiliser davantage les ports intérieurs comme ceux de Gennevilliers, Édouard Herriot à Lyon ou Valence. On arrive assez bien à drainer les flux à l'import. Il reste à convaincre les exportateurs français rebutés par les ruptures de charge et un transit time un peu plus long.
Comment le gérez-vous aujourd’hui ce report modal ?
H.LeG. : La bonne gestion de la transition écologique, c'est d'abord de se l'appliquer à soi-même. C'était l'objet des scope 1 [émissions directes de gaz à effet de serre, NDLR] et scope 2 [émissions indirectes liées à l’énergie] sur lesquels on s'est fixé un objectif de réduction de 43 % d'ici 2027.
Ensuite, c'est de la partager avec nos clients chargeurs. C’est notre objectif pour le scope 3 [autres émissions indirectes] avec, pour curseur, une déduction de 30 % entre 2019 et 2030. C’est une pente vertueuse qui suppose la mise en œuvre rapide de solutions.
Dans le fret aérien, il n’y aura pas de révolution technologique radicale avant une dizaine d’années. On préconise donc des solutions de compensation notamment avec l’achat de carburants de synthèse pour limiter leur empreinte carbone. Pour le transport maritime, on suit avec intérêt l'arrivée de navires nouvelle génération, notamment au GNL. Il y a en outre une bonne part des émissions du maritime de source terrestre, en particulier avec les positionnements et repositionnements des conteneurs.
Il y a en France une hyperactivité dans les études et les rapports sur le sujet mais la concrétisation fait du surplace. Les contraintes en termes d'exploitation peuvent-elles expliquer cet état de fait ? Les pays nord-européens semblent mieux appareillés.
H.LeG. : Ils le sont car ils ont intégré le report modal dès leur conception. On ne va pas non plus sombrer dans le défaitisme à cause de cet acte manqué à l’origine. La route a une telle souplesse et une telle simplicité d’utilisation qu’il est difficile de rivaliser. Mais ces grands équilibres sont en train de changer. Il y a une pénurie de chauffeurs routiers, plus d'attente à l'entrée des terminaux, des procédures de plus en plus contraignantes, une acceptabilité sociale des riverains des ports plus faible et une croissance des volumes à venir. Je pense notamment à l’effet de l'arrivée de MSC au Havre.
Deux facteurs peuvent expliquer le statu quo dans le report modal. Dans l’univers logistique, il y a une tendance forte à répliquer certaines habitudes. Il faut donc que s'opère un véritable changement des mentalités pour assimiler un mode plus complexe à organiser. La facturation de l’utilisation des conteneurs est aussi très pénalisante.
Il faudrait que le temps de franchise (free time) soit de combien de jours selon vous ?
H.LeG. : Dans une phase d’amorçage, qu’il passe de 8 à 15 jours pour les conteneurs en report modal. Le contexte est favorable à une meilleure écoute des armateurs. Leurs priorités ont évolué et ils vont chercher à fidéliser les volumes apportés par les commissionnaires de transport. On pourrait atteindre un objectif de 25 % si l’ensemble des acteurs s’inscrivait dans cette dynamique.
C’est-à-dire et par quel mode ?
H.LeG. : La part de conteneurs qu’on pilote inland est d’environ 12 %. Notre objectif est de doubler cette part d'ici 2025 pour la porter à 25 %. Entre le ferroviaire et le fluvial, j’ai une approche nuancée selon les corridors. Pour la vallée de la Seine, je privilégierais le fluvial via le Havre. Le ferroviaire peut être intéressant pour irriguer l’Est de la France et la Suisse depuis Fos via le hub Édouard Herriot à Lyon. Le ferroviaire reste néanmoins compliqué en France bien qu’il fasse sens au-delà de 400 km.
Jusqu’où pourriez-vous aller pour combler les déficits sur ces sujets ? Vous envisageriez de devenir opérateur fluvial ?
H.LeG : Nous n’avons pas hésité à prendre des risques en opérant une barge depuis plus de quatre ans afin d’apprendre les contraintes de ce métier sur lequel nous avions aussi un déficit de culture opérationnelle. Nous n'hésiterons pas à nous engager plus avant demain.
Votre environnement de marché est agité en ce moment avec DB Schenker potentiellement à vendre… Vous maintenez toujours votre objectif de vous hisser parmi les cinq premiers mondiaux d’ici 2025 ?
H.LeG : Il faudrait être aveugle pour ne pas constater que notre secteur est en pleine consolidation. La dernière opération que vous mentionnez en est la preuve la plus éclatante. Et elle est riche d'enseignements aussi pour savoir s'il n'y a pas une Europe à deux vitesses en termes de concentration. Mais quoi qu’il soit, notre objectif demeure.
Soyons clair, Bolloré n’est pas intéressé par DB Schenker ?
H.LeG : Seul Cyrille Bolloré peut se positionner sur les investissements et la stratégie du groupe qu’il préside.
Propos recueillis par Adeline Descamps
Investissement maritime dans l’aérien, miroir aux alouettes ?
Que pense le premier opérateur aérien en France (pour le fret chargeurs) de l’entrée des compagnies maritimes sur le marché du fret aérien, Henri Le Gouis esquive.
« L'offre freighter a été particulièrement renforcée par la crise sanitaire avec la fermeture aux vols passagers. Toutes les divisions cargos, qui étaient des canards boiteux des grandes compagnies aériennes, sont devenues tout d'un coup des cash-flow. Si le dernier marché orienté freighter, la Chine, se rouvre aux vols passagers, il va y avoir une onde de choc massive sur le fret aérien. »
Pour autant, ce dernier reste le vecteur d'urgence absolu dans une économie mondiale interdépendante, rappelle-t-il. « On l’a constaté. Il manque une pièce produite dans un pays et, tout d'un coup, ce sont des pans entiers de l'industrie qui s'arrêtent. » Mais « quand vous ne faites que du fret, c'est plus compliqué à équilibrer », ajoute le dirigeant. Et c'est précisément la configuration des compagnies maritimes.
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